02/04/2013
Mayflower (I)
Quand les pèlerins du Mayflower ont émigré vers le Nouveau Monde, ils savaient ce qu’ils quittaient - leur pays natal et les persécutions du roi Jacques Ier. Mais, même s’ils s’en faisaient une vague idée, ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils allaient trouver de l’autre côté de l’océan et sans doute la vie qu'ils y vécurent fut-elle fort différente de celle qu'ils avaient imaginée. Cependant, nourris de la lecture de la Bible, ce qui les mettait en mouvement, ce qui nourrissait leur projet d'une charge symbolique, c’était un récit qu’ils avaient fait leur: celui du peuple juif à la recherche de la Terre Promise. Nos sociétés sont aujourd’hui dans une situation quelque peu analogue à celle de ces pèlerins du XVIIème siècle: sur le rivage où elles se sont installées, la vie devient impossible. Mais l’autre rive est noyée dans les brumes du futur, invisible, inimaginable. La différence, qui constitue notre handicap, c’est que nous ne sommes portés par aucun récit, par aucune Promesse qui nous donne l’envie de «traverser les grandes eaux». Notre différence, aussi, c’est que l’autre rive n’est pas un espoir à rejoindre au delà de l’horizon, elle est à créer là où nous sommes.
Dans Les cent prochains siècles de Raymond Ruyer, la clé de la longévité d’un peuple se résume en une équation simple: se reproduire et nourrir une foi rudimentaire - la foi du charbonnier. Autrement dit: la biologie augmentée de l’identité, et ces deux composantes fonctionnent selon le principe de récursivité d’Edgar Morin: l’une nourrit l’autre et réciproquement. Ce qui nous manque aujourd’hui dans nos sociétés, ce que nous avons perdu, c’est le récit du salut, celui qui stimule l’énergie, l’espoir, le désir, y compris celui de nous reproduire et de transmettre qui est le pont qu’une communauté jette vers l’avenir. Il est assez curieux de constater que la baisse biologique de notre fertilité, qui a des causes physiquement repérables, coïncide avec ce que j’appellerais, en pensant à Bergson, une perte d’âme. Nous sommes contrits, blasés, amers, amollis de muliples doutes, repliés sur notre présent qui se contracte. Nous avons perdu quelque chose de notre substance. Nous ne nous racontons plus rien qui nous dépasse.
Le premier grand récit que nous avons déserté est celui que nous transmettait la religion, celui qui a donné le courage aux martyrs et dressé les cathédrales. Mais, comme l’a dit un soir Frédéric Lenoir, «l’Eglise a la lourde tâche de transmettre un message qui la condamne». Trop de trahison, trop de collusion avec les pouvoirs établis, trop de mondanité ont fait rejeter par beaucoup le Message en même temps que ceux qui devaient le transmettre. D’autres prophètes sont apparus et ont capté l’espoir du peuple. S’est substitué au message évangélique le discours autour de la raison qui n’était d’ailleurs pas sans reprendre la dynamique prosélyte du christianisme: nous, peuples d’Occident, continuions d’avoir quelque chose à apporter au monde. Et nous l’avons apporté non seulement par la parole, mais par le fer et le feu. Puis l’eau a coulé sous les ponts. Issue de la raison, de la puissance technique que celle-ci a débondée, et en quelque sorte l’usurpant, s’est déployée la croyance dans le progrès matériel, qui a engendré au bout de sa course l’idéal de la société de consommation. Dépouillés d’une fin qui les dépasse, l’horizon limité au bref espace d’une vie, c’est comme si les hommes s’étaient dit: «Mangeons et buvons, car demain nous mourrons.» Mais aujourd’hui, pour peu que nous ayons des enfants et quelque conscience des enjeux à long terme, nous nous retournons dans tous les sens sans trouver le sommeil. Au vrai, ce que nous n’arrivons plus à trouver, c’est un objet de foi, une histoire à nous raconter qui nous donne envie de nous lever et, sans réticence aucune, de retrousser nos manches.
Cela fait déjà une bonne douzaine d’années que mon ami Bernard Cova expliquait dans mes séminaires que nous avions atteint la «fin des grands récits»: celui qui nous promettait le bonheur dans une autre vie, celui de la révolution qui verrait l’avènement du Grand Soir, ou encore celui du progrès qui, ici bas, résoudrait tous les antagonismes et finirait par répondre à toutes nos espérances. Dans le vide qu’ils laissaient, le marketing s’est engouffré et a proposé ses petites fables. Je me souviens de ce village fraîchement construit, en Italie, que son promoteur avait doté d’une légende. Comme celle de Rome, elle plongeait dans le plus lointain passé. Elle évoquait même un fondateur mythique. Personne n’était dupe, tous les habitants savaient que c’était pure fiction et que la fresque antique avait été peinte la veille, mais tout le monde jouait le jeu et, à l'instar d'une cité ancienne, le village avait ses fêtes et ses commémorations. Une société peut-elle se passer de récits ? Rob Hopkins, le créateur du réseau des Villes de Transition, affirme que, pour dépasser la dépendance de notre société aux énergies fossiles, les réponses de la technique ne suffisent pas. Il nous faut nous raconter l’histoire de ce qui nous attend, et il nous faut nous la raconter non pas comme celle d’un désastre à venir, mais, au contraire, comme celle d’un salubre sauvetage.
Si, comme je le crois, le cinéma - souvent sous une forme allégorique et parfois à son insu - reflète les problématiques d’une époque, force est de constater que, depuis longtemps, il a pris la voix de Cassandre et ne nous propose aucun mythe qui puisse être fondateur. Certains films sont pourtant d'audience mondiale, mais, si l’on excepte l’eau de vaisselle des «boy meets girl» ou les jaillissements de testostérone des westerns modernisés, les plus significatifs ne nous parlent pas de la Terre Promise mais de celle des damnés. Soleil vert est la conclusion d’un monde qui, tel le Catoblepas, se dévore lui-même. Mad Max est une fable autour de la barbarie engendrée par le pétrole finissant. Rollerball en est une autre autour des jeux de cirque qui permettent d’infantiliser les foules à coups de sensations fortes. Zardoz met en scène la déliquescence d’une classe stérile de privilégiés qui tient les Barbares à distance en entretenant une supercherie un jour dévoilée. On ne peut tous les recenser. Méritent cependant une mention particulière Equilibrium, Bienvenue à Gattaca ou Cloud Atlas qui, parmi d’autres, mettent l’accent sur l’émergence d’une nouvelle forme sournoise de totalitarisme, ou encore The Island qui pousse à son extrême le paradigme de la marchandisation et The Village qui dénonce les manipulations bien intentionnées. Dans ce panorama, Matrix vient à point nommé soulever la question de notre impuissance: avons-nous une influence réelle sur le monde ou n’avons-nous que l’illusion d’être libres ? Le genre post-apocalyptique, qui fleurit depuis quelques années, répond à cette question par la négative: le pire s’est produit. On ne sait pas ce qui s’est passé, mais on a le résultat sous les yeux: le monde est devenu sombre et gris, un désert de cendres comme dans La route, il est envahi d’humains devenus des monstres comme dans Je suis une légende, ou bien il a régressé aux époques de barbarie comme dans l’un des scénarios qu’entremêle Cloud Atlas.
(A suivre)
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