04/03/2013
«Eyes wide shut»
Cassandre voit la ruine de Troie et l’annonce, et cela se produira, mais la prophétie ne sert à rien. Telle est la malédiction de la fille de Priam: voir juste et ne rien empêcher. Ne même pas réussir à convaincre ses concitoyens d’une menace qui pèse sur eux. Troie l’orgueilleuse sera donc réduite en cendres. Amère victoire pour la prophétesse que personne n’a voulu entendre.
Si l’héroïne troyenne est devenue emblématique, c’est qu’au cours de l’Histoire les Cassandre sont aussi nombreuses que rarement écoutées. La première raison que l’on donnera, c’est qu’il ne manque pas de prophètes de malheur. Que, depuis les débuts de l’Histoire, il s’est trouvé quantité de fous pour annoncer la fin du monde et que c’est perdre son temps et son énergie que prêter l’oreille à ces oiseaux de mauvais augure. D’ailleurs, leurs vaticinations ne dissimuleraient-elles pas une tentative de manipulation ou de démoralisation ? Think positive! Pour autant, on peut légitimement penser que, de temps à autre, cela vaudrait la peine d’y regarder de plus près avant de hausser les épaules ou de conduire l’énergumène au bûcher. Je me souviens qu’on avait demandé à Yolaine de Linares, alors directrice de la prospective chez L’Oréal, comment, parmi la nuée de «signaux faibles» qu’on peut repérer, choisir ceux dont il faut surveiller l’évolution. Elle avait répondu: intéressez vous à ceux qui feraient une différence radicale pour votre entreprise s’ils venaient à se renforcer.
A l’aveuglement choisi je crois discerner d’autres causes qu’un pur scepticisme intellectuel. D’abord, ce qui est là, physiquement, a une autre présence que ce qui est seulement évoqué par des mots. Quand il y a dissonance entre le discours et ce que nos sens perçoivent, ces derniers ont un net avantage. Comment imaginer que l'opulente, la rayonnante Troie puisse être réduite en cendres, que sa puissance puisse être balayée ? Peut-on concevoir que le soleil qui est en train de nous éclairer, la fortune que nous avons amassée, la maison que nous avons construite, la famille que nous avons engendrée viennent à disparaître ? Il y a contradiction évidente entre la ruine prophétisée et la ville que les Troyens ont sous leurs yeux.
Autre dissonance, celle liée à la projection dans le temps. Quelle incohérence que d’avoir un long passé que rien ne prolongerait dans l’avenir! Derrière soi s’ouvre une perspective quasiment infinie sur les siècles d’hier, et, devant soi, il n’y aurait qu’un mur noir, le néant, et le monde continuerait sans nous ? Comment puis-je imaginer que, moi qui suis à ce point vivant, je pourrais être, tout à l’heure, demain, effacé de ce monde ? Certes, tout ce qui est né un jour doit - dit-on - mourir. Mais plus tard. Comme l’avait annoncé Paul Valéry, «nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles». Mais, la nôtre, se peut-il qu’elle en soit déjà rendue là ? Non, bien sûr! Le Lincoln de Spielberg m’a inspiré cette réflexion: les Etats-unis, aujourd’hui, brillent davantage par le passé qu’ils nous content que par l’avenir qui semble les attendre.
La surdité volontaire est souvent renforcée par l’arrogance que nourrissent les certitudes. Si nous admettons que notre ville puisse s’écrouler, c’est que, d’une manière ou d’une autre, nous ne sommes pas aussi parfaits que nous voulons le croire. Or, si tout montre et démontre qu’aujourd’hui nous sommes les meilleurs, pourquoi s’infliger cette hypothèse humiliante ? Ce n’est pas autrement, cependant, que l’on essuie les pires défaites. Les équipes sportives et les empires ont souvent illustré cette règle de l’Histoire que trop de confiance peut être fatal. Alors que de Gaulle jouait les Cassandre depuis plusieurs années, l’état-major ne pouvait pas imaginer que la France - la grande triomphatrice de 1918 - connaîtrait la débâcle de 1940. Si la roche tarpéienne est proche du Capitole, ce n’est pas par malice divine, mais parce que l’ambition qui mène à l’un, lorsqu’elle part à la dérive, nous conduit immanquablement à l’autre. Une croyance vient parfois accélérer cette dérive: notre présente fortune manifeste la bénédiction de divinités. Selon les époques, celles-ci changent de nom: Troie honorait Apollon, d’autres ont choisi plus tard la déesse Raison, aujourd’hui l’objet de notre adoration serait plutôt le veau d’or. Mais qu’importe, demeurent une croyance et la confiance que nous avons dans le culte que nous rendons.
Une autre stratégie pour rester sourd et aveugle, c’est d’aligner les impossibilités techniques. Par exemple, comment pourrait-on transporter les si nombreux guerriers nécessaires à la défaite de Troie ? Hier, avant l’implosion des subprimes, ce n’était que mépris pour ceux qui, comme Paul Jorion, annonçaient l’imminence d’une crise: les mathématiques les plus sophistiquées étaient censées garantir la solidité des modèles et des pratiques. Il en fut de même pour ceux qui annoncèrent, le lendemain, qu’on entrait dans une crise longue et profonde. Je me souviens d’un économiste qui continue d’être invité régulièrement aux journaux télévisés, bien qu’il ait assuré, en novembre 2007: «dans deux mois, on aura oublié». Dans un autre domaine, Rudolf Steiner avait déclaré en 1923 que «si le boeuf mangeait directement de la viande, il en résulterait une sécrétion d'urate en énorme quantité, l'urate irait au cerveau et le boeuf deviendrait fou». Mais vous connaissez Rudolph Steiner, son raisonnement ne tient pas la route et c’est un dangereux illuminé qui a engendré une secte. Ce déni ne nous a pas empêchés d’avoir la vache folle.
Autre raison plus subtile au déni, le fait que le péril, comme tous les grands périls, s’origine dans un monde lointain. Pour qu’il se matérialise, il faut que se prennent là-bas, par-delà la mer, dans un contexte qu’on ne se représente que vaguement, des décisions que le bon sens ne peut accepter. Assaillir Troie ne requiert-il pas une union des roitelets locaux et une mobilisation, notamment maritime, inconcevables ? Par quel phénomène, cette alliance et cette mobilisation pourraient-elles se faire ? A la fin des années 60, la Shell se livra à des exercices de prospective et, parmi les scénarios produits, il y avait celui où les pays arabes reprenaient la gestion de leurs ressources pétrolières. On s’esclaffa. Quelques années plus tard, en novembre 73, c’est pourtant ce qui arriva.
De quelque manière que l’on aborde l’alerte, on démontre le plus souvent que, à l’évidence, elle est sans fondement. Et, même si l’on convient qu’il y a de la poudre et, pas très loin, une mèche, d’où pourrait bien provenir l’étincelle ? Tous ces évènements que nous jugeons impossibles ont en effet besoin d'un élément catalyseur. La guerre de 14 a eu pour étrange déclencheur l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo. Quand j’y repense, j’ai toujours du mal à faire le lien entre cet acte de terrorisme et les millions de morts qui s’ensuivirent. En ce qui concerne Troie, le déclencheur sera l’oeuvre du léger Pâris. Comment imaginer que, par pure passion, il se laissera aller à enlever l’épouse de Ménélas, la belle Hélène, et que cette histoire de fesses amènera une ruine dont on parle encore quelques milliers d’années plus tard ? Et comment imaginer que Ménélas réussira à fédérer tant de roitelets derrière son ire de cocu ? Etranges chemins de l’Histoire...
Par dessus toutes ces raisons de ne pas entendre Cassandre, la première, cependant, est peut-être tout simplement le confort de l’insouciance - à moins que ce soit l’insouciance du confort. On est si bien, pourquoi se tracasser ? Ne faut-il pas être hystérique pour vaticiner de manière aussi noire et irréaliste ? Regardez autour de vous, voyez-vous la moindre lézarde dans nos murailles ? Etes-vous prêt, d’ailleurs, à vous fâcher avec le patriarche en ayant l’audace de lui dire que son trône est branlant ? Alors, pourquoi écouter les discours insensés de cet oiseau de mauvais augure ?
Les Cassandre de toutes les époques, en voyant se réaliser la catastrophe qu’elles voyaient venir et qu’elles ont essayé d’enrayer, mais en vain, ont dû se dire, comme le professeur Malcolm dans Jurassik Park: «J’en ai marre d’avoir raison!» Alors, vaut-il mieux que Cassandre se taise ? Il semble démontré qu’il est vain d’alerter les consciences. Il faut que la catastrophe passe et les survivants, quand il y en a, rebâtissent. Quelquefois bien loin, comme Enée, ce fils de Troie dont la légende dit qu'il fut, après la destruction de sa ville, le fondateur de Rome.
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Commentaires
La catastrophe dont il est aujourd'hui question a non seulement une dimension mondiale, mais une dimension totale. Aussi, et comme "ailleurs" manque, nous ne sommes pas assurés de pouvoir reconstruire.
« La catastrophe historique la plus profonde et la plus vraie, celle qui en dernier recours détermine l’importance de toutes les autres, réside dans le persistant aveuglement de l’immense majorité, dans la démission de toute volonté d’agir sur les causes de tant de souffrances, dans l’incapacité à seulement les considérer lucidement. Cette apathie va, au cours des prochaines années, être de plus en plus violemment ébranlée par l’effondrement de toute survie garantie. Et ceux qui la représentent et l’entretiennent, en berçant un précaire statu quo d’illusions tranquillisantes, seront balayés. L’urgence s’imposera à tous, et la domination devra parler au moins aussi haut et fort que les faits eux-mêmes. Elle adoptera d’autant plus aisément le ton terroriste qui lui convient si bien qu’elle sera justifiée par des réalités effectivement terrorisantes. Un homme atteint de la gangrène n’est guère disposé à disputer les causes du mal, ni à s’opposer à l’autoritarisme de l’amputation. » (Encyclopédie des Nuisances, n° 13, juillet 1988)
Le reste est disponible ici : http://collectiflieuxcommuns.fr/spip/spip.php?article240
et là : http://www.bldd.fr/Store/ProductDetail.asp?Editeur=NUI&action=search&ShowNew=False&orderby=dateapplication1&CodeEAN13=9782910386283
Écrit par : Marlowe | 06/03/2013
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