28/02/2024
Sans la moindre prétention réaliste
Des couleuvres, nous en avons avalé. Ils nous interdisaient tout ce que nous désirions et nous imposaient tout ce que nous refusions. Les normes pleuvaient, les unes pour nous rendre impossible le mode de vie que nous voulions adopter, les autres pour nous priver d’informations que nous jugions indispensables à cette fin. Un exemple emblématique: nous subîmes en même temps l’interdiction d’élever nos propres volailles et la suppression de l’étiquetage détaillé permettant de connaître l’origine et le mode d’élevage de celles que l’on trouvait dans les magasins. Puis ce fut au tour des variétés végétales: il fut répréhensible de cultiver dans son jardin certaines plantes aromatiques: des « chercheurs » avaient subitement découvert qu’elles étaient dangereuses et que nous étions trop stupides pour savoir les utiliser. Il ne se passait ainsi guère de mois sans qu’une nouvelle « étude scientifique » n’avertît des dangers de telle ou telle chose jusque là banale. On vit des gendarmes pénétrer dans les jardins et prendre en photo des fanes de carotte qu’ils étaient incapables d’identifier.
En fait, le rêve des « élites » se concrétisait à marche forcée. D’une part, il s’agissait d’avoir sous contrôle tout ce que la population pouvait absorber ou utiliser, et pour cela que tout fût exclusivement produit par le cartel des compagnies mondialisées. Cela entraîna, parmi des dizaines d’activités, la mort des petits éleveurs et restaurateurs locaux. D’autre part, au motif de gérer au mieux les ressources terrestres, il fallait que l’administration sût tout de la vie de chacun. Avec ce leitmotiv qui se voulait logique et rassurant: « si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre! ». Bien évidemment, l’intelligence artificielle était le maître d’oeuvre auquel tout cela était confié. Ses décisions, jamais, n’étaient remises en question par qui que ce fût d’officiel. Il est d’ailleurs probable qu’elles n’étaient même pas analysées: l’essentiel était que les masses fussent sous contrôle.
Adaptation en survie
Au début, nous qu’on appelait « les divergents » avec le frisson qu’on peut avoir en voyant une araignée ou un serpent, nous soulagions nos agacements et nos colères sur les Réseaux sociaux où nous croisions quelques pseudos en souffrance comme nous, mais sans autre résultat que d’attirer des nuées de trolls grossiers et de nous retrouver fichés par les services de sécurité. Un sentiment d’impuissance enragée s’était mis à nous empoisonner et cela d’autant plus qu’à l'époque ceux qui ne partageaient pas notre vision des choses et de l’existence humaine nous traitaient ouvertement avec dérision. Pourquoi nous compliquions-nous ainsi la vie ? Tout n’allait-il pas pour le mieux ? Tout n’était-il pas finalement tout simple ? Ah! la simplicité (ou plutôt la simplification)! Que de gâchis, pour ne pas dire que de crimes, ne commettait-on pas en son nom! Pour nous, les enjeux étaient bien ailleurs que dans l’accès à une vie toujours plus « simplifiée », du moins celle qu’offrait cette société qui simplifiait surtout l’humain, le réduisant à des réflexes conditionnés.
Au milieu des frottements quotidiens de nos opinions avec l’esprit du temps, le coeur de notre résistance était notre refus d’une vision mécaniste de l’humain, d’une existence ramenée à la représentation que s’en faisaient et voulaient nous imposer les trans-humanistes. A partir du moment où l’humain n’est rien de plus que l’animal-machine de Mallebranche, une mécanique un peu plus sophistiquée que les autres mais une mécanique quand même, tout sacré disparait. On peut s’enrichir avec le commerce des organes, transformer le ventre des femmes en usine, produire des chimères dignes de l’Ile du Docteur Moreau. Cette lueur qui émergea, un jour, de l’évolution du cerveau de notre espèce, qui lui fit se poser au cours des millénaires les trois questions de Gauguin: « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? », n’était à les entendre qu’un épiphénomène négligeable. Ces interrogations n’étaient que délires et des notions telles que la transcendance, la liberté, la magie ou la poésie n’étaient qu’illusions. Le matérialisme moral et philosophique résumait l’alpha et l’oméga de l’aventure humaine. Notre histoire elle-même, l’histoire qu’ont vécue les peuples au cours des siècles, était disqualifiée. Car, lorsque le seul repère est l’invention technologique, hier est toujours arriéré par rapport à aujourd’hui. La mémoire n’est qu’impedimenta qui peuvent ralentir la marche forcée. L’amnésie devient la première des vertus des peuples, avec son corolaire: l’iconoclasme.
Nous, les « divergents », nous souffrions chaque matin de nous réveiller dans ce monde qui était de moins en moins le nôtre. Nous souffrions d’être dépossédés en permanence de ce qui nous était cher. Nous faisions partie nous-mêmes, finalement, de ces vieilleries bonnes à jeter à la poubelle, que les médias ne manquaient aucune occasion de dénoncer. « Qui voudrait vivre comme les Amishs ? » répétaient-ils sottement en nous caricaturant.
Las des joutes verbales stériles et déprimantes, nous désertâmes les réseaux si peu sociaux et nous mîmes à chercher nos semblables au delà de notre voisinage habituel. Nous constatâmes qu’ils étaient plus nombreux que nous ne le croyions et même que, dans l’ombre, notre nombre ne cessait d’augmenter. De villages à villages, de cités à cités, des liens discrets se tissèrent entre ceux qui, comme nous, rejetaient le genre de société vers lequel, de gré ou de force, on nous entraînait. Nous retrouver en définitive aussi peu isolés nous apporta dans un premier temps de l’apaisement. De ce fait, nous laissâmes de moins en moins prise à l’agressivité que l’effet miroir favorisait. Tout au contraire, nous résolûmes de ne plus jouer le jeu qui consistait à exacerber les clivages. Des années passèrent où nous continuâmes d’avaler des couleuvres mais au cours desquelles le gros de la population nous reconnut de plus en plus comme de « bonnes gens ». Si l’on persista à nous regarder avec perplexité et incompréhension, cette sociabilité que nous manifestions développa l’écoute de ceux qui ne partageaient pas nos convictions. Comme l’avait écrit il y a deux ou trois décennies l’un de nos ancêtres résistants: « c’est dans l’intimité que les idées peuvent évoluer ». Et non sur la place publique des réseaux sociaux où les pugilats verbaux ne faisaient que les figer et les enraciner.
Nous nous prîmes à espérer que le pouvoir pourrait un jour échoir à des groupes plus favorables aux valeurs, aux formes économiques et au mode de vie que nous défendions - ou qui remettraient à tout le moins un peu de liberté dans l’organisation de la société. En quelque sorte, nous appelions de nos voeux une sorte d'empereur Constantin. Au IVème siècle, celui-ci n’avait-il pas fait du christianisme la religion officielle de l’empire, alors même que les chrétiens ne représentaient que dix à quinze pour cent de sa population ? Funeste espoir. D’élections en élections, nous ne connûmes qu’une succession de promesses lénifiantes aussitôt trahies. Au nom de la liberté, chaque nouveau régime ne fit que rendre plus étroit le carcan qui enserrait une population molle et soumise. Au nom de la liberté d’expression, dans tous les domaines la censure prospéra.
Après des épisodes brutaux qui firent quelques morts et beaucoup de blessés et que l’Etat avait justifiés par la nécessité de faire respecter l’ordre et de libérer des territoires publics occupés par des squatteurs, la répression des divergents que nous étions avait évolué vers une double forme de harcèlement. Harcèlement, que j’ai évoqué, sur les réseaux sociaux, où des armées de trolls rémunérés s’efforçaient de ridiculiser nos opinions, de nous culpabiliser et désigner à la vindicte publique. Mais surtout, harcèlement administratif et policier, fait de vagues successives d’ordonnances et de décrets que suivaient des vagues de contrôles tatillons et humiliants et de taxations coûteuses.
"Et maintenant ?"
Nous faisions ainsi le gros dos depuis des années quand la nouvelle génération commença à s’agiter. « Tout ce que vous avez fait, dans la violence ou la non-violence, à quoi cela a-t-il servi ? Nous vivons furtivement, nous trouvons sans cesse des accommodements avec cette tyrannie que beaucoup autour de nous ne ressentent pas, nous survivons à moitié étouffés en continuant d’espérer on ne sait quel miracle... Et alors ? Et maintenant ? » Ce « Et maintenant ? » devint une sorte de cri. Il réveilla ceux qui en avaient assez de cette adaptation de survie, plus particulièrement les jeunes évidemment mais aussi, parmi les anciens, ceux qui avaient su garder la mémoire de ces décennies d’existences à demi-clandestines. Car le piège est de perdre la mémoire et, de ce fait, de trouver au présent une sorte de normalité. Avec ce « Et maintenant ? » ce fut comme si un courant électrique se répandait à nouveau dans nos réseaux. Une effervescente nouvelle qui, provoquant d’abord des précipitations maladroites, entraîna quelques dérives violentes que l’Etat, quelque peu surpris, ne manqua pas de réprimer durement.
Puis, un soir, une idée surgit.
Un anthropologue de la fin du XXème siècle avait théorisé la théorie des Possibles, Impossibles et Non-impossibles: selon lui, un monde se définissait pas ces trois paramètres. Tant qu’on ne les ébranlait pas, on ne pouvait changer ni de vie ni de société. Les nôtres pouvaient se résumer à la formule latine: hic et nunc. Or, un soir, lors d’une réunion, l’historien de service avait évoqué avec nostalgie ce 16 septembre 1620 où une centaine de Puritains avait quitté l’inhospitalière Angleterre pour créer son propre monde de l’autre côté de l’Atlantique. Il l’avait évoqué avec nostalgie car, disait-il, il n’y avait plus sur la planète de terres vierges où nous pussions fuir et nous installer. Une débat un peu vif s’ensuivit car, firent remarquer certains, ces terres n’étaient pas vraiment vierges et l’on sait quel fut le destin auquel cette immigration accula les peuples natifs. L’historien commençait à se défendre lorsque quelqu’un fit remarquer que la vraie question n’était pas là: les Pilgrim Fathers avaient pu fuir, nous ne le pouvions pas!
- A quoi cela sert-il, alors, d’évoquer cette vieille histoire ?
A quoi un autre répondit:
- Est-on vraiment sûr qu’il n’y a pas de pays où nous serions accueillis avec bienveillance ?
- On en a parlé mille fois, on a évoqué des possibilités, par exemple au Portugal, en Russie, en Amérique latine, en Afrique noire, etc. Mais on n’a jamais dégagé le moindre consensus. Et maintenant, à force de tergiverser, c’est de toute façon trop tard!
- Pourquoi est-il trop...
- Moi, j’ai une proposition à vous faire! On émigre dans notre propre pays!
La jeune femme qui avait prononcé ces mots attendit que le calme revînt puis développa son idée. Nous étions nombreux. Certes, furtifs, diffus au sein de la société, mais nombreux, très nombreux. Imaginons d’abord que nous décidions d’émigrer, peu importe où. De quel métiers, de quels équipements, aurons-nous besoin ? Quelle est la population à atteindre pour former une communauté viable ?
Dans l’assistance, un vieux s’agaça:
- A quoi cela sert-il de calculer tout cela puisqu’on ne sait pas où aller ?
- Je vous demande de mettre entre parenthèse le sujet de la destination et de faire pour le moment « comme si », lui répondit gentiment la jeune femme.
L’homme haussa les épaules en grommelant. La discussion reprit et devint de plus en plus animée au fur et à mesure que le rêve se nourrissait.
Deux heures plus tard, les grandes lignes de l’émigration était largement ébauchées. Pour avancer encore, il faudrait pousser l’étude plus loin, amasser davantage d’informations...
- Et maintenant ? » reprit le grognon qui, un temps, avait éprouvé du plaisir à l’exercice mais se retrouvait face à son réalisme.
- On repasse en revue les pays où nous pourrions nous installer ?
La jeune femme attendit un moment, puis posa à nouveau sa première question :
- Et si nous émigrions dans notre propre pays ?
- Que veux-tu dire ? On rachète des villages en ruines et on s’y installe ?
- A quoi cela servira-t-il ! Regroupés ou non dans un village, on sera soumis aux mêmes lois, à la même administration, comme aujourd’hui !
- Ce n’est pas cela que j’ai à l’esprit.
- Mais quoi, alors ?
- On négocie avec l’Etat la concession d’un territoire où vivre selon nos propres principes.
- Ils ne voudront jamais !
- L’a-t-on déjà essayé ?
- Un territoire, mais où ?
- Aussi farfelu que cela vous paraisse, je vous propose de laisser pour le moment de côté la question du lieu.
Le groupe réuni ce soir-là mit sur le chantier un embryon de charte qui lierait tous les volontaires pour une « migration intérieure » et les constituerait en force de proposition face aux Pouvoirs Publics. Diffusé de groupes locaux en groupes locaux, ce premier document fit l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel vide. Ce fut comme une évidence soudaine. Pourquoi n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Du fond de milliers d’âmes s’éleva une puissante vague d’espoir. Lorsque la rédaction du document fut stabilisée, ce furent des dizaines de milliers de personnes qui se déclarèrent volontaires pour cette forme de migration. Une délégation fut alors chargée de négocier l’attribution d’un territoire avec les Pouvoirs Publics. Les représentants de ceux-ci manquèrent tomber de leurs fauteuils. Certes, le Renseignement n’avait pas été complètement sourd à ce qui se tramait, mais comme tous les échanges s’étaient fait par courrier postal et non numérique, l’essentiel lui avait échappé. La surprise des médias ne fut pas moindre et, malgré les objurgations de la puissance publique qui voulait étouffer l’affaire, le sujet était trop exceptionnel pour que tous acceptassent de le taire.
Le gouvernement, qui avait du mal à cerner le phénomène, tenta alors de gagner du temps. Il nous envoya ses négociateurs les plus retors. Mais notre délégation s’était préparée à cela de longue main, elle maintint la pression, et, devant les manœuvres dilatoires de ses interlocuteurs, des mouvements non-violents commencèrent à apparaître partout. S’éteignant ici et se rallumant ailleurs en une valse lancinante, ils désarçonnaient les forces de l’ordre qui couraient d’un lieu à un autre comme des canards sans tête. La stratégie convenue était de ne pas laisser souffler les autorités. Ce fut un combat pied à pied, mais face à un phénomène complètement inédit les politiques avaient toujours un temps de retard. Leurs représentants finirent par donner un accord de principe, comptant que la discussion du lieu à attribuer pourrait permettre, en s’éternisant, de noyer le poisson. Mais nos délégués les firent avancer sans leur laisser reprendre haleine. Lorsqu’un accord fut proche d’aboutir et comme l’Etat, pour sa perte de souveraineté sur une part de son territoire, demandait une indemnité qui dépassait les moyens des migrants, une seconde charte circula qui rassembla en quelques jours des centaines de milliers de signatures: tous ceux qui, sans vouloir déménager, s’engageaient à mettre des moyens matériels et financiers au service de leurs frères et soeurs.
Un territoire nous fut finalement concédé sous condition que nous ne ferions pas de prosélytisme au delà de nos futures frontières. Je passe rapidement sur la suite, car tout le monde l’a en mémoire. Il nous fallut des années avant que nous réussissions à donner à notre modeste état une homéostasie durable. Si ces premiers temps furent parfois très rudes, ils furent moins dramatiques que ceux des Pilgrim Fathers sur leurs nouvelles terres. Il fallut d’abord rassurer les habitants de ces lieux pour qui nous étions d’étranges envahisseurs, si semblables à eux et si différents en même temps. Nous étions sociables, et ils le savaient, mais la propagande gouvernementale s’était donné pour objectif de nous rendre la tâche difficile, aussi notre image était quelque peu brouillée à leurs yeux. Nous élaborâmes en commun un modus vivendi respectueux de tous. Un certain nombre d’entre eux choisit cependant de s’en aller. Ils n’eurent aucun mal à vendre maisons et exploitations aux immigrants que soutenait la deuxième charte. Notre autre grand chantier fut de passer d’une monoculture intensive, qui était dominante sur ce territoire, à une agriculture de subsistance, c’est-à-dire diversifiée sur un sol régénéré. En même temps, nous devions apporter le plus grand soin à nous organiser en véritable démocratie.
Nous voilà en l’an de grâce 2033. Nous sommes une des milliers de communautés qui, au cours des millénaires, ont osé réinventer la société. Ma vie personnelle y a trouvé son sens. Mes descendants peuvent envisager l’avenir sous les meilleurs auspices. Qu’y a-t-il de plus exaltant que de pousser des portes invisibles ?
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03/02/2024
Créer du manque
Tous les efforts de notre espèce, depuis la nuit des temps, tendent à combler les manques qu’elle ressent, qu’ils soient matériels ou psychologiques. Il en est de même pour nous tout au long de notre vie personnelle. Alors, pourquoi proposer de créer du manque ?
Le manque est ce qui nous fait bouger et éventuellement réfléchir. Le manque de sécurité, de lumière, de chaleur, nous a fait inventer le feu. Encore faut-il prêter l’oreille au manque. Y a-t-il de la place, dans nos vies, et singulièrement dans une vie qui comme beaucoup aspire à une bifurcation, pour accueillir un manque qui pourrait être créateur ?
Créer du manque nécessite de créer du vide. Si nous pouvons estimer que notre vie est vide sur certains plans, par exemple que nous avons un bullshit job, en revanche notre temps est loin de l’être et nous faisons d’ailleurs de notre mieux pour n’y pas laisser d’interstices. Parmi d’autres habitudes - et avec les meilleures raisons du monde - les smartphones illustrent notre horreur du vide. Ils occupent davantage notre attention que le visage de nos semblables et les paysages de notre vie, et ils s’insinuent sournoisement dans nos occasions de recueillement ou de convivialité, créant et élargissant des fissures dans notre présence au monde, aux autres et à nous-même. On dirait d’ingénieux animaux se nourrissant de l’attention humaine, qui nous apprivoisent et se glissent dans le moindre entrebâillement de notre "temps de cerveau disponible". D’évidence, ils représentent une réponse à des besoins que nous ressentons. Selon l'économiste chilien Manfred Max-Neef(1932-2019), nos sociétés sont le produit des réponses que nous donnons à nos besoins. Ces réponses peuvent être justes, mais il y a aussi ce qu’il appelle des « pseudo-réponses », des réponses inhibitrices et des réponses destructrices, et, évidemment, toutes ont leur impact d’abord sur nous-mêmes, individuellement et collectivement, puis sur notre société*.
On peut essayer d’esquisser cet impact s’agissant du smartphone. D’abord, l’achat et l’utilisation du smartphone dessinent une économie, celle des transferts de richesse vers le modèle capitaliste, avec les effets sociaux et écologiques de leur fabrication et les conséquences politiques résultant de l’accumulation considérable entre quelques mains du pouvoir que donne l’argent. Si je regarde maintenant les contenus que l’ustensile me propose, je vois qu’il est le véhicule de modes, d’injonctions et de stimulations orientées. Il est aussi, comme on peut le voir sur les réseaux sociaux auxquels il donne accès, le diffuseur d’émotions plus ou moins saines. Il est devenu l’un des principaux réseaux de distribution des producteurs du « médiavers »**, cette bulle artificielle qui nous entoure, qui se surajoute au monde réel et parfois le travestit.
Ensuite, quand je lève les yeux de son écran et regarde autour de moi, je vois des corps proches mais des esprits éloignés les uns des autres par l’objet de leur attention. Au delà de cette observation immédiate, j'appréhende une société qui est davantage une juxtaposition d’individus qu’une communauté, où l'on a de plus en plus de mal à sortir de son quant-à-soi et où on est plus à l'aise à converser avec les ombres croisées sur le Net. Je vois aussi une population pour laquelle participer - l’un des dix besoins énoncés par Manfred Max-Neef - se réduit à des « clicks » au détriment de l’interaction réelle et du « terrain ». Je vois également que la transmission de la mémoire est retirée aux vivants pour être laissée à un système opaque: les recettes de cuisine en sont un exemple, qui ne passent plus de la grand-mère au petit-fils. Pour en revenir au thème de ce billet, je vois le pompage - et l’orientation - de notre attention, qui fait de nous des absents des lieux où nous pourrions faire des choses réellement concrètes.
Imaginons quelqu’un qui se libère d’une addiction qui lui coûte par exemple 300 euros par mois. Cela doit représenter approximativement la consommation d’un paquet de cigarettes par jour. Que va-t-il pouvoir faire avec cette somme ? Quels sont les nouveaux possibles, les nouvelles expériences, qu’il pourra faire entrer dans sa vie ? Supposons maintenant que, pendant huit jours, un mois, six mois ou une durée indéterminée, vous n’ayez plus l’accès à l’univers qui vous est proposé en ligne. Soit vous n'avez plus de smartphone, soit vous n'avez plus les accès, peu importe la cause: le résultat est du temps libéré. Voilà qui créerait un vide. Qu'en feriez-vous ?
"C'est par le vide que le plein se révèle."
* Je donne un cours mensuel à l'Association Philotechnique de Paris où je fais une adaptation de la pensée de Manfred Max-Neef à notre situation en Europe.
** Néologisme forgé par le philosophe Alexis Haupt sur les mots "univers" et "médias": univers construit par les médias. C'est une transposition de la caverne de Platon.
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