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06/12/2010

Evasions

 

Les générations qui nolens volens vont quitter la scène ne supportent pas que la jeunesse puisse construire un autre monde - matériel et idéologique - que celui qu'elles laissent. De tout temps, les princes, comme pour se survivre, ont voulu enchaîner l’avenir. Ceux d’aujourd’hui n’échappent pas à la règle. Mais l’impermanence reprend toujours le dessus et à chaque nouvelle génération il est donné sa chance d’être un peu l’auteur du monde dans lequel elle va vivre.

Je veux donc croire que les princes qui règnent aujourd’hui n’empêcheront pas la métamorphose. Le monde que nous laissons à nos enfants et à nos petits-enfants est intrinsèquement inviable et injuste. Inviable : la croissance dont on attend le remède au chômage, à l’appauvrissement et au déclin de nos systèmes de protection sociale, cette croissance détruit l’écosystème dont nous dépendons. Pour cuisiner notre junk food nous brûlons le bateau qui nous porte. Injuste: ce monde est fait d’institutions, de comportements, mais aussi d’idées et d’idéologies. Au nom de l’infaillibilité des marchés, nous avons dérèglementé. Cela n’a servi qu’à rendre plus riches les riches et plus pauvres les pauvres - et surtout plus puissants ceux-là, plus faibles ceux-ci. La concurrence, dont les exigences - nous a-t-on prêché - sont source de tout progrès, a mis l’humanité à la botte des compagnies globales et des financiers.

On pourra me citer des interstices où l’exception confirme la règle. Je conseille de lire Un monde nouveau, le rapport de Federico Mayor, et j’invite à regarder l’évolution de la répartition des fortunes et des revenus aux Etats-Unis au cours de ces dernières années (cf. http://www.youtube.com/watch?v=H5OtB298fHY&feature=pl... ). S’il en est besoin, on peut aussi relire l’histoire des subprimes et attendre ses prochains épisodes.

Parallèlement, notre civilisation – si on peut encore lui donner ce nom – s’efforce de produire des obsédés de biens matériels et de paraître, qui soient en même temps de bons petits soldats. Des hommes et des femmes qui, chaque jour, se renoncent, abandonnant leur « temps de cerveau disponible » au nouvel opium du peuple que dispensent les médias et la publicité. Des hommes et des femmes pour qui la réussite consiste à toucher les gages et à porter la livrée dorée d’un valet du système. Cela tandis qu’à leur porte, chaque jour, d’autres humains se zombifient pour pouvoir survivre, acceptant ou mendiant des jobs de plus en plus creux afin simplement de payer leurs crédits et leur loyer et de préserver un minimum de dignité. La classe moyenne, dont l’importance et le niveau de vie sont le signe du progrès social, est en train de décrocher chez nous comme elle a déjà encore plus nettement décroché aux Etats-Unis. Or, comme dit le proverbe, quand les gros maigrissent, les maigres meurent: un peu plus loin, mais pas tant que cela, d’autres humains de plus en plus nombreux perdent pied. Ils dorment sur les bouches de métro ou se sont habitués à vivre d’activités plus ou moins criminelles dans les zones que la République préfère abandonner.

Il y a des paradoxes insupportables. Les spéculateurs prétendent qu’il faut mettre les peuples au régime alors qu’une pincée d’oligarques s’attribue année après année des parts de plus en plus grandes du gâteau de la croissance. Il faut soutenir la sacro-sainte consommation, mais, plutôt que leur en donner les moyens par du travail et des salaires, on préfère que les pauvres empruntent. A Paris, pendant que l’on retrouve dans les poubelles – à l’instar des autres grandes villes d’Europe - 40% de la nourriture produite, un jeune homme ou une jeune femme qui travaille honnêtement pour un SMIC, n’a plus un sou en poche une fois payé son loyer. A moins qu’il ou elle se loge au diable vauvert et rajoute trois à quatre heures de transports quotidiens à son temps de travail. Le mot d’ordre de ce monde semble bien être le Vae victis ! de Brennus.

Le système qui a produit ces règles du jeu tient bon car les fortunés et les politiques font désormais chambre commune. C’est qu’il s’agit pour eux de conserver la haute main sur ce que le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle « le parc humain ». Mais on ne retient pas l’eau, même en serrant les poings. Les nouvelles générations n’ont pas notre naïveté. Comme le dit la Bible : les parents ont mangé des raisins verts et les enfants ont eu les dents agacées. Les jeunes gens qui arrivent sur le marché du travail ont déjà commencé à refuser le parc qu’on leur destinait. Ils sont désormais moins nombreux ceux qui, pourvu qu’on les paie, se désintéressent des activités et de l’éthique de leur employeur. Ils le sont encore moins ceux qui, par besoin de reconnaissance, sont prêt à accepter n’importe quoi des chefaillons, cultivant même le syndrome de Stockholm. Certains sociologues les appellent « la génération Y ». Quel que soit le nom qu’on leur donne, les exemples se multiplient de jeunes gens brillants, qui pourraient entrer dans de grandes compagnies aux enseignes flatteuses, et qui choisissent une autre aventure, celle de l’art, de l’humanitaire, du care, de la micro-entreprise, voire de l’agriculture paysanne. Au risque d’être dépossédés d’eux-mêmes, ils préfèrent celui d’une moindre sécurité et d’un mode de vie plus modeste.

Il n’est pas étonnant qu’un feuilleton comme Prison break ait eu du succès. Il faut toujours se demander ce qui entre en résonance quand une histoire ou un film rencontrent la faveur d’une large audience. Prison break parle symboliquement de l’inconscient d’une population qu’un obscur sentiment d’injustice et de rébellion commence à habiter. Prison break, comme son titre l’indique, parle de briser les barreaux de la cage, de s’évader du parc des prisonniers. Ceux qui veulent léguer un monde ne varietur ont du souci à se faire.