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07/12/2014

Le scénario inimaginable

 

 

Grande et mince dans un tailleur gris, les cheveux argentés, le profit acéré, l’oratrice prend place à la tribune.

 

Devant elle, autour de tables rondes fleuries, étincelantes de cristaux et d’argenterie sur les nappes blanches, une centaine de personnes - la fine fleur de l’humanité. 

 

- Chers amis, en ce vingtième anniversaire de notre Ordre, je voudrais que, sans attendre, vous fassiez une ovation à notre camarade F qui, tout au long du mandat qu’il vient d’achever, a fait montre d’une habileté remarquable. Ses administrés ont pu croire que seule son impuissance face aux évènements les conduisait sur la pente de l’appauvrissement, alors que c’était, comme vous le savez, la feuille de route qu’il avait acceptée de nous il y a cinq ans. Honorons un dirigeant impavide et un merveilleux acteur!

 

Des applaudissements nourris saluent un petit homme rondouillard qui rougit puis se penche vers le décolleté de sa voisine de gauche. 

 

- Puisse son successeur, qui nous a également fait allégeance, poursuivre avec son style propre sur la même voie! F a parfaitement illustré notre devise: « La plus grande ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas ». C’est que la tâche de ONE - l’Ordre des Nouveaux Eclairés - notre tâche - n’est pas facile. Bien que la conscience des enjeux planétaires soit aujourd’hui largement répandue, les décisions que devrait engendrer cette conscience sont rares et localisées. Partout, tout le monde trouve encore mille accommodements avec l’urgence: résolutions sans suite, lois mitigées ou jamais appliquées, mesures reportées, exceptions multipliées… C’est que les pesanteurs restent énormes. Il y a la masse des humains qui continue majoritairement de rêver à l’impossible société de consommation. Il y a ceux qui, pendant des générations ont regardé avec envie le sort de ces nantis et qui commençaient à nourrir l’espoir d’y avoir à leur tour accès. Il y a leurs complices: principalement parmi leurs fournisseurs, quelques nouveaux riches qui, arrivés les derniers au banquet, guignent un sursis de quelques années de gains supplémentaires. Et aussi, malheureusement, on trouve encore, ici et là, il faut le dire, une petite poignée de chefs d’Etat obscurantistes qui veulent donner plus de confort à leur peuple.

 

Quelques « houhou » ponctuent ces derniers mots.

 

- J’allais oublier, tant ils sont dérisoires, ces utopistes aux mains calleuses qui persistent à croire que leurs congénères vont renoncer à leurs sottises pour se mettre au potager! A la vitesse de ces conversions, il y faudra mille ans ! 

 

L’oratrice marque une pause afin de laisser passer quelques ricanements.

 

- Mais, mille ans, vous le savez, mes chers amis, nous ne les avons pas. D’ailleurs, quand bien même les aurions-nous que les affaires de la Terre ne s’en porteraient pas mieux: le gros de l’espèce humaine est insensible au long terme. Il ne réagit qu’au bord du précipice ou l’épée dans les reins. Heureusement, nous - nous qui avons le pouvoir, le vrai pouvoir - nous avons su prendre les choses en main.

 

Elle regarde la salle longuement avant de poursuivre, un ton plus haut:

 

- Il y en a qui croient que les riches sont stupides! Il y en a qui croient que, parce qu’on est riche, on ne s’intéresse pas au sort de la planète! Il y en a qui croient que, parce qu’on est riche, on n’a pas les informations qui circulent partout sur la finitude des ressources et la pollution des éléments! Il y en a qui croient que, parce qu’on est riche on est aveugle! Eh! bien…

 

Elle marque un temps.

 

- Qu’ils continuent à le croire!

 

Quelques « oui! » fusent de la salle, bientôt emportés par une vague d’applaudissements.

 

- Qu’ils continuent à le croire, car nous n’en serons que plus efficaces. Quel est l’enjeu que les premiers d’entre nous ont discerné dès la parution du premier rapport Meadows ? Cet enjeu, c’est n’est pas seulement la survie de l’humanité, c’est l’avenir de la civilisation. Oui, il s’agit de bien plus - et vous le savez, mes amis - que d’accorder à neuf milliards d’estomacs de quoi soutenir une existence crépusculaire. Il s’agit de bien plus que de donner à la multitude de l’eau, de la santé, des distractions et de l’éducation. Il s’agit que les besoins primaires, une fois satisfaits s’ils peuvent l’être, laissent au progrès scientifique, technique, artistique, les moyens nécessaires. Or - nous qui sommes la vraie conscience de la planète - nous pouvons regarder en face une vérité aussi dure qu’incontournable. Si les pharaons d’Egypte ou les empereurs romains avaient eu le coeur mou et n’avaient pas prélevé suffisamment de richesse sur leurs peuples ou leurs ennemis vaincus, si l’Eglise n’avait pas suffisamment prélevé de richesse sur les chrétiens, si les rois n’avaient pas prélevé suffisamment de taxes sur leurs sujets - et les démocraties d’impôts sur la population de leurs petits contribuables - aurions-nous les pyramides, la Vallée des Rois et celle des Reines, les temples, les cathédrales, les académies, les oeuvres d’art, les grands monuments, les merveilles de la technologie et toutes les découvertes scientifiques qui font que notre espèce est autre chose qu’une simple variété animale ? 

 

L’audience semble comme enivrée de cette tirade.

 

- Certes, combien de vies, combien de privations et de souffrances, combien de repas ôtés aux pauvres auront coûté un vitrail de Chartres, l’achat d’une oeuvre par un musée, le financement d’un laboratoire de recherche ou celui d’une expédition hors du système solaire ? Mais n’en valent-ils point la peine ? La civilisation, à toutes les époques, a besoin de deux choses. La première: un écosystème naturel qui lui assure durablement les moyens de la vie. La seconde: une élite qui ne laisse pas partir toutes les richesses en consommations évanescentes, mais qui  en concentre suffisamment entre ses mains pour entretenir des artistes, des chercheurs, des penseurs et réaliser avec eux de grandes ambitions. Ne faisons pas l’erreur de croire que la civilisation consiste en la répartition équitable des ressources, des patrimoines et du confort. Le ventre de la multitude y trouverait peut-être son compte, mais l’Histoire de l’humanité s’arrêterait!

 

Elle balaye à nouveau la salle du regard.

 

- Ne refaisons pas l’erreur des Mayas, des Pascuans et de tant d’autres peuples qui ont épuisé leur environnement et sont morts avec lui. Gandhi avait coutume de dire: « La Terre a de quoi nourrir tous les besoins mais pas tous les désirs ». Vous, vous l’avez compris et vous en avez tiré les leçons. Bien plus que les écologistes, vous avez retenu l’avertissement du Club de Rome: le niveau de vie de l’Américain du Nord, étendu à l’ensemble de l’humanité, nécessiterait six planètes. Nous n’en avons qu’une, pour longtemps encore et peut-être pour toujours si nous gaspillons les précieuses ressources dont a besoin la recherche spatiale. Alors, vous avez compris cette nécessité qui, à la vérité, nous saigne le coeur à tous, à vous comme à moi: celle de trancher aussi bien dans nos idéaux de jadis que dans le… vif. 

 

Elle marque une brève pause, puis reprend:

 

- Non! malheureusement 9 milliards de Terriens ne peuvent pas avoir le niveau de vie moyen d’un Européen ou d’un Américain du Nord. Non! malheureusement toutes les ressources disponibles ne doivent pas être confisquées pour permettre le seul bien-être à court terme de la multitude. Pour que la vie continue, nous devons faire en sorte que l’empreinte écologique de l’ensemble de l’humanité reste inférieure à une planète. Pour que la civilisation continue, nous devons consentir aux économies nécessaires et concentrer les moyens financiers qui en résulteront sur de grands projets! Mais, une fois encore non! nous ne pouvons pas compter sur l'espèce pour qu'elle se réforme d'elle-même ou accepte de ses dirigeants les réformes qui seraient raisonnables, quelle que soit la connaissance qu'elle ait des enjeux. Alors, nous voici, nous, à la fois puissances et agents de l'ombre, pour sauver la planète de sa destruction imminente !

 

Tonnerre d’applaudissements qu'elle apaise d'un geste de la main droite.  

 

- Contrairement à certains extrémistes, nous n’avons pas pour objectif de ramener la population en dessous du seuil des 500 millions d’habitants. Nous entendons ne pas attenter à la moindre vie humaine. Nous sommes opposés à la guerre. Nous sommes opposés aux stérilisations de masse ou aux épidémies organisées. Notre stratégie, plus difficile mais plus humaine, consiste seulement à ramener au niveau supportable à long terme le mode de vie du grand nombre et à le laisser s’organiser sur ces nouvelles bases.

 

Elle jette un coup d’oeil à son bracelet-montre. 

 

- Les choses étant ce qu’elles sont, cela signifie que la seule organisation viable sur Terre est rigoureusement aristocratique: une organisation qui repose sur le pouvoir du petit nombre des meilleurs - ceux qui ont compris les enjeux et fait leurs preuves dans la gestion rigoureuse de toute sorte d’affaires. Un si petit groupe au demeurant que, quelles que soient sa richesse, sa consommation et ses privilèges, il ne représente aucun risque dans la durée, que ce soit en matière de pollution ou de ressources. Quant à la multitude, il suffit qu’en l’espace d’une génération son impact retrouve un niveau légèrement inférieur à ce que la planète peut tolérer, et nous aurons sauvé l’essentiel. Telle est notre dure mission, mais nous sommes en train de la réussir!

 

Une lueur amusée passe dans son regard.

 

- Alors, me direz-vous, c’est la récession, finies les affaires! Eh! bien oui. Les peuples n’auront plus les moyens de nous acheter beaucoup de choses. Mais consolons-nous: nous n’aurions plus les moyens de les produire sans brûler le vaisseau que nous partageons avec eux. Que vaut de continuer à nous enrichir si notre fortune même ne nous permet plus de nous procurer ces biens essentiels que sont de l'air, de l'eau, des aliments et des espaces sains ? Que vaudrait de continuer à nous enrichir si c'est au détriment de l'énergie nécessaire à nos avions, à nos voitures, à nos maisons, à nos bateaux ? La croissance est un mot à bannir car elle condamne notre propre qualité de vie. Nous aussi devons apprendre à réfréner l’infinité de nos désirs! 

 

Dans l’assistance, quelques hochements de tête et des regards échangés. 

 

- Notre légitimité, mes chers amis, est dans la mission que nous nous sommes secrètement donnée au service de la vie terrestre, une mission que nous conduirons à son terme, si impopulaire - si scandaleuse même - qu’elle serait si elle venait à être dévoilée. Mais, n’en doutons point, les siècles futurs feront de nous les sauveteurs de l’humanité: ceux qui, au milieu de l’incurie générale, auront désamorcé la bombe écologique… Après le dîner, j’aurai le plaisir et l’honneur de remettre les prix Herbert-Spencer de ce vingtième anniversaire. Je vous dis à tout à l’heure ! Merci de votre attention.

 

Comme les applaudissements éclatent, une nuée de serviteurs jaillit des quatre coins de la salle afin de servir les entrées.