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05/05/2020

Appelez-moi « le Villageois »

Utopie conquérante

 

Appelez-moi « le Villageois ». Je suis, pour quelque temps encore, dans ce village, la mémoire d’une époque qui passe. J’écris ce qu’un jour, ma voix s’étant tue, je ne pourrai plus conter. Car nous avons vécu des évènements qu’il nous faut retenir et transmettre. Trente années, trente années qui ne sont qu’un commencement.

 

Trente années au cours desquelles ce monde glaciaire de nos parents, se dissolvant lui-même, est devenu la tapisserie la plus complexe, le patchwork le plus fabuleux que l’on n’aurait jamais osé imaginer. Libéré des pouvoirs financiers et industriels qui lui avaient façonné un visage sans traits, au regard figé, au sourire de momie, le monde est redevenu multiple. Comme une source libérée, l’âme humaine s’est mise à sourdre partout, partout mettant la marque de son infinie diversité. Une multitude d’oasis a jailli en tout point de notre planète, qui, s’étendant, finirent par se rejoindre. Squelette qui survit à la mort, l’architecture minérale d’avant a résisté longtemps, tandis que l’on décrochait les enseignes « globales » et que, partout, en une lente et irrésistible émergence, les hommes et les femmes redécouvraient la joie légitime de réinventer la vie, de lui donner un accent, de la parer de leurs couleurs.

 

Lorsque cette désagrégation a commencé, on parlait rarement d’ « homme », on disait: le consommateur. Comme cela nous paraît étrange aujourd’hui ! De nombreuses fractures marquaient nos âmes. A vouloir satisfaire les désirs toujours croissants qu’exacerbait une économie matérialiste harcelante, beaucoup d’entre nous fermaient les yeux sur le système qu’ils entretenaient, qui vivait de l’exploitation de nos semblables et de toute vie. Il y eut une première prise de conscience lorsque certains se rendirent compte qu’ils étaient - directement ou par l’intermédiaire de leurs enfants ou de leurs amis - des deux côtés de la barrière: exploiteurs et exploités, victimes et bourreaux. Alors, les grands conglomérats eurent à assumer une montée d’exigences qui se révélèrent pour eux vite contradictoires: leurs collaborateurs ne voulaient plus perdre leur vie à les servir comme des forcenés; leurs clients - souvent les mêmes individus - réclamaient des garanties quant au respect des producteurs, de l’environnement naturel, des communautés - et, en même temps, ces clients suspectaient les actionnaires de répercuter intégralement, sans en prendre leur part, la hausse des coûts générée par ce que l’on appelait « la nouvelle éthique ».

 

Il y eut alors un vent de fronde qui, attisé par un climat général de morosité et de rancoeur, porté par la Toile, eut tôt fait de tourner en tempête. Prendre un conglomérat en flagrant délit d’insuffisance éthique devint une distraction internationale qui supplanta rapidement les jeux en réseau. Ce fut à qui accuserait, dénoncerait, à qui provoquerait le boycott le plus spectaculaire. L’homme apprend en faisant. Les dirigeants des conglomérats haussèrent d’abord les épaules, ils en avaient vu d’autres ! Un discours, un reportage télévisé, de dociles consommateurs témoins, des primes… La tempête hésita, puis explosa. La contestation avait trouvé son rythme, elle s’organisait. Sur un mot d’ordre, de véritables lames de fond balayèrent les marchés mondiaux. Dès qu’un produit était visé, ses ventes chutaient pour, en quelques heures, avoisiner le zéro absolu en tous les points du globe. Les projections financières devenues aléatoires, les investisseurs financiers cherchèrent de nouvelles stratégies, affolant encore davantage les bourses. Mais, pire que tout, force fut de constater un phénomène nouveau: lorsqu’un produit ainsi attaqué se retrouvait à terre, il ne se relevait jamais. Les gens apprenaient à s’en passer.

 

Mais, me demanderez-vous, comment faisaient-ils, les gens, pour se passer de ces produits ? Ils s’en passaient ! Il y eut une mode de la simplicité, voire de l’austérité qui, dans certains milieux, confina au fanatisme. Mais il y eut aussi, sur les biens essentiels, une efflorescence de petits producteurs de proximité et de services d’entraide; on se redécouvrit des cousins en province; on se refit des réseaux… Partout, en fait, on jouait à la Résistance comme on avait joué naguère à Dungeons and Dragons. On jouait… C’est le jeu, en fait, cette dynamique méconnue du comportement humain, qui porta la révolution à son point culminant.

 

Je passerai sur les hauts et les bas de l’aventure. De figé, le monde redevint une espèce d’immense soupe primordiale au sein de laquelle chaque élément, chaque cellule, retrouvait une part de son effervescence propre. En décomposition et scandale pour les uns, ce monde était en recomposition, ré-appropriation et bénédiction pour les autres. Aussi, les réflexes, les modes de pensée que l’on avait développés au jour le jour dans l’organisation d’un nouveau mode de vie ne se limitèrent-ils pas à l’obtention de produits de première nécessité. Il y fallut trente années, mais tout y passa.

 

Le système éducatif fut une des premières cibles de la nouvelle façon de penser et l’on s’attaqua d’abord aux écoles qui, en formant des générations de mystiques du quarterly reporting et autres samouraïs de la guerre économique, avaient en fait perpétré - sous prétexte de progrès - des valeurs de prédation. Puis, progressivement, au fur et à mesure que les nouvelles formes d’organisation sociale firent apparaître le besoin de nouvelles compétence, tout l’appareil éducatif fut à son tour recomposé.

 

Après quelques tentatives de sabotage, la Toile survécut qui, dans tout cela, jouait un rôle stratégique: ses protagonistes comprirent qu’en période de mutation, les survivants seraient du côté des révolutionnaires et non de « l’ancien régime ». Ainsi, la « recomposition » stimula des échanges planétaires qui portaient aussi bien sur la façon de fabriquer tel ou tel fromage que sur les processus de décision à mettre en place pour préserver la cohésion d’une communauté et les méthodes pédagogiques pour les enseigner.

 

Aujourd’hui, le monde des hommes se présente comme une myriade d’oasis. La vie, d’une certaine, y est rude. Mais il a retrouvé sa jeunesse. Il chante. Il rêve. Il rit.