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31/10/2020

La dette

L'une des conséquences de la politique qui a été choisie par l'Etat pour gérer ce qu'il nomme "la crise sanitaire" sera d'accroître vertigineusement l'endettement de la France en même temps que de réduire les moyens qu'il restera à notre pays pour y faire face. Je prends un peu de recul avant de partager mes réflexions sur ce sujet, mais en attendant je vous propose cet article que j'avais publié fin 2013. Depuis lors, hélas! nous avons eu à déplorer la disparition de David Graeber. 

 

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Je remercie mon ami Lonny Gold(1) d’avoir repéré ce livre et, en outre, pour être sûr que je le lise, de me l’avoir offert. Debt, de David Graeber, anthropologue américain aujourd’hui professeur à la London School of Economics, est un pavé dans la mare d’angoisse où la «crise de la dette» maintient le monde. Cette dette qui, telle la galipote des légendes vendéennes, perchée sur nos épaules, ne cesse d’accroître son poids au point de nous écraser et qui s’allie à la mondialisation pour se faire la concurrente dévoreuse de tous nos progrès sociaux. 

 

Dans la caverne où, selon le mythe platonicien, nous essayons de donner un sens aux ombres qui s’agitent, David Graeber nous montre la réalité du théâtre qui absorbe trompeusement notre attention. De fait, la dette a été au coeur de l’histoire des hommes depuis cinq mille ans. Aujourd’hui, le phénomène a explosé, il est devenu pandémique et semble ne rien nous promettre d’autre que la ruine. Mais, nous avertit Graeber, il enlise nos esprits bien davantage encore que nos comptes. Par exemple, au contraire de ce que racontent les manuels académiques qui, tous, pour fondement à l’économie, posent le troc que la monnaie viendra fluidifier, la dette, selon Graeber, est depuis toujours le véritable levier de ce monde que nous avons créé. Et, tout au long de l’histoire, loin d’être neutre, le phénomène de la dette est lié au rapport du fort au faible. Est significative, cette déclaration que font aux vaincus tous les conquérants magnanimes: «Je t’ai épargné, tu m’es redevable». Autrement dit, si je ne te prends pas ta vie, tu me la dois. 

 

Au cours de l’histoire, des économies ont été particulièrement emblématiques de cette logique. Dans les latifundia d’Amérique latine, les ouvriers agricoles, descendants des indigènes vaincus, étaient si peu payés qu’au moindre accident de la vie ils avaient pour seule ressource de s’endetter auprès de leur employeur. Comme ils mouraient sans avoir pu la rembourser, la dette se transmettait à leurs enfants qui, à leur tour, s’endettaient et asservissaient ainsi à l’infini les générations à venir. Mais, bien sûr, si vous écoutiez les propriétaires, le problème résidait seulement dans la paresse et l’imprévoyance des salariés. Le mécanisme économique d’asservissement, avant de s’appuyer sur la rationalité comptable - «comment voulez-vous qu’on s’en sorte sans l’esclavage ?» - s’appuie sur la morale. On pourrait aussi évoquer les prostituées contraintes de racheter à leur souteneur la liberté qu’il leur a volée, les pays conquis soumis au tribut imposé par le conquérant, etc. 

 

L’usurier s’enrichit bien moins des intérêts qu’il perçoit que de l’abaissement auquel il accule son débiteur et de la spoliation qu’il se retrouve à même de lui faire subir. C’est pourquoi parler de «crise de la dette» est naïf. C’est oublier que la dette, dans sa logique d’accroissement perpétuel, ne peut que conduire à des crises. En Irlande, au XIXème siècle, on chassait des terres qu’ils avaient mises en gage les fermiers impécunieux et, pour être sûr qu’ils ne reviendraient pas, on rasait leur maison. Regardez aujourd’hui comme, par l’intermédiaire de leurs acolytes des institutions internationales, des banques et des agences de notation, les usuriers du monde font prêcher la privatisation afin de s’emparer du patrimoine des nations dont ils ont décidé la défaillance. Comment ils essayent d’obtenir partout la réduction de ce que coûte l’humain. David Graeber rappelle que le double cri de toutes les révolutions - l’ultime crise de la dette - a toujours été: «Effacez les dettes, rendez les terres!» Le slogan avec lequel Hitler a rassemblé les Allemands qu’écrasait la dette imposée par le traité de Versailles proclamait: «Du pain, de l’honneur, du travail». 

 

S’il y a des exemples plus caricaturaux les uns que les autres, l’ensemble de notre économie est plus ou moins visiblement fondé sur la dette. Le mécanisme peut prendre un tour plus anodin, tellement banal que nous ne le remarquons même pas, mais cela révèle son omniprésence. Il repose toujours sur l’institution d’un déséquilibre, pour ne pas dire d’une injustice. Si, loin des horizons exotiques, l’on regarde dans nos pays le développement du crédit à la consommation dans les années 60, on peut se raconter deux histoires fort différentes. La première, l’histoire dominante - et qui est celle des dominants - parle d’une facilité accordée à des gens qui ne gagnent pas assez d’argent afin qu’ils puissent anticiper la satisfaction de leurs désirs: acheter un réfrigérateur, un téléviseur, une voiture, etc. C’est quasiment une oeuvre sociale que remplit le crédit. L’autre histoire, qui fera peut-être bondir certains de mes lecteurs, mettrait en scène un monde industriel qui veut vendre ses produits avec les meilleures marges, mais sans payer ses salariés au niveau qui leur permettrait de les acheter: le crédit constitue alors la solution, qui, au surplus, invite à s’enrichir cet autre grand acteur du jeu économique qu’est la banque. Je soulève cette question: la dette souveraine ne serait-elle pas, en définitive, le prix de l’évasion fiscale et des délocalisations qui privent l’Etat et le peuple de ressources légitimes ? 

 

Graeber rappelle qu’à l’époque de la prison pour dette en Angleterre, il y avait deux classes derrière les grilles: la première, celle réservée aux jeunes gens dispendieux de la bonne société qui y étaient convenablement nourris et pouvaient recevoir des filles, et l’autre, celle des gueux, où l’on était rongé de vermine et mourrait de temps en temps de la fièvre des prisons tandis que les domestiques de la classe d’à côté vous expliquaient que ce n’était pas bien de dépenser plus qu’on ne gagne. De nos jours, de même que dans les prisons de sa grâcieuse Majesté, n’y a-t-il pas toujours deux sortes de dette et deux sortes d’endettés ? Le pays au monde le plus endetté n’est-il pas les Etats-unis ? Mais les pays les plus vilipendés, crucifiés par les «plans d’ajustement structurel» et les politiques d’austérité, les peuples réduits à quia, sont les plus pauvres. Quant aux donneurs de leçons de morale, FMI et autres institutions, à qui adressent-ils leurs admonestations ? Aux Etats-unis ? Il y avait deux générations que la malaria s’était éteinte sur les hauteurs de Madagascar. Le retour subit de la maladie a tué dix mille personnes. Pour se conformer aux exigences du FMI, le pays avait fait, entre autres, des économies sur son système de santé. Mais, comme dit l’autre: «Quand on doit, on paye». Question de morale, n’est-ce pas ? Ne devrions-nous pas remettre en question cette morale qui, en tout temps et en tout lieu, tombe des lèvres de ceux dont l’enrichissement ne connaît pas de terme, quelle que soit la misère des autres ? 

 

Je disais, au début de cette chronique, que la crise de la dette enlise encore davantage nos esprits que nos comptes. Dans ce registre, Graeber soutient que le concept de marché comme fondement de l’économie est notre première source d’aveuglement. Adam Smith avait sous les yeux une société policée d’où il a extrapolé sa représentation du fonctionnement économique idéal, celle d’intérêts égoïstes qui, se retrouvant au sein du marché, produisent la prospérité de tous. Ce n’aurait dû être qu’une hypothèse à vérifier, mais sur cette théorie s’est édifiée, sans questionnement, la représentation de l’économie dont notre monde est à la fois l’enfant et, aujourd’hui, la victime. Graeber montre aussi que le passage à la dette sous forme monétaire, par sa précision, nous a enfermés dans un monde où n’existe que ce qui peut se traduire en chiffres. Il évoque, pour finir, la façon dont le vocabulaire économique a finalement  subverti notre façon de voir le monde et la vie: quel que soit le sujet, nous ne savons plus penser qu’en termes de marché, d’échanges, de prix et de négociations. A ce point, vous penserez peut-être comme moi aux générations futures qui, n’étant pas assises à la table des pourparlers, ne peuvent faire valoir leurs droits, ou encore au marché des droits de polluer qu’on pourrait rapprocher d’un marché du droit de tuer. 

 

Retrouver notre liberté serait en premier lieu redonner légitimité à ce qui est d’un autre ordre que le mesurable. Et notre auteur, quelque peu provoquant, de laisser le mot «amour» venir sous sa plume. Alors, je me pose une question vertigineuse: peut-on imaginer un système économique d’où la dette serait exclue ? Je me souviens de ce que me racontait Alastair McIntosh de la vie, jadis, dans les Hébrides: l’impossibilité de conserver durablement la plupart des denrées alimentaires faisait que les insulaires se les partageaient avant qu’elles périssent. Puis est venu le réfrigérateur et l’échange s’est substitué au partage. Impossible alors ? Pas si vite! Victime du mème dominant, j’ai biaisé mon questionnement en évoquant un  «système économique d’où la dette serait exclue». La bonne formulation est: «un monde d’où la dette serait exclue». Le monde actuel juge indéniablement impossible de se passer de l’accumulation de richesse et de l’exploitation de l’endettement. Mais, vous l’avez peut-être remarqué, du fait même de ses excès de tous ordres, ce monde est entré en agonie... 

 

PS: 

1. Cette chronique n’a pas la prétention d’être une note de lecture. Je vous invite, si vous voulez vous faire votre propre opinion, à vous reporter à l’ouvrage lui-même dont je découvre à l’instant qu’il vient d’être traduit en français: Dette, 5000 ans d’histoire, David Graeber, éditions Les Liens qui Libèrent, septembre 2013. 

2. Voici, dans le New York Times du 11 novembre une interprétation de l’abaissement par l’agence Standard & Poor de la note de la France, qui vient conforter mon point de vue: http://www.nytimes.com/2013/11/11/opinion/krugman-the-plo...

3. Je ne résiste pas au désir de rajouter ce billet qui vient de me parvenir. Food for thoughts comme disent nos voisins: http://cdn.publications-agora.com/elements/lca/newsletter...

 

(1) J’ajouterai que Lonny est le meilleur enseignant d’anglais que je connaisse, je lui dois personnellement beaucoup. Cf.: http://www.lonnygold.com.

Commentaires

Si le texte de la chronique de Thierry est de la qualité d'expression et d'analyse de la plupart de ses publications, celui de Simone Wapler me conduit à calculer combien peut lui rapporter 49 euros x le nombre de personnes qui voudraient échapper à la situation préoccupante de leurs économies et de leur capital grâce au bon coeur de cette dame.

Laissons "les autres" se faire tromper, dépouiller, sortons notre épingle du jeu et profitons de l'existence...
Et ne doutons pas de la valeur de ses conseils

Écrit par : Claire de Bremond d'Ars | 13/11/2013

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