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18/11/2019

Le fruit de la Terre et du travail des hommes

 

 

Parmi les choses que chacun d’entre nous peut faire pour atténuer notre impact sur l’écosystème et nos prélèvements sur des ressources de plus en plus comptées, il y a la réduction du gâchis. Je vous donne sûrement l’impression d’enfoncer une porte ouverte. Faut-il rappeler, cependant que, par exemple, rien de moins que 30% des aliments que nous produisons finissent à la poubelle ? (1) La bonne volonté ne suffit pas. L’enfer est pavé de bonnes intentions, nos sens peuvent nous tromper, le poids des comportements sociaux peut constituer un frein, et il y a des formes de gâchis que nous ne percevons pas.

 

« Si l’on veut amorcer un changement durable,
l’information doit s’appuyer aux registres des émotions,
des sentiments, de l’imaginaire, de la culture ou de la spiritualité: de l’histoire que l’on se raconte à propos de ce que l’on consomme. »

 

Peut-être par atavisme, je suis très sensible au gâchis. Autour des années cinquante, dans ma famille que, à l’échelle d’une petite ville comme Villeneuve-sur-Lot, on pouvait alors qualifier d’aisée, ma mère reprisait les chaussettes. Je la revois glisser un oeuf rouge, en bois, dans le talon à ravauder. Je revois aussi les fers que le cordonnier clouait aux extrémités de nos chaussures d’écolier afin d’en limiter l’usure. A cette époque, bien sûr, pas question de laisser de la nourriture. On rouziquait les os et la dernière bouchée de pain servait à astiquer l’assiette. Pourquoi donc, si nous étions aisés ? On peut évoquer la guerre de 39-45 et se dire que ces habitudes s’étaient prises en raison des rationnements que l’Occupation et le gouvernement de Vichy avaient imposés aux Français. Mais je crois qu’il faut remonter encore plus loin: à une époque où la valeur des choses n’était pas diluée par la substitution des machines au travail humain et où l’usage intensif de la chimie, le resserrement drastique de la population paysanne et les bacs débordants de la grande distribution ne donnaient pas aux productions de l’agriculture le statut banal d’une marchandise industrielle. A une époque, aussi, où mes ancêtres, tous de modestes paysans, savaient la valeur des choses. Quelle qu’en fût la raison, mon souvenir est que l’on respectait la nourriture et que ce respect se traduisait notamment par le refus du gâchis.


« Le fruit du travail des hommes »

La représentation que nous nous faisons de la réalité dépend davantage des perceptions répétées de nos sens que des informations que notre intellect peut recevoir directement. L’impact en nous de ce que nous savons pour l’avoir appris est inférieur à celui des choses que nous voyons, sentons, touchons. A l’époque dont je parle, la production des aliments était proche du consommateur, quand celui-ci n’était pas lui-même son propre producteur. A Fumel, la cité industrielle à une vingtaine de kilomètres de Villeneuve-sur-Lot, les ouvriers qui faisaient les trois-huit avaient une deuxième activité : le potager familial. Je me souviens d’ailleurs d’une variété de haricots verts particulièrement savoureuse que l’on cultivait dans certains jardins et que le ramassage mécanique avait fait disparaître du commerce. Où que l’on habitât, on n’avait que quelques pas à faire pour voir les maraîchers à l’oeuvre, tôt le matin jusqu’à tard le soir, sans l’aide d’aucune mécanique motorisée. Même les grandes villes, avant l’explosion de l’urbanisation, s’alimentaient largement à des jardins intra-muros. Au XIXe siècle, Paris comptait une centaine de maraichers qui, à raison de huit rotations de culture par an et avec un savoir-faire très élaboré, lui assuraient l’autosuffisance alimentaire.

La double activité que j’évoquais fut fréquente. Tailleur d’habits en semaine, le dimanche mon grand-père maternel s’occupait de sa vigne dans sa « campagne », au pied du « mont » Pujols (2). Je le vois encore activer la sulfateuse - un bidon de cuivre aux bretelles de cuir dont il se harnachait - dont le poids me semblait écrasant et qui, en soufflant sur les pampres des ombres bleutées, semblait respirer. En vacances en Vendée, dans mon autre branche familiale, je retrouvais cette intimité entre le potager et ce qu’il y avait sur la table. Une scène me revient en mémoire: quand mon oncle, avec délicatesse, fouissait le sol de ses mains pour en extraire les asperges. Les soirs d’été, juste avant la tombée de la nuit, il y avait aussi le rituel de l’arrosoir que, cette année, ayant fait pousser mes premiers légumes, j’ai retrouvé avec bonheur: c’est un moment de sérénité, de contemplation, un moment de communion entre le jardinier et ce microcosme qu’est le jardin. Je me demande parfois si avoir deux métiers, dont un qui nous retient d’être hors-sol, qui sauvegarde notre relation à la terre et au vivant, à leurs lenteurs et à leurs subtilités, ne fait pas des hommes plus équilibrés.

En tout cas, voir dans notre nourriture tout ce que je viens d’évoquer aide à comprendre avec son coeur et non seulement son intellect l’expression eucharistique : « fruit de la terre et du travail des hommes ». A moins de mépriser celui qui a travaillé la terre, vous ne pouvez pas, le coeur léger, laisser pourrir un fruit ou un légume et le jeter à la poubelle si vous y voyez le soin, l’intelligence, la peine et peut-être l’amour qu’il y a mis.

 

« A moins de mépriser celui qui a travaillé la terre,
vous ne pouvez pas, le coeur léger,
laisser pourrir un légume et le jeter à la poubelle… »


« Le fruit de la Terre »

Notre nourriture est aussi le « fruit de la Terre ». Or, l’on sait maintenant que le sol peut s’appauvrir et peut-être même mourir (3). On a aussi la mesure des exterminations animales et végétales exigées par l’agriculture intensive. Sous l’avancée de l’artificialisation et des pollutions, l’on voit se rétrécir les surfaces fécondes. On devrait trouver là suffisamment de raisons de ne pas gâcher ce que la Terre produit. Mais ce que je viens d'écrire n’est pas de l’ordre d’une évidence accessible quotidiennement à nos sens, d’autant que, même si nous partions dans la campagne, ce que nous verrions autour des fermes ne viendrait pas illustrer mon propos: grâce aux intrants, le sol, quel que soit son état, est forcé de produire. L’infériorité des effets de l’information par rapport à ceux qu’engendrent les sensations est une difficulté que l’on retrouve souvent et qui explique en partie nos difficiles passages à l’action. C’est pourquoi, si l’on veut amorcer un changement durable, l’information doit s’appuyer à d’autres registres: ceux des émotions, des sentiments, de l’imaginaire, de la culture ou de la spiritualité: de l’histoire que l’on se raconte à propos de ce que l’on consomme.

 


La chair et le sang

Si gâcher des fruits ou des légumes devrait nous être désagréable, que dire de la viande ? La viande provient d’un être sensible auquel on a ôté la vie après l’avoir, parfois, élevé dans des conditions détestables. Je ne vais pas vous faire un couplet larmoyant sur les agneaux, les lapins, les poissons ou les canards. Je ne suis pas végétarien, je reste omnivore, mais je rends honneur aux végétariens. Quelle que soit la manière dont on se nourrit, je considère que ce qui provient d’un être vivant doit être traité avec respect. A ce titre, d’une part, j’ai réduit ma consommation de viande, car il ne faut point abuser de ce qui coûte des vies et la banalisation est le début du gâchis; d’autre part, je suis attentif aux conditions d’élevage et d’abattage des animaux. Le respect ne doit pas être seulement dans la cuisine et l’assiette. En tant que consommateurs disposant du pouvoir d'orienter nos dépenses, nous devons l’exiger dès l’élevage et encourager les filières éthiques. Je vous accorde que ce n’est pas toujours facile à discerner et que cette difficulté peut constituer, dans le doute, un encouragement à s’éloigner de la viande.

 

« La banalisation
est le début du gâchis »

 

Mais il ne s’agit pas seulement des bêtes que nous transformons en aliments. Il serait trop long d’évoquer tout ce dont nous nous rendons coupables, sans raison valable, à l’égard du règne animal. Un seul exemple: vous connaissez tous les désastres engendrés par la production de l’huile de palme, ce carburant « vert » pour bobos gogos que l’on retrouve aussi dans des produits tels que le Nutella. Vous savez, bien sûr, que l’habitat des orang-outans se réduit à une peau de chagrin devant l’avancée inexorable des plantations. Peut-être savez-vous même que les orang-outans sont traqués et abattus sans pitié, comme l’ont été jadis les natifs qui occupaient les territoires convoités par les colons pour la culture de la canne à sucre. Vous le savez et, peut-être, vous continuez à acheter du Nutella. « Parce que les enfants aiment ça ». Les enfants: ils sont le cheval de Troie du consumérisme au sein de la famille. On ne veut pas leur faire de peine, on veut leur éviter les critiques et la honte, alors on cède à leurs désirs issus de la publicité et amplifiés par la cour de récréation. Mais, imaginez maintenant que vous soyez témoin de ce qui se passe tous les jours dans ces régions du monde où se développent les palmeraies. Que vous entendiez les cris des animaux que l’on massacre, mâles, femelles, adultes, petits. Que vous voyiez leurs corps sanglants peut-être encore frémissants, avec dans leurs yeux, avant qu’ils se voilent, cette lueur terrible d’incompréhension. Vous recevrez alors la décharge d’adrénaline et d’empathie qu’il vous faut pour prendre la décision que vous avez jusqu’ici reportée.

 

Objets inanimés (4)

Lors de mon déménagement de la région parisienne en Vendée, j’ai vécu un moment très désagréable. Quand vous saurez de quoi il s’agit, vous penserez sans doute que j’ai le don de faire une histoire de rien du tout. Je vous raconte cela quand même. Des études d’un de mes fils, il me restait un bureau ministre en bon état, parfaitement fonctionnel mais dont je n’avais ni l’utilité ni la place. Autant je me déleste avec aisance des objets qui me rappellent de mauvais souvenirs, autant cela m’est plus difficile lorsque c’est l’inverse. Pour me consoler, je me disais que ce bureau pourrait continuer sa carrière auprès d’un autre étudiant ou peut-être d’un petit chef d’entreprise, d’un auto-entrepreneur. C’est ainsi que, quarante ans auparavant, j’avais assuré au bureau de mon défunt père une deuxième vie honorable chez de jeunes entrepreneurs qui, depuis lors, ont magnifiquement réussi - et qui l’ont gardé. Mais, là, je ne connaissais personne que le meuble pût intéresser, les sites de petites annonces ne donnaient rien, le couple qui avait acheté mon appartement n’en voulait pas - et la date du déménagement approchait. J’ai appelé l’antenne locale d’Emmaüs qui a bien voulu prendre quelques autres meubles, mais pas le bureau. A quelques jours de là, il y avait la collecte mensuelle des encombrants: il est parti. En morceaux. J’en suis encore révulsé.

 

« Nous devrions cultiver la conscience
qu'un objet sorti des mains d’un être humain
et des ressources de la nature
est plus qu’un prix, une valeur marchande ou une fonctionnalité. »

 

Affectivité mise à part - mais pourquoi la mettre à part ? - un objet dans un état convenable, s’il est récupéré, peut évidemment rendre service à des personnes qui manquent de moyens, mais il limite aussi les prélèvements que l’on doit faire sur les ressources terrestres puisqu’il se substitue à un objet qui n’a plus à être fabriqué. Un bois de lit ou une armoire réutilisés, c’est un arbre de moins à abattre. C’est moins d’espace et d’énergie consommés tout le long du processus de production et de transformation, moins de transports - moins de carburant, de pollutions, de risques d’accident. C’est aussi un peu de respect pour le bûcheron qui a abattu l’arbre et le menuisier qui l’a transformé, même s’ils sont morts depuis longtemps. C’est renouer avec un continuum historique et le cortège des générations au lieu de vivre une vie suspendue dans un présent aussi prétentieux que futile. J’insiste à nouveau sur cette notion de respect: nous devrions cultiver la conscience qu'un objet sorti des mains d’un être humain et des ressources de la nature est plus qu’un prix, une valeur marchande ou une fonctionnalité.

L’ennemi le plus puissant des objets d’occasion est la mode. Il faut être bien bas dans l’échelle des revenus pour passer outre à ses injonctions. La mode affecte à peu près tous les domaines, du vêtement au mobilier en passant par la décoration, l’électro-ménager, la voiture et même les moeurs. La mode nous manipule en s’adressant non, comme nous le croyons, à notre sens esthétique ou de l’efficacité, mais à notre ego. La preuve: ce que nous avons trouvé beau hier, sans rien qui ait changé, devient ringard aujourd’hui et nous aussi par la même occasion si nous ne nous en défaisons pas au profit de son plus récent avatar. Le marketing peut ajouter à cela des promesses purement fantasmatiques, comme le montre la publicité télévisée des fabricants automobiles. Il jouera aussi sur le récit du progrès. Je me souviens de l’apparition du « Formica ». Tout soudain, à côté de cette matière lisse et brillante, facile d’entretien et à qui l’on faisait incarner la modernité, tous les meubles des grands-parents sont devenus affreux. Combien en a-t-on alors jeté au feu !

 


La sottise coercitive

« La mode nous renvoie
à cette vaste machine à conformer
qu’est la société. »

 

Avec ses sortilèges et son imposture, la mode nous renvoie à cette vaste machine à conformer qu’est la société. Je me rappelle qu’enfant je me rebellais quand - parce que je n’étais pas comme eux évidemment - on me donnait « les autres » en référence. « Mais enfin, pourquoi ne fais-tu pas comme tout le monde ! » Cette critique, appelant une masse obscure - « les autres » - à me juger, avait déjà pour moi un relent que je qualifierais aujourd’hui de sottise coercitive. Je n’ai guère changé, mais c’est une situation douloureuse quand on est tout jeune et que l’on ne peut pas à la fois se respecter soi-même et être en harmonie avec son milieu. D’autant que la sottise, dès la cour de récréation, verse facilement dans l’ostracisme et le harcèlement, comme si reconnaître à quelqu’un son droit d’être lui-même sans qu’il fasse de tort à quiconque, pût déranger le cours des planètes. Ramené à l’essentiel, cette sottise arrogante fait un scandale des personnes tant soit peu différentes et leur jette à la face : « Mais enfin, comment peut-on être comme tu es ! »

 

« Pour solitaires que nous puissions parfois nous sentir,
notre entêtement est nécessaire
car notre exemple est important. »

 

L’être humain a besoin à la fois d’authenticité et de reconnaissance, d’estime de soi et de fraternité. C’est pourquoi ce genre de situation, étant particulièrement pénible, peut engendrer des renoncements. J’en reviens à mon propos: en plaidant contre le gâchis et pour le respect des êtres vivants et des choses, j’invite à agir de manière encore très décalée par rapport aux valeurs et aux comportements dominants. Or, ceux-ci, à travers la pression sociale, peuvent à la longue nous décourager de nos plus sincères engagements ou nous les faire vivre dans l’insatisfaction et la gêne. Que vont penser mes voisins ou mes collègues quand ils vont apprendre que mes enfants se consolent chez eux du Nutella que je leur refuse à la maison ? De quoi vais-je avoir l’air avec ce vélo de grand-mère récupéré au fond d’un garage avant qu’il aille à la décharge ? Avec ce smartphone qui a déjà quatre ans ? Avec cette « caisse » digne d’un Gilet Jaune ? (5) Et le comble: avec ce jardin potager d’apprenti permaculteur encore balbutiant ? Quelles remarques dois-je me préparer à entendre dans cette rue digne de Wisteria Lane (6), où les pelouses taillées façon moquette et les sols cimentés ou macadamisés - « C’est plus propre, plus facile à entretenir! » - écrasent la pulsion de vie de l’humus ?

Vous avouerez qu’il y a là de quoi passer pour un original et même un intrus aux yeux des « braves gens qui n’aiment pas que / L’on suive une autre route qu’eux » (7) ! Être un original, une sorte d’hurluberlu, au surplus éventuellement désapprouvé, n’est pas facile à assumer. J’aime citer cette phrase de Rob Hopkins : « Nous avons besoin de nous raconter des histoires délicieuses sur l‘avenir ». Quelle histoire allons-nous raconter - et d’abord à nous-même - pour sauver, en même temps que notre engagement, le sentiment de notre dignité ? Je vais vous dire: qu’à la fin nous susciterons l’envie de nous imiter. Pour solitaires que nous puissions parfois nous sentir, notre entêtement est nécessaire car notre exemple est important. Il permet de fortifier ceux qui, autour de nous, pour le moment, ne se dévoilent pas et osent moins que nous. Nous ne savons pas les abandons invisibles que notre renoncement pourrait entraîner parmi eux. Et, pour nous fortifier, regardons ceux qui marchent devant nous sur la route du vrai progrès.

 

(1) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/06/07/l... 

(2) Altitude: 188 mètres, mais c’est une expression locale.

(3) Cette expression a été contestée. Peut-être est-elle par trop métaphorique. Reste que du point de vue micro-biologique, nos sols ne sont pas en bon état: https://blog.defi-ecologique.com/interview-de-claude-lydi... 

(4) “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?” Lamartine.

(5) Ceci est un clin d’oeil. 

(6) Rue où habitent les héroïnes de la série américaine Desperate housewives.

(7) Georges Brassens évidemment.

PJ: dessin de Mordillo.

Mordillo.jpg

 

23/10/2010

Le meilleur des mondes possibles

 

Cette note figure désormais dans le recueil

Les ombres de la caverne

Editions Hermann, juillet 2011

28/08/2010

Question stupide

 

C'est vraiment une question stupide et, cependant, je la pose.

Il y a, dans notre pays, des besoins de consommation insatisfaits, certains insolvables. Mais il y a aussi, par ailleurs, des intelligences et des bonnes volontés inemployées, au point d'être dans la désespérance.

Comment se fait-il qu'on ne puisse rapprocher ces besoins et ces potentialités et, au lieu d'entretenir misère et frustration des deux côtés, augmenter la solvabilité des uns par la production des autres ?

Subsidiairement: quelle est la crasse ignorance qui m'autorise à poser une question aussi stupide ?