31/08/2011
De la nécessaire impermanence
Nous avons tous à l’esprit cette histoire d’un vieil original finissant par défunter dans une maison en ruines qu’il n’entretenait pas et qu’il refusait de céder aux héritiers plus jeunes qui en auraient pris soin. Souvent, l’histoire se corse du caractère du bonhomme qui, le fusil à la main, voyant des menaces partout, ne laisse s’approcher personne, pas même le couvreur ou le plombier que lui envoie sa famille. Et, pour couronner le tout, alors qu’on s’imagine que le malheureux a laissé les lieux à l’abandon faute de moyens, il arrive qu’on découvre parfois sous un matelas quelque petite fortune qui eût suffit largement au sauvetage de la demeure et à son entretien.
Sans aller à de tels extrêmes, chacun d’entre nous peut avoir des échos de semblables histoires dans sa propre famille. Cela fait partie de notre humanité. Lorsqu’on atteint un âge avancé, vient un moment où retenir la vie, c’est conserver les choses en l’état, ne toucher à rien et ne laisser toucher à rien. Je pense à cette réflexion d’une personne qui regrettait que les arbres de son parc eussent grandi : certes, ils n’en étaient que plus beaux, elle le reconnaissait, mais ce n’était plus comme avant... Je pense à une autre vieille dame, de condition plus modeste, veuve de bonne heure, dont l’appartement était devenu le musée de ses belles années. Quand sa machine à laver tomba en panne, elle entra dans une grande colère parce que ses enfants lui proposaient de la remplacer. Elle préféra faire sa lessive à la main. Ainsi entra-t-elle dans le XXIème siècle, dans un décor qui, issu des années 50 du siècle précédent, eût été charmant s’il ne s’était décati. Les objets de sa période bénie, fussent-ils abimés ou détraqués, restaient à leur place, comme de vieux vassaux qui, taxidermisés, conserveraient leur rang à la cour. Quand on lui proposait de rafraîchir un papier-peint, de troquer la baignoire qu’elle avait du mal à enjamber contre une douche à l’italienne, ou de jeter quelque nid à poussière, elle s’y opposait d’emblée et toute discussion se terminait sur un catégorique : « Je suis chez moi ! » Alors, autour d’elle, la vie se figeait. Les lieux reflètent l’agonie de l’âme qui commence parfois bien avant celle du corps.
La vie ne peut se figer sans s’éteindre. Elle est flux et transformation. L’impermanence est son cours. Elle est échange et il nous appartient de rester dans l’échange avec elle. Elle ne nous ferme pas la porte, c’est nous qui la lui fermons quand nous prétendons que les choses doivent rester telles qu’un jour elles furent, saisies comme sur une plaque photographique. Il semble que notre âme dans certains cas - et notamment celui de la vieillesse - s'adonne à une forme d'autarcie et refuse les échanges que lui propose la vie, les choses qui apparaissent, les arbres qui poussent, les enfants qui grandissent, les techniques qui évoluent... Comme un pays qui se retranche à l’intérieur de ses frontières et dont la police d’immigration ne laisse plus entrer personne. Alors, on reste avec soi-même, à se répéter une histoire finie. La métaphore peut d’ailleurs s’inverser : il y a des pays, à l'image des personnes, dont cette autarcie totale est le rêve et c’est sans doute un signe du vieillissement de leur âme. Mais, quand elle accepte de moins en moins de stimuli de l’extérieur, surtout si les sens malheureusement sont atteints, l’âme se ressasse. Un jour, elle ne voit plus que ce qu’elle a déjà en elle. Alors, on ramène progressivement tout à des représentations que plus aucun apport extérieur ne corrige. On essaie illusoirement - souvent sans en avoir conscience - de figer le monde extérieur - celui que l’on contrôle du moins : sa maison, son appartement, la façon de faire les choses, de vivre - à l’image de ce qui s’est figé en nous. « Cela a toujours été ainsi, ce n’est pas maintenant que cela va changer ! »
Ce qui est vrai des vieilles demeures où le soleil n’entre plus l’est également des Etats mais aussi des entreprises. Le vieux chef qui déclara péremptoirement : « L’infanterie sera toujours la reine des batailles » alors que l’irruption du moteur révolutionnait la stratégie, de ce point de vue-là est un personnage emblématique. Ce qui est redoutable, c’est lorsque l’ankylose des idées a pour béquille l’autorité que donnent les victoires d’hier ou d’avant-hier. Un passé glorieux est le pire des pièges et d’abord pour le stratège lui-même : il l’encourage à refaire sans cesse ce qui lui a réussi en le gardant de voir ce qui a changé. Mais, en outre, il aveugle aussi son entourage et le paralyse. Il empêche, chez lui et chez les autres, la lucidité qui ferait prendre conscience du risque qu’il devient en vieillissant et, sous le prétexte d’une compétence dont il a l’exclusivité, il l’attache en plus au pouvoir. Je me souviens d’avoir lu il y a fort longtemps, dans le magazine « L’Entreprise », un reportage sur les tréfileries du Nord. Un patron, qui avait pris son fils avec lui à l’usine, déclarait au journaliste : « Comment voulez-vous que je lui donne les rênes ? Il n’a pas encore assez d’expérience ! » L’homme qui parlait ainsi avait plus de quatre-vingts ans et son fils plus de cinquante, dont une vingtaine passée dans son ombre. Il est vrai que, si l’expérience se mesure à la durée, jamais les fils n’auront la légitimité de succéder à leur père ! Vous imaginez comment une telle histoire peut se terminer : dans le sang et les larmes. On attend la bêtise qui donnera le courage de pousser l’ancêtre dehors, en espérant qu’on la verra assez tôt et qu’elle ne sera pas fatale à l’entreprise. Mais que de douleur parce qu’avec la vieillesse ne vient pas toujours la sagesse de savoir passer la main !
Amis de ma génération, nous qui avons le privilège de voir s’étirer encore chaque année nos perspectives de longévité, je ne vous invite évidemment pas au suicide ! Mais pensons à notre entourage, pensons à ceux sur lesquels nous risquons de projeter une ombre qui s’allongera vingt ou trente ans de plus qu’elle ne l’aurait fait il y a un siècle. Quelles que soient nos qualités et la grandeur de nos réalisations et dussions-nous vivre en bon état jusqu’à cent-cinquante ans, ayons la générosité de leur faire place afin qu’ils puissent écrire leur propre histoire. Ne les obligeons pas à vivre dans notre monde, qu’il prenne ou non les allures d’un palais momifié, et ne gelons pas les trésors que nous n’utiliserons pas. D’ailleurs, il est des trésors, comme ces titres russes que j’ai découverts un jour dans une maison dont on m’avait confié la vente, qui se démonétisent. Alors, écoutons plutôt ce que nous dit Jung des phases de la vie et, au moment qui convient, sachons tourner nos intérêts du bon côté afin que chacun ait l’épanouissement qui convient à son âge. Il ne manque pas de jardins à cultiver. La vie est flux. Ne l’entravons pas. Ni en nous, ni pour les autres.
Les éditions Hermann viennent de publier une sélection de chroniques de ce blog sous le titre Les ombres de la caverne : http://www.editions-hermann.fr/ficheproduit.php?lang=fr&a...
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