25/09/2011
De deux Davis
Alors que les manifestations de soutien et les admonestations à l’Etat de Géorgie se multipliaient, je ne me suis pas senti d’aborder le sujet ici. J’ai signé la pétition, jugeant qu’une erreur judiciaire qui préserve une vie est préférable à une erreur judiciaire qui l’enlève. La peine de mort est une condamnation sans recours. La barbarie d’Etat, fût-elle légitimée par des lois des procédures respectées reste une barbarie. On reproche à l'assassin ce qu'on va lui faire subir. Quant à l’aspect dissuasif de la peine capitale, il ne peut même pas être démontré : les pays qui la pratiquent encore n’ont pas un niveau de sécurité supérieur au nôtre ! L’impression que j’ai, c’est que la peine de mort subsiste parce qu'elle répond au désir de vengeance d’une population, non à son besoin de justice. C’est donc un lynchage légalisé, pas autre chose. Mais là où la barbarie d’Etat a atteint un sommet, c’est quand le malheureux Troy Davies a passé ses quatre dernières heures attaché sur le siège létal à attendre une grâce éventuelle qui n’est pas venue. Cette cruauté institutionnelle, qu’elle soit couverte ou non par des procédures officielles, reste une abomination. Elle démontre qu’on peut avoir un état de droit, des structures démocratiques, et se comporter, parfois, comme les pires des arriérés. La coquille ne fait pas tout.
Dans ma naïveté, je n’étais pas loin de croire que Troy Davis bénéficierait enfin d’une grâce, ne serait-ce qu’au bénéfice du doute qui, à lire ce qui s’est diffusé, paraissait énorme. Mais alors, l’émotion dépassée, comment expliquer le rejet final et l'exécution ? On en est, bien sûr, réduit aux supputations. Cependant, essayer de comprendre un phénomène qui nous scandalise est la meilleure chose à faire et peut-être, aussi, le plus fertile pour l’avenir. Alors, oui, qu'a-t-il pu se passer ?
La première chose qui me vient, c’est d’abord de questionner ma propre naïveté. Pourquoi ai-je cru, un moment, que Troy Davis serait gracié ? Parce que, comme d’habitude, je me suis laissé bercer par la vieille histoire de la Raison confrontée aux Passions et prenant le dessus ? Probable. Mais les gars, là-bas, ils ont été raisonnables, ils ont respecté les procédures et, là-dessus, il faut savoir que nos amis américains sont plus pointilleux qu’un rond-de-cuir de chez Colbert. Ce serait donc plutôt l’inverse : ils n’ont écouté que la raison, la froide raison, quand nous, nous étions dans l’émotion, la compassion - quand nous nous identifions à ce malheureux dans le couloir de la mort. Nous nous sommes racontés une histoire dans laquelle nous leur avions donné un rôle, mais eux, de fait, ils étaient dans une autre.
Alors, la deuxième chose qui m’est venue, c’est de m’imaginer à la place des gars de là-bas, ceux qui avaient le pouvoir d’épargner Troy Davis et qui ne l'ont pas fait. Le monde entier semblait s’élever contre eux. Ce sont eux, en définitive, que l’on jugeait. C’est contre eux que se gonflait un tsunami de pétitions, d’interpellations, d’admonestations. D’une certaine manière, leur intelligence et leur autorité étaient contestées à la face de la planète. Leur pays aurait dû se soumettre aux états d’âme étrangers! Alors, pour en finir avec cette contestation, ils ont choisi de montrer à l’opinion qu’ils étaient capables de la braver. C’est un des principes que j’ai décelé chez les gens de pouvoir : ne jamais se laisser emprisonner dans ce qui paraît impossible aux autres, ne jamais leur laisser dicter ce qui doit se passer sur le territoire que l’on contrôle, qu'il s'agisse d'annuler un grand raout ou de couper une tête. Romulus tue son propre frère et, par là, il fonde Rome. Il se peut, et cette supposition est infiniment dérangeante, que le tollé mondial en faveur de Troy Davis ait contribué à la décision inverse de celle qu’il voulait obtenir. Vous me direz que, s’ils avaient eu une once d’humanité, les gars de là-bas n’auraient pas dû choisir cette logique. Possible. Ce qui compte pour moi, c’est de comprendre, pour être plus efficace la prochaine fois.
Au vrai, j’ai eu aussi l’impression rétrospective qu’on s’était quelquefois laissé aller à ce jeu psychologique qu’Eric Berne, le fondateur de l’Analyse transactionnelle, avait surnommé « Cette fois, salaud, je te tiens ! ». Ah ! prendre l’autre en défaut, lui clore le bec, lui mettre le nez dans sa mouise ! Il y a de la jouissance, mais une jouissance malsaine, à nommer un méchant et à le traquer. Après l’exécution de Troy Davis, j’ai lu un texte sur Facebook où, arguant d’études scientifiques, l’auteur mettait le peuple américain plus bas que terre. C’était du niveau de la littérature contre les Juifs avant la guerre et c’était manifestement signé d’un pseudonyme. J’ai essayé de lui faire entendre que cette généralisation était, par principe, aussi fausse qu’injuste. C’était évidemment peine perdue. Quand on tient un bon méchant, sur lequel on se sent légitime à défouler ses colères, ses rancunes, ses frustrations et ses préjugés, on a une mâchoire de bouledogue ! En tout cas, je n’ai jamais vu qu'on puisse éteindre la haine avec de la haine.
On peut s’interroger sur la capacité d’une mécanique comme celle que l’on a vue à l’œuvre, à laisser s’introduire le doute, mais on doit surtout se demander comment on pourrait l’aider à l’accueillir. J’ai beaucoup pensé ces derniers jours au film de Sidney Lumet : Douze hommes en colère. Dès les premières minutes, on voit que la cause est entendue : le jeune homme a assassiné son père, cela ne fait aucun doute. De toute façon, vu son milieu social, ce n’est que de la racaille pour la chaise électrique, bon débarras ! Parmi les jurés, cependant, il est un homme – qui d’ailleurs s’appelle Davis… - qui ne partage pas cette conviction. « Vous le croyez donc innocent ! » l’apostrophe, scandalisé, un de ses collègues. « Je ne sais pas s’il est innocent. Je souhaite juste qu’on en parle » répond Davis. Toute la démocratie est contenue dans ces mots : « Je souhaite juste qu’on en parle ». Sans violence mais avec courage et constance, Davis va conduire le jury à en parler, à prendre le temps qu’il faut pour en parler. En passant, le film nous montre comment, dans l’esprit des uns et des autres, la thèse de la culpabilité avait trouvé un écho propice. Finalement, le jeune homme sera acquitté.
La première leçon de ce film, c’est qu’une instance démocratique ne vit pas de ses procédures. Elle vit des hommes qui y assument leur rôle d’êtres pensants et qui y exercent leur liberté de parole. Avec les membres d’un conseil d’administration, au cours d’un séminaire que j’avais conçu ad hoc, nous avons étudié l’œuvre de Lumet dans le détail, afin de voir comment la mécanique des procédures et du mental de chacun peut prendre le dessus pour produire des décisions sans intelligence. L’autre leçon que nous avons tiré de cet examen concerne le registre des interventions : la non-violence. La puissance du Davis du film, c’est qu’il n’agresse jamais, même quand il l’est lui-même. Par cette posture, il n’accroît pas les résistances qui sont déjà bien assez fortes quand l’huis-clos commence.
Je terminerai sur une interrogation. Dans combien d’instances de décision - conseil d’administration, comité de direction, jury, conseil municipal, etc. – les décisions se prennent-elles en conscience, sans aucune concession au fonctionnement machinal de l’esprit ou des structures ? Dans combien de situations aurions-nous pu être le Davis de Douze hommes en colère et avons-nous choisi de ne pas l’être ?
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Commentaires
Comme vous j'ai osé espérer jusqu'au dernier moment que Troy Davis ne serait pas exécuté. Mais c'était ignorer le contexte politique dans lequel se trouve ce pays en ce moment : période pré électorale... Il n'avait aucune chance d'échapper à la mort... et pendant ce temps dans d'autres pays on continue de tuer, exécuter chaque jour... pendre au bout d'une corde ! Le monde est cruel.
Écrit par : Françoise | 26/09/2011
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