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30/06/2024

Apprentissage

(Cette chronique peut être lue comme une illustration de la précédente)

 

- Eh! les gars, le Zodiac vient vers nous. On a dû faire une bêtise !

Nous sommes une douzaine de stagiaires répartis dans trois voiliers, des dériveurs de type J/80. A bord du nôtre, nous sommes quatre à batailler tant bien que mal pour faire dans la belle baie des Sables d’Olonne notre premier virage de bord. Le moniteur, équipé d’un Zodiac, va d’un bateau à l’autre donner les consignes, rappeler les principes, parfois redresser le situations. 

 

Il y a deux mois, j’ai enfin décidé de dépasser la métaphore qui donne son titre à ce blog. Je me suis inscrit à un stage de voile afin de pouvoir mettre, littéralement et non littérairement, le cap au large! Il s’en allait temps qu’à mon âge je sorte d’une allégorie que j’utilise couramment pour vivre concrètement la situation à laquelle elle se réfère. Le stage a commencé lundi dernier. Donc, pendant une semaine, avec une petite équipe de copains façon Jules Romain ou Georges Brassens, j’ai appris avec plus ou moins de facilité à sortir le bateau du port et à l’y rentrer, à hisser les voiles, dérouler le foc - pardon: le génois! -, tenir la barre, virer de bord, doser la gite, faire un noeud de chaise, etc.

Nous plaisantons en voyant le Zodiac s’approcher, mais en même temps cette exclamation signifie que, malgré nos âges, nous avons retrouvé la vieille sensation d’inquiétude qui nous piquotait la nuque quand le « maître » passait dans les rangs afin de voir comment nous avancions sur le problème d’arithmétique qu’il nous avait donné à résoudre. Bien que T., notre moniteur, n’ait rien d’un instituteur de la IVème République et que plus d’un demi-siècle nous sépare de ces souvenirs scolaires, c’est le même réflexe conditionné qui resurgit. Combien nous aura-t-il marqué !

 

L’expérience d’un stage de voile recèle au moins quatre types d’apprentissage, qui sont autant de domaines d’exploration de soi. Il y a à acquérir des éléments d’ordre intellectuel: le vocabulaire maritime, aussi riche que précis, des phénomènes physiques à comprendre (les interactions entre  vent, voile, mer, coque et quille pour résumer), les différentes parties du bateau et leur façon de contribuer aux manoeuvres, etc. Il y a ensuite le vécu à bord, avec des moments personnels  d’affolement (« C’est quoi la « dalmatienne » qu’on me demande de tirer ? »), et, malgré notre bon naturel, aussi des phases de tension collective. « - Je t’avais dit qu’il fallait pousser la barre au lieu de la tirer vers toi! - Mais non, il ne fallait pas la pousser! Et d’abord, toi, tu n’étais pas à ta place! Et arrête de me crier dessus: ça me perturbe et ce n’est plus du plaisir pour moi! »  

 

Quatrième domaine d’apprentissage et d’exploration de soi: ce qui est d’ordre sensori-moteur. Marchez sur un pont qui n’arrête pas de bouger et vous comprendrez vite à quoi je fais allusion. J’ai découvert quant à moi que, si mon sens de l’équilibre est suffisant pour marcher et faire du vélo, en revanche il n’est pas assez développé pour que j’aie le pied marin. J’espère que cela viendra avec l’accoutumance. En tout cas, si vous avez tendance à vous mettre dans tous vos états quand on vous parle du chat de Schrödinger qui n’est ni mort ni vivant tant qu’on n’ouvre pas la boîte, ou du Covid qui serait une arnaque politico-médicale mondiale, vous relativiserez vos émois quand vous aurez expérimenté quelques sensations inhabituelles, comme d’être assis dans un bateau qui penche - qui gite! - au point que vous sentez la mer vous lécher le short. 

 

Une fois encore je ferai référence ici à Matthew B. Crawford, ce philosophe et bikeraméricain qui dénonce la perte croissante que subit notre espèce du contact réel avec le monde physique. Les sensations en mer m’ont rappelé ce qu’il décrit quand il parle de la conduite d’une motocyclette qui s’incline dans les virages et renvoie le message du sol. D’ailleurs, ajoutant si je puis dire de l’eau à ce moulin, notre moniteur nous a rapporté que, si on glisse un coussin sous les fesses d’un skipper expérimenté tandis qu’il barre, il ne sent plus son bateau et la performance de son pilotage diminue. Si l’on veut bien l’entendre, notre fondement devient ainsi un organe de perception. C’est la dimension kinesthésique de l’expérience. T. nous a demandé de barrer un moment les yeux fermés - sous réserve évidemment que les autres membres de l’équipage gardent les leurs ouverts. Nous sommes encore trop jeunes dans la pratique pour interpréter ce que notre corps ressent, mais il est indéniable qu'il reçoit plus d'informations pertinentes que nos yeux. J’imagine qu’un cavalier pourrait dire des choses semblables. 

 

Mais revenons au début du début de l’histoire. Que suis-je allé faire dans cette galère sans rames ? La vérité est que je suis né timide, que je rêvais à beaucoup de choses que je ne faisais finalement pas, et que, m’en rendant compte, j’ai multiplié les stratégies pour que ma vie n’en soit pas excessivement appauvrie. « Qui désire et n’agit point engendre pestilence » a écrit, je crois, le poète anglais William Blake. Alors, pour donner un exemple, c’est comme cela, en voulant reculer les frontières que la peur voulait me poser, que je me suis retrouvé à prendre la parole en public - au point que cela fit partie un jour de mon activité professionnelle. Ce stage de voile était ainsi une expérience supplémentaire pour accéder à davantage de liberté, pour agrandir le territoire de mes « possibles ». Il n’y a pas de plus grand ennemi de la liberté que la peur. Bien que fasciné depuis mon adolescence par la navigation à voile - effet de quelques romans et films d’aventure - puis sous le charme durable d’une croisière de quelques heures en goélette il y a une trentaine d’années, je n’étais jamais allé plus loin dans mon expérience de la mer. A soixante-seize ans, je me suis dit qu’il était temps de sortir des songeries. Comme le dit le Chat de Geluck: « Il faut faire tant qu’on est vivant ce que l’on ne pourra pas faire après ». Je me suis donc inscrit en me disant que soit ce serait une nouvelle ouverture, soit l’occasion d’exorciser un vain rêve. 

 

La peur est l’ennemie de nos potentialités. Elle est plus ou moins sournoise et s’exprime sous différents modes. Elle peut agir en amont sous la forme de l’appréhension qui nous décourage de nous engager dans certaines expériences. Il faut lui reconnaître le mérite de vouloir nous protéger des dangers qu’elle anticipe. Les Approches narratives m’ont appris qu’à la refouler on en fait une saboteuse, et qu’il vaut mieux l’accepter, l’entendre clairement et la remercier. C’est ce que l’on appelle « honorer les résistances ». En outre, comme la peur recèle de l'énergie, c’est une manière de réunifier nos forces. Dans The Mythic Path, deux psychothérapeutes américains, David Feinstein et Stanley Krippner, racontent le cas d'une de leurs patientes qui était divisée par deux tendances contradictoires: elle avait en elle un moi aventurier et un moi craintif. De ces deux tendances elle a fait deux personnages qu'elle a amenés à dialoguer pacifiquement jusqu'à trouver un accord. 

 

La première souffrance dont la peur veut nous protéger est l’humiliation. Mais, ce faisant, elle va empoisonner la dynamique de l’apprenance. Car il n’y a pas de plus grand risque d’être humilié que dans une situation d’apprentissage. A cause des choses qu’on ne comprendra pas et que d’autres comprendront plus vite. A cause des erreurs que l’on va faire tandis que d’autres ne les commettront pas. A cause de la moquerie hélas! si fréquente dans nos comportements. Alors, souvenons-nous qu’un enfant tombe en moyenne cinq mille fois avant de savoir marcher: heureusement, l’élan de conquête de la station debout est puissant, sinon nous marcherions tous à quatre pattes. Reste que la peur de l’humiliation est peut-être celle qui appauvrit le plus nos existences. Elle est présente à tout âge. Elle pourrait être plus puissante que la peur de risquer sa vie: je me suis construit à grands frais un statut social, une persona pour reprendre le langage de Jung, si celle-ci vole en éclat, je me retrouverai nu devant les autres. 

 

Il peut y avoir aussi une peur physique éventuellement disproportionnée. Celle-là ne surgit guère quand on apprend à jouer aux échecs ou à la pétanque, mais montez pour la première fois sur un dériveur et éprouvez combien il est plus difficile de rester debout que vous ne l’imaginiez! Découvrez que gîter à 45 degrés n’est pas une allure exceptionnelle, une nécessité de compétition, un mauvais moment à passer, mais une allure normale qui permet tout simplement de tirer le meilleur parti des éléments. Peut alors se présenter à votre esprit le risque de vous retrouver à l’eau. D’un seul coup, la mer autour du bateau vous semblera plus vaste, plus déserte, plus profonde et plus froide! Le fait d’avoir un gilet de sauvetage et de savoir qu’on ne vous abandonnera pas ne suffira pas à vous rassurer. Seule l’habitude pourra le faire: cela signifie que, pour la désamorcer, il faudra fréquenter cette peur jusqu’à ce qu’elle se dissolve dans la banalité.

 

Il y a des stratégies pour ne pas laisser la peur stériliser votre vie. Si l’enfant ne renonce pas à la station debout, malgré cinq mille chutes, c’est qu’il est entouré de gens qui sont debout et qui, aussi, l’encouragent avec la certitude qu’il y parviendra. Les Approches Narratives proposent un concept que je trouve singulièrement pertinent: celui du « club de vie ». Pour faire court, il s’agit de nous entourer de personnes pour qui nous avancerons naturellement vers ce que nous avons envie de faire, vers celui ou celle que nous avons envie d’être. Des gens comme Michel qui, un jour, m’a dit: « Et si on s’inscrivait ensemble au stage de voile ? » - Merci à toi, l’ami !

 

« La peur est une réaction. Le courage est une décision. » 

Winston Churchill

 

 

20/06/2024

Vivre jusqu’au bout (5): L’apprenance

 

L’apprenance: j’ai découvert ce néologisme au début des années 90, quand j’ai fait la connaissance d’Hélène Trocmé-Fabre. Elle venait alors de réaliser une série remarquable de documentaires regroupés sous le titre « J’apprends, donc je suis ». Visionner cette oeuvre fut un des moments intellectuels les plus stimulants de ma vie, d’autant que j’abordais alors un nouveau métier qu’il me fallait inventer: la formation des dirigeants. « Né pour apprendre » est comme le confluent de sept approches que détaille le film: « Né pour découvrir », « Né pour reconnaître les lois de la vie », « Né pour organiser », « Né pour créer du sens », « Né pour choisir », « Né pour innover », « Né pour échanger ». 

 

C’est dans mes conversations d’alors avec Hélène que j’ai entendu revenir cette expression: « le vivant ». Jusque là, je parlais de la nature et il y avait « la nature et nous ». Parler du « vivant » est différent: cela fait de nous, les êtres humains, non plus une entité à part qui surplombe le reste des êtres mais une des fibres sensibles de ce phénomène qu’est la vie, un flux au sein d’un flux plus large dont il reçoit élan, inspiration et connexions. A un niveau différent, il y avait là un écho d’un des grands moments intellectuels de ma vie: ma rencontre avec la pensée de Pierre Teilhard de Chardin. 

 

S’agissant d’apprenance, la première chose, essentielle dans l’approche d’Hélène, est que la réalité est à l’opposé de la métaphore qui fait de notre cerveau un ordinateur. Depuis Mallebranche et les Lumières, la tentation est permanente de tout ramener au modèle de la machine. Même ce que nous ignorons encore ne saurait échapper à ce paradigme mécaniste. On dénie ainsi au vivant, à la vie, à l’humain, leur part d’inconnaissable, leur mystère et leur irréductible transcendance. Les transhumanistes actuels sont les héritiers de ce courant de pensée, qui veulent augmenter l’homme non par l‘actualisation de ses ressources intérieures mais par l’adjonction à son corps d’artefacts technologiques. Point culminant de cette idéologie: l’immortalité serait atteinte grâce à la transformation de l’individu en données transférables dans la mémoire d’un ordinateur. Cette vision n’est pas d’aujourd’hui: William Gibson l’évoquait déjà dans son roman « Le Neuromancien », publié il y a quarante ans.  

 

L’apprenance est la disposition, parfois dormante ou asphyxiée, à apprendre continûment, au fil des heures et des jours, de manière formelle ou informelle. Elle n’est pas prisonnière des salles de classe ou de conférence et elle a l’impudence de ne pas l’être des diplômes. Elle ne se limite pas aux savoirs codifiés en vue de leur transmission. Dès lors qu’elle est éveillée - et que rien ne l'entrave - elle se nourrit de tout. Elle observe et sonde la richesse du quotidien. Elle s’étonne aisément, ce qui la conduit au questionnement: au lieu de jeter ses cultures gâtées avec un haussement d’épaules, Fleming se demanda ce qu’il s’était passé et découvrit la pénicilline. L’apprenance s’intéresse tant aux phénomènes extérieurs qu’à ceux qui se produisent au sein de notre psyché: les deux sont indissociables, notre représentation du monde naissant au point où ils se rencontrent. 

 

J’ai la chance d’être né avec un esprit curieux. J’ai eu aussi celle d’exercer des métiers qui firent de moi, modestement, une sorte d’explorateur. Et d’abord, parce que, ces métiers, étrangement, je dus les inventer. Certaines personnes font des études, obtiennent un diplôme puis exercent toute leur vie la profession correspondant à ce diplôme. C’est tout le contraire de ce que j’ai vécu. Le développement territorial, quand je m’y suis retrouvé au début des années 80, était encore dans l’enfance et, plus tard, ma dernière mission, la « formation des dirigeants » au sein d’un grand groupe coopératif, fut à créer de toutes pièces. Je considère que j’y ai réussi et avec bonheur. 

 

Le « moi » de mes vingt ans n’aurait jamais imaginé celui de mes quarante, de mes soixante ou mon moi actuel. Ils sont les produits successifs de l’apprenance qui suscite des émergences imprévisibles. 

 

Venu l’âge de la retraite - qui, si l’on écoute certains économistes, est celui de l’inutilité - stimuler l’apprenance est essentiel. Ce passage devrait être traité comme initiatique tant les facteurs de dérives sont nombreux. Je me souviens de Michel V., un ingénieur des Arts et Métiers, qui avait bénéficié de la convention des métiers de la sidérurgie, ce qui veut dire qu’après avoir été sous-directeur d’une usine qui employait un millier de salariés, il s'était retiré de bonne heure et fort heureux de cela. Trois mois plus tard, sa femme racontait qu’il restait assis toute la journée dans un coin du salon, près du téléphone qui ne sonnait jamais. La création d’une antenne d’EGEE (Entente des Générations pour l’Entreprise et l’Emploi) le sauva, ainsi que quelques autres. Avec d’anciens collègues, il créa une sorte de cabinet de conseil bénévole pour les candidats à la création d’entreprise. 

 

J’ai envie de citer quelques autres exemples, pour montrer combien l’apprenance favorise les bifurcations et la diversité. Ancien conducteur de trains, Z. se jette dans l’apprentissage de l’improvisation théâtrale pendant que son épouse, qui combat Parkinson moralement et physiquement, découvre la peinture et s’y adonne avec un succès qui lui vaut maintenant d’être exposée. Il y a aussi cet ancien directeur de ressources humaines, qui devient photographe et ne cesse d’approfondir son art, passant de la couleur au noir et blanc et des tempêtes de l’océan aux monuments et aux demeures de notre passé. Et encore ce haut-fonctionnaire de l’Inspection des Finances, qui se passionne pour les médecines alternatives et se forme à la chromatothérapie. Depuis longtemps j’ai dans l‘idée qu’il y a en nous les semences de vies différentes. Les climats, les saisons et les terroirs stimuleront la germination de l’une plutôt que d’une autre. L’accroissement de longévité dont nous avons bénéficié jusqu’à présent et la possibilité de partir en retraite sans mourir de faim font que d’autres graines peuvent germer et porter des fruits quand les générations précédentes n’avaient souvent que le temps et l’énergie d’en cultiver une. 

 

La faculté d’apprendre est une de nos facultés les plus précieuses, sinon la plus précieuse. C’est, bien sûr, celle qui nous permet de progresser dans nos connaissances et nos talents. C’est aussi celle qui nous aide à ralentir notre vieillissement. En effet, nous pouvons nous efforcer de prolonger l’existant: la force de nos muscles, notre vivacité intellectuelle, notre mémoire, mais créer de nouvelles habiletés physiques ou intellectuelles est néguentropique. Alors que l’écoulement des jours et le vieillissement auraient tendance à nous livrer de plus en plus largement à la routine des pensées et des gestes et ainsi à nous pousser vers l’état de machine, l’apprenance refait de nous des vivants dans un monde vivant. Elle nous ouvre au nouveau et ce faisant nous invite à nous réinventer sans cesse. La compréhension rénovée des choses et l’intégration de nouveaux talents refoulent la momification. Elles peuvent nous emmener très loin, au point que nous pouvons un jour nous dire: « Je ne savais pas qu’il y avait ce moi en moi. » 

 

Alors, j’en reviens à la surprotection que j’ai évoquée précédemment et, quand je pense à toutes ces personnes cloitrées dans l'appauvrissement sensoriel et relationnel, dans la fadeur désinfectée des « maisons de retraite », à l’abri de tout et surtout de la vie, je me demande s’il convient de se priver de tant de choses au motif de faire peut-être durer son existence un peu plus longtemps. 

 

Je voudrais non pas conclure mais terminer cette chronique sur une dimension qui m’est chère et qui est d’ailleurs souvent présente dans les vies renouvelées que j’ai évoquées. Si, du point de vue de l’économie classique, nous autres retraités sommes des inutiles, il n’en reste pas moins que beaucoup de choses que nous choisissons d’entreprendre peuvent rejaillir en bienfaits autour de nous. Je pourrais, pour l’illustrer, reprendre chacun des exemples que j’ai évoqués, mais celui qui me vient à l’esprit est ce petit monsieur qui, dans la rue d’à côté, sur le mince bout de jardin qu’il a en façade, entretient tout au long de l’année une symphonie de formes et de couleurs. C'est un bienfaiteur public: rien qu’à passer devant chez lui, on se sent tout réjoui. 

18/06/2024

Le nouveau totalitarisme est confortable

Lorsque, il y a quatre-vingt-quatre ans, le 18 juin 1940, à dix-huit heures, Charles de Gaulle, général de brigade à titre temporaire qui s’est lui-même investi du destin de la France, prononce sur les ondes de la BBC son célèbre Appel, dans quelle mesure se doute-il que la reddition des puissances de l’Axe exigera cinq longues années et que, au surplus, il aura à mener une bataille complexe sur un deuxième front: face aux Alliés ? 

 

Déjà, en ce 18 juin, la partie peut sembler perdue d’avance. D’abord, malgré les protestations d’amitié, il n’est pas de grande puissance qui ne guette les opportunités que recèle pour elle la faillite d’une autre. Le jeu avec le Royaume-uni et les Etats-unis d’Amérique sera donc entaché d’opacité. En outre, obscur sous-secrétaire d’Etat, de Gaulle lui-même ne jouit d’aucune notoriété, il ne peut donc bénéficier d’un rayonnement qui lui assurerait un crédit d’intention.  Quant à son Appel, il sera de l’ordre du symbole car il tombera quasiment dans le vide: en France comme en Angleterre, très peu l’entendront. 

 

On pense alors à la devise de Guillaume d’Orange: « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ». A ceci près que, conjointement au sentiment d’un devoir qui le dépasse, de Gaulle a l’espérance chevillée au coeur. Quant à nourrir sa persévérance de succès, au long de ces années cela ne lui sera accordé qu’avec parcimonie. Il devra compter d’abord sur sa force d’âme. Dès le 3 juillet, la flotte française à l’ancre à Mers-el-Kébir, qui aurait pu devenir celle de la France Libre, est détruite par la Royal Navy qui tue près de 2000 marins français. Puis, pour faire court, ce furent de la part des Anglais et des Américains d’incessantes menées sourdes pour l’empêcher de faire rayonner l’énergie de résistance qu’il s’emploie inlassablement à tisser et à grossir. Elles se renouvelleront sans cesse et jusqu’au moment de la reconquête du territoire. Le chef de la France Libre ne fut informé du Débarquement que le lendemain du 6 juin et il dut attendre le bon-vouloir des Anglo-Américains pour traverser la Manche et pouvoir mettre le pied sur le sol de notre pays. Aussitôt, il fut confronté à leur volonté de mettre la France sous le contrôle de l'AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories), avec une monnaie imprimée aux USA, qu’accompagnait le projet d’une partition de notre territoire. 

 

En ce jour anniversaire, quelles leçons tirer de l’Appel ? Certaines sont faciles à énoncer. Même si nos analyses sont justes, les choses se passent rarement comme nous les imaginons. Le réel répond parfois de manière déroutante à nos initiatives. Le temps s'allonge ou se raccourcit. Il faut sans cesse arbitrer entre ce que l'on conserve et ce que l'on doit adapter, en veillant à n'y pas perdre son élan et son âme. Au sein des drames que l’Histoire nous réserve, rien ne remplace les hommes et les femmes de vertu. L’amour de plus grand que soi, l’intelligence des situations, l’audace, l’esprit de sacrifice et la ténacité sont les manifestations de cette vertu. Le système immunitaire d’une civilisation est sans doute sa capacité de produire de tels êtres humains et il serait particulièrement pertinent aujourd’hui de nous poser des questions dans ce domaine. Mais, au delà de ces considérations qui ont principalement un caractère moral, s'il est important de comprendre les leçons de l’histoire, il l’est tout autant de savoir les transposer à un contexte différent. 

 

Nous devons nous garder de trop croire que l’histoire se répète à l’instar d’une pièce de théâtre toujours identique dont seul changerait le nom des acteurs. Le bon peuple des bien-pensants est debout sur les freins dès que sont clamés les anathèmes de « totalitarisme » ou de « fascisme ». Or, c’est une erreur funeste de croire que ces régimes se présenteraient aujourd’hui dans notre pays avec les visages grimaçants de Staline, Hitler, Mussolini ou Mao, avec pour signalétique des enfermements et des exécutions de masse, des fleuves de sang et de souffrances. Ces cauchemars d’hier nous détournent de percevoir le processus actuellement à l’oeuvre qui est tout sauf spectaculaire, douloureux et effrayant. Et qui, en outre, n’a pas de visage. 

 

Nous subissons aujourd’hui une forme d’Occupation qui n’a rien à voir avec ces caricatures. Cette Occupation ne s’accompagne pas du grondement des chars d’assaut, des bombardements et des exécutions. Elle est la plus insidieuse que nous puissions imaginer. C’est une Occupation de nos esprits qui vise à se soumettre ce qu’il subsiste de libre en nous. Il s’agit d’une emprise psychologique et spirituelle, de notre conditionnement intérieur par des forces qui ont progressivement subverti nos sociétés et nos démocraties. 

 

Conditionnés, nous le sommes depuis déjà longtemps par ce que Vance Packard appelait dès 1957 « La persuasion clandestine ». Il s’agissait alors des techniques de marketing qui, alors que nous pourrions nous satisfaire de notre sort, nous induisent à acheter et à consommer toujours plus, et qui nous ont ainsi transformés en prédateurs de la planète. C’est déjà un destin détestable qu’elles nous ouvrent, mais ce qu’il nous reste de liberté, de prises de conscience possibles, est encore trop pour le système qui a réussi à nous englober. Dès avant Packard, en 1928, Edward Bernays, l’annonçait d’ailleurs sans fard dans son livre « Propaganda »: selon lui, dans un régime démocratique, la fabrique de l’opinion est un mal nécessaire, elle est l’alternative confortable aux régimes autoritaires. Il a été entendu. 

 

Cela fera bientôt un siècle que Propaganda a été publié, un siècle au cours duquel ce que Bernays prônait a engendré un ensemble de disciplines redoutablement efficace que l’on regroupe communément dans le fourre-tout de « l’ingénierie sociale ». C’est elle qui, par exemple, vous a fait croire qu’en consommant votre café assis, vous ne risqueriez pas de contaminer vos voisins et vous a empêché de percevoir le ridicule de cette injonction. A cette science de nos ressorts psychologiques s’ajoute ce que le philosophe Alexis Haupt appelle le « médiavers » - la caverne moderne de Platon, où la réalité ne nous arrive que filtrée et refaçonnée par les médias. Un exemple: lors des élections européennes, quelle chaîne de télévision a-t-elle donné la parole à d’autres que les cinq ou six candidats en tête des sondages ? Alors que l’on ne cesse d’y chanter la « diversité » et les « minorités », comment cette mise à l’écart est-elle justifiable ? Invisibiliser fait partie des techniques les plus efficaces du médiavers: ainsi n'avez-vous même pas le soupçon qu'on vous a subtilisé des pans de réalité. Ultime renfort du nouveau processus totalitaire: les technologies numériques qui procurent les moyens d’une observation ubiquitaire et qui conditionnent d’une manière potentiellement coercitive - cf. le compteur Linky et le passe JO - notre accès à des ressources et à des lieux.

 

L’expérience de la « crise sanitaire » doit nous alerter. Si nous voulons bien regarder froidement de Sirius ce qu'il s’est passé, nous comprendrons qu’il s’est agi d’un assaut inouï contre nos esprits, contre notre liberté de penser, et aussi contre notre capacité collective à nous ressaisir et à résister. Je ne m’étendrai pas sur l’ingénierie remarquable de ce processus d’emprise. Ariane Bilheran en a fait des analyses particulièrement acérées qui peuvent nous aider à déjouer de prochains assauts. Je voudrais plutôt insister sur l’enjeu. Ma conviction est que l’humanité arrive à une bifurcation. D’un côté, la dépossession de nous-mêmes et la fin de l’histoire; de l’autre, la poursuite de l’aventure avec les risques qu’elle implique. D’un côté un système dont la capacité d’emprise est impressionnante. Et de l’autre ?