Homérisation (2)
06/02/2011
Vous remarquerez que nous sommes interpelés de moins en moins en tant que citoyens et de plus en plus, presqu’exclusivement même, en tant que consommateurs. Ce qu’on vise en nous, ce n’est pas la tête et le cœur – nécessaires à l’exercice de la citoyenneté – mais le tube digestif que l’on gave. Si Herbert-Georges Wells revenait, je me demande comment il décrirait l’humanité à venir : avec un énorme ventre, une poitrine creuse et un cerveau récessif ?
Les « messages » de la publicité, de manière subliminale ou implicite, promeuvent une croyance : celle de l’accomplissement par les produits de l’économie matérielle. Pour être, il faut et il suffit d’avoir – d’acheter et de consommer. Une des histoires de référence, c’est : « Si, à cinquante ans, tu n’as pas une Rolleix, tu as raté ta vie ». Une histoire qui se décline facilement. Si, à six ans, tu ne portes pas ces tatanes, pas étonnant que tu restes seul dans la cour de l’école. Si, à dix-huit, tu n’as pas le Bidulophone, pas étonnant que tu n’aies pas de copines. Si, à cinquante, tu ne te passes pas cette crème, tu peux rester seule dans ton deux-pièces. Et, si tu n’achètes pas cette voiture, mec, c’est que tu n’as pas de libido ! Pour être, achète !
Le plus nuisible pour l’âme, paradoxalement, c’est lorsqu’on n’a pas les moyens de l’achat. Car, faute d’acheter, on va rêver l’achat. Or, le rêve, les histoires que nous rêvons, la façon dont nous rêvons notre vie, sont le processus le plus précieux qui soit. C’est ce qui nous construit, nous nourrit, nous met en mouvement. C'est trop précieux pour y laisser entrer de la pacotille! Si nous laissons entrer dans nos rêves ce poison de la pacotille, il va s’accumuler lentement dans nos tissus psychiques. Le désir de la pacotille va pénétrer notre imaginaire, le squatter, l'envahir. Quelle réduction de la vie, quand notre imaginaire s’enlise dans ce genre de rêves !
Walt Disney racontait que, adolescent désargenté, il avait vu une paire de bottes dans une vitrine et que celle-ci était devenue pour lui une obsession. Il en serait devenu malade. A force de petits boulots ici et là, il avait réussi à se les offrir avant qu'elles disparaissent de la vitrine. Nous avons tous connu cela au même âge et ce n’est pas bien méchant. La différence, c’est qu’à l’époque dont parlait Walt Disney, il fallait passer devant la vitrine pour être soumis à la tentation. Aujourd’hui, les vitrines sont chez nous, avec le vendeur et la musique et cela n’arrête pas. Imaginez les conséquences si une obsession passagère devient ce qui occupe l’espace entier de notre imaginaire, se renouvelant sans cesse de désirs en désirs… Et - autre variante - si vous n’arrivez même pas à imaginer qu’un jour, peut-être, vous aurez les moyens, qu’est-ce que la frustration permanente, le désespoir peut-être, vont engendrer en vous au long des semaines, des mois, des années ? "Pour être, achète!" Comment ? "Donne-t-en les moyens, pauvre… !" Vous devinez la suite.
Tout cela est un monde d’histoires, dirait mon ami Pierre Blanc-Sahnoun, et l’être humain, ajouterait-il, est un producteur d’histoires. Mon sentiment est qu’il y a d’autres histoires à se raconter que celles dont nous soûle la publicité. Moi, celle que je me raconte, c’est que l’être humain est un être potentiellement merveilleux, que le monde dans lequel nous vivons est un monde potentiellement merveilleux, et que, pour conjuguer ces deux ordres de merveilles potentielles - ce qui s’appelle « vivre » - il y a des histoires plus appropriées les unes que les autres. Ce que nous vend la publicité, rapporté à nos précieuses vies, c’est une histoire de cocus.
1 commentaire
Très point de vue intéressant que nous mettons dans ce blog si elle n'avait pas été pour vous, je n'avais rien entendu.
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