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23/05/2011

Le sourcil de Raminagrobis

Ou: De l'exercice du pouvoir.

 

Raminagrobis fit son entrée dans la salle de réunion et, presque instantanément, les bavardages moururent. Au sortir du couloir, la lumière qui entrait par la large baie, juste en face de lui, était aveuglante. Raminagrobis fronça le sourcil. C’était peut-être l’effet de la lumière. C’était peut-être d’avoir saisi dans la rumeur déclinante le nom exécré d’un hobereau qui, sans le défier ouvertement, n’en faisait qu’à sa tête depuis des années. C’était peut-être les deux. Ou aucun des deux.

 

Tout le monde retint son souffle.

 

Raminagrobis s’assit sans un mot, conscient des yeux qui, comme toujours, restaient fixés sur lui. Il posa un bout de papier sur la table, l'examina, puis, par-dessus ses verres en demi-lune, balaya l’assistance du regard, comme s’il se demandait laquelle des souris allait faire ce jour-là son hors-d’œuvre.   

 

- Machin n’est pas là ?

 

Raminagrobis laissa durer le silence. Il aurait pu sentir l’odeur de la peur autour de lui. Il s’amusait de cela. Il s’amusait de la crainte qu’il inspirait à ces hommes qui, à l’extérieur, impressionnaient leur entourage et arboraient des manières de maréchaux, et qui, dans cette pièce, étaient comme des petits garçons qui craignent d’être grondés. Il en jouait. C’était un jeu utile.

 

C’était un plaisir d'autant plus piquant que, au bout de vingt ans de règne, chacun aurait pu trouver dans les coulisses de l'histoire quelque casserole qui l'eût affaibli, de quoi le mettre en contradiction avec lui-même, voire fomenter un renversement. Mais Raminagrobis avait su faire. Aucun n’avait assez de confiance dans un seul des autres pour se livrer à une telle aventure. Aucun, harassé des tâches qu’il exigeait d’eux, n’avait assez de temps, d'énergie et de recul pour mûrir une mutinerie. Aucun ne trouvait plus d’avantage à la liberté qu’aux privilèges dont lui, Raminagrobis, pouvait le faire bénéficier.   

 

A la cour de Raminagrobis, il n’y avait que des hommes. Entendez : que des « mecs ». Raminagrobis les connaissait bien. La psychanalyse, pour lui, était une foutaise, mais il savait leur point faible fondamental, issu de leur relation à l'image paternelle. Cette vulnérabilité, cette faille proprement masculine, il en percevait les nuances propres à chacun et savait en jouer. Il n’y avait donc, autour de lui, que des hommes, car, contrairement à ce que laisserait croire leur réputation de virilité, ils sont faciles à diriger. Les femmes, c’est tout autre chose. Les moyens existent d’exercer un ascendant sur elles, mais ils sont différents. Même s’il aurait su faire, c’était un registre que Raminagrobis n’aimait pas. Les hommes, c’est tellement plus simple.

 

Celui qui pensait avoir déclenché le froncement de l’impérial sourcil en prononçant imprudemment le nom détesté attendit ce jour-là une suite qui ne vint pas. La réunion, brève, se termina sans que le maître revînt sur le sujet. Mais l’affaire continua de le hanter et elle le hanta d’autant mieux qu’il ne s’était rien dit, rien passé. Comme Raminagrobis évoquait souvent le sujet de ce hobereau, fût-ce sur le ton de la boutade ou de l'éructation, ce silence ne laissait pas, finalement, d'être étrange. Au petit matin, le bavard maladroit finit par trouver une interprétation plausible du « non incident » de la veille. Raminagrobis, sans nul doute, attendait de voir lequel de ses preux chevaliers devancerait ses attentes.

 

C’est ainsi que, sans qu’on puisse l’accuser d’avoir ordonné quoi que ce soit, Raminagrobis fut finalement débarrassé, un jour, du hobereau récalcitrant.

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