16/07/2013
Le radeau de la Méduse
On a surtout en mémoire l’impressionnant tableau éponyme de Géricault et un vague souvenir écoeuré d’anthropophagie. Mais il ne s’agit là que du terrible dénouement d’un drame dont le déploiement est tellement emblématique qu’on se prend à penser que nos tragédies obéissent souvent à un scénario commun.
Le 16 juin 1816, accompagnée de trois autres bâtiments, la frégate La Méduse prend le large pour rallier le Sénégal que l’Angleterre vient de restituer à la France. Les vents sont favorables et moins de quinze jours plus tard, les quatre navires approchent les côtes de l’Afrique. Le capitaine de la Méduse, qui commande l’expédition, entend couper au plus court, bien que l’équipage s’inquiète des récifs et des bancs de sable qui rendent cette route propice à l’échouement. Tout au contraire de cette élémentaire prudence, n’écoutant ostensiblement personne, le capitaine fait hisser la grand voile pour accélérer la course de la frégate. Ceci a pour effet d’isoler La Méduse de deux des autres vaisseaux qui, bientôt, la perdent de vue. Les officiers qui avertissent le capitaine de la frégate du danger se font rudement rabrouer. Comme la mer est calme et l’eau transparente, le capitaine décide même de passer encore plus près de la côte. Bien que de plus en plus inquiets, les officiers n’osent plus lui adresser la parole et ils se contentent d’exécuter ses ordres.
Le capitaine suit le «Livre de Belin» dont on sait déjà à l’époque qu’il donne de fausses indications sur les côtes. A l’approche présumée d’un grand banc de sable, il ordonne de réduire la voilure et de sonder régulièrement. Nonobstant que le seul navire qui la suivait encore décide alors qu’il n’y a pas assez de profondeur et change de route, La Méduse garde son cap et se retrouve finalement seule. Bientôt, comme le sondeur ne trouve plus le fond, le capitaine juge que le banc de sable a été contourné. En fait, les cartes l’ont abusé: le banc de sable est droit devant. Quelques heures plus tard, un enseigne s’inquiète de voir l’eau trouble. Il demande au capitaine la permission de sonder. Celui-ci la lui refuse et retourne dans ses quartiers. L’enseigne brave l’interdiction et trouve seize brasses, ce qui est peu. Prévenu, le capitaine demande de jeter à nouveau la sonde: on ne trouve plus que six brasses. L’échouement est imminent. Il se produit, malgré le changement de cap qu’ordonne précipitamment le capitaine.
L’espoir de s’en sortir grâce à la marée se révèle illusoire: la mer est déjà haute. Il ne reste plus qu’à alléger le navire en jetant par-dessus bord tout ce que l'on peut en attendant le retour de la pleine mer. C’est alors que l’on décide de construire le fameux radeau, pour y stocker une partie du matériel dont on se déleste. Cependant, la frégate ne parvient toujours pas à se libérer du banc de sable et, de marée en marée, la mer se gâte. Durement secoué, le vaisseau commence à faire eau. Il faut l’évacuer. Six embarcations sont disponibles, en mauvais état. Les hommes grognent, s’agitent, la révolte gronde. Le capitaine, du fait de ses erreurs entêtées, a perdu toute autorité. Une première échauffourée est évitée grâce à l’intervention énergique des officiers, mais le climat reste tendu. Devant cela, certaines personnes refusent de quitter le navire. On y retrouvera trois d’entre elles, plus tard, quasiment mortes. Les autres prennent place tant bien que mal sur les embarcations et le radeau qui ont été reliés entre eux par des cordages. Mais la mer est tellement agitée qu’on décide de les désolidariser. Surchargé de passagers, sans aucun instrument de navigation, le radeau s’éloigne, emporté vers le dernier acte, horrible, de sa tragédie. L’un de ceux qui a défait les cordages en gardera la honte toute sa vie.
Comme de tous les drames emblématiques, les leçons et les analogies qu’on peut tirer d’une telle histoire sont nombreuses. D’abord, évidemment, on se rappellera la phrase célèbre de Korzybski: «la carte n’est pas le territoire». Je ne sais pas quelle analogie vous vient en ce moment à l’esprit. Pour moi, la carte qui n’est pas le territoire, le «livre de Belin» de notre époque, n’est autre que la théorie économique dominante et les indicateurs qu’elle utilise. Echouée sur un banc de sable, une partie de l’humanité l’est déjà, il n’est que de voir l’état de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne et les perspectives que nous-mêmes nous avons. Il n’est, surtout, que de faire l’inventaire écologique de la planète, de ses ressources en voie d’épuisement ou dangereusement corrompues, de la biodiversité en chute libre. Pour autant, nos capitaines ne remettent pas en question le cap qu’ils ont choisi. Ils continuent à évoquer la croissance et à parler de reprise. Ils continuent à saigner les pays et les peuples. Jetons les richesses et les hommes par dessus bord, la marée finira bien par soulever la coquille une fois qu'on l'aura bien vidée!
Autre situation qui se répète aussi maintes fois au cours de l’Histoire, qu’il s’agisse de celle des peuple ou de celle des organisations: la difficulté d’être le second d’un chef aveugle et brutal qui n’admet aucune remarque. Les trois vaisseaux qui ont décidé successivement de suivre leur propre route ont été saufs. L’un d’eux, l'Argus, a même pu revenir sur les lieux du naufrage. On se demande ce qui se serait passé si les officiers et l’équipage de La Méduse avaient décidé de se mutiner et l’avaient fait assez tôt. Certes, c’était prendre un grand risque: la mutinerie est punie de la peine de mort. Mais le drame aurait pu être évité. Au lieu de cela, nonobstant l’avis de ses officiers, le capitaine va d’abord isoler son bateau du reste de l’expédition avant de le conduire à un naufrage qui, de ce fait, devient fatal.
Un autre enseignement du Radeau de la Méduse, c’est l’épouvantable chaos qui s’empare d’une communauté dès lors que les chefs faillent et quand l’exposition à l’angoisse d’une mort jugée injuste devient obsessionnelle. C’est alors que, d’abord, les inégalités culminent, ce qui fait de la violence la seule règle du jeu. On voit, comme lors du naufrage du Titanic, les privilégiés embarquer sur les chaloupes. On voit, surtout, comment le reptile atavique, tapi au fond de nous, prend le dessus chez les êtres en apparence les plus policés. Quant aux autres, abandonnés sur le radeau, ils se retrouvent en quelques jours au fond du désespoir qui rend fou et s’entre-dévorent. Vous avez peut-être remarqué, pour en revenir à notre époque et à nos soucis, la chute de crédibilité de nos élites et combien les inégalités, actuellement, se creusent avec un écart de 1 à 1800 entre les salaires au sein de certaines compagnies, avec des riches qui s'enrichissent encore tandis que la masse s'appauvrit, avec des fortunes privées qui pèsent plus lourd que le budget d'Etats qu'on affame. Les chaloupes se désolidarisent du radeau. On peut craindre que cela prépare l'irruption dans nos sociétés d'une violence dont on a perdu la mémoire.
Comme dans la tragédie du Titanic, on a aussi la manoeuvre de la dernière chance. Elle intervient trop tard et ne fait qu'aggraver la situation. Quand on pilote des systèmes lourds qui ont la capacité d'aller longtemps sur leur erre, rien ne remplace l'anticipation. Quelle est cette histoire asiatique sur le moment le meilleur pour planter une forêt ? Ah! oui: le meilleur moment, c'était il y a vingt ans. L'autre meilleur moment, c'est aujourd'hui.
17:56 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Intéressant post qui pose la question des projections sur le "chef", le "leader".
En fait, dans mon opinion, ils ne sont chefs ou leader de rien du tout. Le problème essentiel est que eux ne le croient pas. Ils n'ont pas suffisamment de distance pour prendre conscience qu'il ne s'agit que d'un rôle qui par ailleurs, leur est conféré et non acquis une fois pour toute. La mauvaise distance fait que l'on touche les bancs de sable...
Par ailleurs, je n'autorise personne à gouverner ma vie. Pour certains pans de cette vie, toutefois, je n'ai pas beaucoup de choix (occidental dans un pays développé, je travaille, paie des impôts, vit en ville, consomme...). Pour d'autres, je fais ce que je veux. Une sorte de ni dieu ni maître mais plus à la sauce Diprack Chopra que celle des anars (sans le rebelle exacerbé).
L'essentiel est me semble-t-il de prendre toutes les marges de manoeuvres disponibles, sans rien dire, sans se poser plus de questions que cela. C'est normal. Maintenir sa pensée et son corps actifs dans une sorte d'hygiène du monde.
Écrit par : beguier | 17/07/2013
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