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15/12/2012

Eloge de l’aveuglement et de l’ignorance

 

 

Dans le conte du cinéaste Night Shyamalan, The Village (2004), c’est une jeune fille aveugle, Ivy Walker, qui, en voulant sauver le jeune homme qu’elle aime, qui fait office de médecin, révèlera le pieux mensonge sur lequel est bâtie sa communauté. Comment cela arrive-t-il ? Par une indiscrétion, Ivy a entendu parler d’un lieu, au delà de la forêt, où elle pourrait trouver du secours. Tâtant le chemin de son bâton, elle s’en va. Or, la communauté - qui a une petite allure de village d’il y a deux ou trois siècles - a pour fondement la peur. C’est la peur qui fait que les gens restent ensemble et ne se risquent pas au delà de la ceinture de bois qui l’entoure. Celle-ci serait peuplée d’êtres maléfiques qui, d’ailleurs, se manifestent de temps en temps, se laissant entrevoir, laissant des traces. Mais, quand on est aveugle, on entend seulement ces histoires, on ne voit pas les signes. Au contraire, pour se déplacer on met en oeuvre d’autres sens, et ceux-là ne repèrent pas les créatures effroyables censées vivre là. En outre, quand on est mû par le coeur, on met un pied devant l’autre - ne s’appelle-t-elle pas Walker, celle qui marche ? - et on écoute davantage son intuition que ses inquiétudes. Soudain, Ivy Walker va débouler sur une route qui a toutes les apparences d’appartenir à notre monde. D’ailleurs, le véhicule qui s’arrête et l’emmène est bien de notre époque. On découvre alors que les pères fondateurs de la communauté, qui ont souffert des cruautés du XXème siècle, se sont retirés en ce lieu reculé et ont inventé la légende des menaces de la forêt pour dissuader ses membres de revenir dans l’enfer de la modernité. 

 

J’aime ce conte. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il démonte les mécanismes qui nous enferment et parce qu’il le fait sans manichéisme. Les fondateurs de la communauté ont réellement souffert de la démence de ce monde. Ils l’ont vu assassiner ou meurtrir absurdement des êtres chers. Ils me font penser à cette statuette de Käthe Kollwitz, de 1937, que vient de me faire découvrir, lors de son interview pour Commencements 4, Alastair Hulbert. On y voit un groupe de mères qui se tiennent en cercle, les unes tournées vers l’extérieur, les autres vers l’intérieur, et qui abritent leurs enfants d’on ne sait quelle horreur derrière leurs grands sarraus. L’actualité, hélas!, avec le massacre de Newton ou le suicide de Jacintha Saldanha, vient une fois encore de nous donner des exemples de la démence de ce monde. Alors, bien naturellement, les héros de The Village, ont voulu créer un lieu à l’abri de toute contamination, une sorte de bulle où vivre heureux et sains à l’écart des vices et des violences et des dégénérescences qu’ils engendrent. L’absence de technologies de communication - Internet, télévision, radio, téléphone - protège de la pollution psychologique et de la curiosité que pourrait susciter «la grande Babylone»: ne pas savoir qu’elle existe est la première façon de s’en protéger. Mais cela est insuffisant et l’éloignement lui-même n’est pas une protection suffisante. Toute distance peut être franchie, il suffit de marcher assez longtemps. Une forêt peut être traversée, un mur escaladé. Au vrai, les frontières les mieux défendues sont les frontières que l’on grave dans l’esprit. Et nos fondateurs, alors, de traiter leurs ouailles comme des enfants que l’on protège en leur inculquant la peur: ils inventent une histoire de croquemitaines que l’on se transmettra de génération en génération. 

 

La première leçon que j’en tire, c’est qu’il convient de se défier de nos peurs. D’abord, quelles sont-elles ? Ensuite, d’où nous viennent-elles ? Qui nous les a inculquées ? Que protègent-elles au delà - si même c’est le cas - de nous-mêmes ? Qui ou quoi servent-elles ? Quel monde, à tout prix, veulent-elles faire durer ? Aujourd’hui, la religion ne nous effraie guère quand elle parle de l’enfer. En revanche, les grandes peurs de l’époque à l’usage des pauvres gens, l’opium des peuples d’aujourd’hui, ont pour principaux prophètes ces grands-prêtres que sont les économistes et les capitaines d’industries, flanqués de ces acolytes plus ou moins éclairés qu’est devenue la plupart des politiciens. Lisez les titres des grands médias. La peur pour l’Euro ou pour la Zone Euro. La peur de voir dégradée la note des dettes souveraines. La peur de voir s’effondrer le système financier international. Autant de forêts peuplées d’êtres maléfiques pour nous empêcher de sortir du village où, peut-être en voulant un jour notre bien, on nous a cantonnés. Mais, la vérité, c’est que le médecin est malade, qu’il n’y a plus personne pour nous soigner, qu’on meurt de nouveau dans nos rues l’hiver, que de moins en moins d’emplois sont offerts par une activité industrielle tellement débridée cependant qu’elle détruit la planète. La vérité, c’est que, dans les pays les plus riches du monde, de plus en plus de gens renoncent à soigner leurs dents ou à porter des lunettes à leur vue; qu’on peut travailler honnêtement à plein temps et n’avoir le droit qu’à une existence crépusculaire; que l’argent qu’on laisse filer dans les poches les mieux remplies de la planète est en train de revenir pour enlever le sol de sous nos pieds. 

 

Je vois en diagonale pas mal de forums sur l’Internet. Je survole d’interminables discussions autour de concepts économiques et financiers censés résoudre nos difficultés croissantes. Parfois, tant elles sont savantes, je n’arrive pas à les suivre. D’évidence, ce n’est pas le savoir qui manque. C’est l’ignorance. Tout ce savoir, au final, stérilise. C’est un discours sur les menaces de la forêt et l’impossibilité de la franchir. Alors, je pense à Ivy la Marcheuse. Elle est aveugle. Les créatures maléfiques lui sont invisibles. Si elle était capable de les voir, peut-être ne se rendrait-elle pas compte qu’il s’agit d’artifices destinés à la cloîtrer dans son village et ferait-elle demi-tour. Mais, bienheureuse cécité, elle ignore la mascarade. A tâtons certes, elle avance. Ce n’est pas qu’elle ignore la peur, la frêle jeune fille. Mais il y a en elle une chose plus forte que la peur qu’on a voulu lui inculquer: son coeur. Elle l’écoute, peu soucieuse, ce faisant, de transgresser les interdits. Symboliquement, le dernier obstacle qu’elle franchit est un mur dont, bien sûr, elle ne mesure même pas la hauteur. 

 

Si un monde meilleur émerge du chaos que celui que nous avons sous les yeux est en train de devenir, il ne sera sûrement pas l’enfant des théories économiques et financières dont l’élite mondiale nous rebat urbi et orbi les oreilles depuis trente ans - depuis que les choses vont de mal en pis. Celle-ci vous démontrera seulement par A + B que l’unique monde viable et possible, c’est celui que nous les voyons équarrir sous nos yeux. Belle promesse! Heureusement, il y a des aveugles, et aussi des ignares et des imbéciles, pour qui ces démonstrations ne sont que du bruit. Ils ne comprennent pas les théories, ils ne savent même pas que, selon elles, ils sont dans le blasphème et qu’ils courent à l’échec. Mus par l’amour, par l’espoir, par l’intuition, par l’esprit créateur, ils mettent juste un pied devant l’autre. Ils imaginent de nouvelles formes économiques, créent des monnaies complémentaires, jouent avec les systèmes d’échanges et les marchés gratuits. Ils inspirent des groupes de simplicité volontaire, des jardins collectifs, de nouveaux usages énergétiques. Ils expérimentent le slow money et initient de nouvelles dynamiques démocratiques. Où rien ne pousse, ils jettent des graines de fleurs et de légumes. Ce qu’ils font, on vous le dira sans doute, est ridicule. Cependant, rendre créateur le chaos naturellement destructeur est le service qu’ils nous rendent à tous.

Commentaires

Merci pour ce nouveau billet, excellent... comme d'habitude!
Le seul ennui, avec tes articles, c'est que tout y est si complet et si bien exprimé... qu'on n'a plus rien à ajouter... d'où, souvent, l'absence de commentaire!!!

Écrit par : marie-claire | 15/12/2012

Marie-Claire, merci pour les compliments, mais il y a bien des choses à dire encore sur le sujet et, surtout, de questions à se poser. Par exemple, moi qui cause si bien, qu'est-ce que je fais ? ;-)

Écrit par : Thierry | 15/12/2012

Marie-Claire, merci pour les compliments, mais il y a bien des choses à dire encore sur le sujet et, surtout, de questions à se poser. Par exemple, moi qui cause si bien, qu'est-ce que je fais ? ;-)

Écrit par : Thierry | 15/12/2012

Très beau billet, Thierry ! Superbe histoire...
A mes yeux, c'est la peur de l'autonomie par la perte des repères, face à la dépendance si bien organisée.
Cette peur rejoint certainement des peurs plus profondes, des peurs intérieures dont il faut absolument se libérer pour pouvoir avancer.
Amitiés

Écrit par : Saint-Arroman | 15/12/2012

Ah ben oui, normal! ça, c'est toute la différence entre l'objectif qu'on se fixe et le point où on se situe sur le cheminement qui y mène! Si avoir conscience du but à atteindre nous y propulsait d'office... ça ne serait même pas drôle :) !

Écrit par : marie-claire | 15/12/2012

La ligne entre aujourd'hui et l'avenir est rarement droite, l'essentiel est de progresser ;-)

Écrit par : Thierry Groussin | 15/12/2012

La ligne entre aujourd'hui et l'avenir est rarement droite, l'essentiel est de progresser ;-)

Écrit par : Thierry Groussin | 15/12/2012

Tu sèmes des graines, cher Thierry !

Écrit par : christian mayeur | 15/12/2012

Et maintenant aussi bien au sens propre qu'au sens figuré, cher Christian!

Écrit par : Thierry Groussin | 15/12/2012

"Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors il l'ont fait"
Mark Twain

Merci pour cet excellent article Monsieur Groussin et merci de rendre hommage aux élans du cœur et à l'utopie créative

Écrit par : Stéphane | 27/12/2012

Les commentaires sont fermés.