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02/02/2023

Systèmes immunitaires 5/7

 

La pire des trahisons est de trahir le meilleur de soi-même

 

« L’âme est ce qui résiste » a écrit Alain. Le roman national fortifie les âmes et leur rapport au pays. Il est le système immunitaire de la nation. C’est pourquoi il n’a pas pour seuls contempteurs des historiens attachés à une vision froide et scientifique de l’histoire. Tous ceux qui souhaitent, pour une raison ou une autre, affaiblir un peuple ont intérêt à en miner le roman national. Les colons australiens l’ont bien compris, qui outre leur politique d’extermination physique des Aborigènes ont aussi conduit une politique de déculturation systématique: enfants séparés de leur famille et coupés de leurs origines de sorte qu’aucune transmission ne fût possible. 

 

L’actualité vient de nous rappeler comment, de nos jours, on biaise l’histoire. On vient en effet de voir qu’au motif de la guerre en Ukraine, les Russes ont été persona non grata à la cérémonie anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Or, c’est leur armée qui l’a libéré!  Immédiatement après la guerre, quand on les questionnait, les Français se montraient conscients du rôle de l’URSS dans l’écrasement de l’Allemagne nazie. Quelques années plus tard, ils l’avaient oublié et, si l’on venait à critiquer les Américains, on s’attirait automatiquement cette réponse: « Ils nous ont sauvés ! »*** Les cimetières américains en Normandie étaient là pour en témoigner, pas ceux des Russes car, même s’ils ont versé beaucoup plus de leur sang que les yankees pour écraser le nazisme, ce fut loin de nos yeux et n'a laissé aucune trace chez nous. C’est dire qu’en peu de temps notre regard sur le monde - et sur nous-mêmes - était devenu ce qui ouvrait les portes de nos cerveaux à l’Oncle Sam. Saisir toutes les occasions d’invisibiliser l’adversaire fait partie des techniques pour infléchir l’histoire que l’on se raconte et qui devient la mémoire des peuples. 

 

Dans la durée et la constance, les Etats-unis d’Amérique sont le principal ennemi du roman national de la France. Pour des raisons multiples, nous sommes le caillou dans la chaussure de l’Oncle Sam. Ils ont donc mené depuis la Libération, après que de Gaulle eut fait échouer leurs projets de réorganisation des pouvoirs au sein de l’espace européen, une guerre psychologique discrète qui jouait sur deux tableaux: abaisser le sentiment de dignité que pouvaient ressentir les Français et se donner à leurs yeux le rôle dominant du généreux bienfaiteur dont la créance morale leur lie les mains à jamais. 

 

Sans trop savoir à qui l’attribuer, on cite souvent la phrase « Lafayette, nous voici! » prononcée lorsque les Etats-unis se décidèrent, en 1917, à entrer dans la Première Guerre mondiale. « Ah! Quelle mémoire, quelle gratitude, ces Américains, n’est-ce pas ? » On oublie de dire que, si le marquis de Lafayette était resté populaire aux Etats-unis pour avoir aidé les colonies à se libérer du joug de la couronne anglaise, à peine avait-il rembarqué que celles-ci prenaient des mesures discriminatoires à l’égard des Français, et que, le conflit de 14-18 enfin terminé, le gouvernement américain envoya à la France la facture de son intervention tardive. Lors de la deuxième guerre mondiale, afin d’encourager les jeunes américains à s’enrôler, on leur raconta que les Français étaient des couards qui, par peur de se battre, avaient abandonné leurs femmes, des femmes particulièrement sensuelles et maintenant en manque de sexe*. Par la suite, le personnage de Pépé le Putois, un dragueur prétentieux et puant, fut souvent associé aux Français. Si le peuple américain et certaines célébrités gardent une affection pour la France ou les Français, il y a outre-Atlantique une élite qui ne la partage pas du tout. J’y vois un rejet épidermique et culturel combiné à la représentation de la « destinée manifeste »** des Etats-unis - leur roman national - et à la vision géopolitique qui en découle. Pendant la guerre, les tribulations du Chef de la France libre avec le gouvernement américain qui a tenté sans cesse de l’écarter pour désigner un satrape, les projets de fractionnement et d’administration de notre territoire à la Libération indiquent une volonté d’en finir avec une nation jugée encombrante.

 

Pour qu’un peuple accepte de ramper, il ne faut pas lui laisser des motifs de légitimité et de fierté. Il était donc nécessaire que les Français cessent d’adhérer au roman national que la geste de la Résistance avait illustré et ravivé, et qu’ils ne soient pas tentés de se prévaloir de l’honneur que de Gaulle avait lavé. Il s’agissait donc, d’abord, de les convaincre qu’ils n’avaient eu aucune part ou presque dans la libération de leur pays, que l’héroïsme de quelques-uns ne devait pas faire oublier la veulerie de tous les autres, que le mérite exclusif de leur sauvetage - malgré les millions de morts du côté russe - revenait aux Américains. Au fur et à mesure que la guerre s’éloignait dans le passé, il devenait plus facile de ciseler la mémoire qui convenait à leur projet. Aujourd’hui, le désintérêt des Français pour leur histoire rend possible toutes les ré-écritures.

 

Mettre en scène le pire d’une personne - ce pire n’aurait-il d’existence que fantasmée et suggérée - et en effacer le meilleur afin de la « casser » est un procédé éprouvé. J’ai vu cette pratique à l‘oeuvre dans un odieux séminaire où les cadres d’une entreprise rachetée devaient, dans un jeu de rôles, mettre en scène le ridicule de leurs anciennes pratiques avant d’endosser celles, salvatrices, de leur nouveau propriétaire. En résumé: vous ne méritez ni n’avez les moyens de la grandeur, votre seul salut est de devenir nos féaux.

 

Dans tout pays, il y a un parti de l’étranger composé de politiques, d’intellectuels et de journalistes. En France, les atlantistes furent largement soutenus par la grande presse. Ils souscrivaient à la narration d’un ridicule petit pays - la France - dirigé par un mégalomane - de Gaulle - prétendant, comme un gamin à la table familiale, donner son avis sur les affaires du monde.  Pour eux, la sagesse et le modernisme étaient de se ranger sous la bannière de l’Oncle Sam et de construire, selon les desiderata de ce dernier, l’Europe la plus docile possible. Ils se gaussaient de la politique d’indépendance énergétique du général et de sa force de frappe, surnommée « la bombinette ». Ils applaudissaient dans les coulisses quand le Concorde, grâce aux arguties américaines sur les nuisances sonores, voyait son envol recalé. Indirectement, sans qu’ils s’en rendissent compte, ils ridiculisaient en permanence ce qui pouvait nourrir la fierté des Français. Cohn-Bendit a mis la cerise sur le gâteau quand il a dit à de Gaulle en mai 68: « Le monde de Tante Yvonne, on n’en veut plus! » Il a gagné: nous avons le monde de Tante Brigitte !***

 

La pire des trahisons est de trahir le meilleur de soi-même. La pire des trahisons qu’un peuple puisse perpétrer contre lui-même est de minorer, sous le prétexte de leur petit nombre, l’importance de ceux qui ont sauvé son honneur. Il ne s’agit pas de s’approprier indument leurs sacrifices mais d’en reconnaître la valeur, une valeur éventuellement expiatoire, et d’en tirer les conséquences qui nous concernent, nous qui venons après eux. Si vous feuilletez un livre comme Dans l’honneur et par la Victoire****, qui rassemble trois-cent-soixante-cinq portraits de Compagnons de la Libération, gens ordinaires de tout milieu que rien ne prédisposait à l’héroïsme, vous comprenez que vous avez un héritage à recevoir, à accepter, à faire vivre et à transmettre à votre tour. 

 

(à suivre)

 

* Mary Louise Roberts, What Soldiers Do: Sex and the American GI in World War II France, University of Chicago Press, 2014. 

** La « destinée manifeste" est une expression apparue en 1845 pour désigner la forme américaine de l'idéologie calviniste selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l'expansion de la « civilisation » vers l'Ouest, et à partir du XXème siècle dans le monde entier (Wikipedia).

*** Passée cette époque « révolutionnaire », « Dany le Rouge » qui a reconnu avoir été approché alors par la CIA mais a nié toute collusion, a fréquenté assidument le centre culturel américain de la rue du Dragon, dont le directeur était un correspondant de la CIA. Entré au Parlement européen, il a voté toutes les décisions favorables à la politique étrangère américaine. Cf. Eric Branca, L’ami américain, Perrin, 2017. 

**** Jean-Christophe Notin, Dans l’honneur et par la Victoire, Une année avec les Compagnons de la Libération, Calmann-Lévy, 2021.