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02/12/2013

«Rendre visible l’invisible»

 

 

Je vous ai parlé quelquefois de Dina Scherrer, particulièrement pour le travail hors norme qu’elle accomplit auprès des adolescents de banlieue. Nous nous rencontrons de temps en temps et Dina trouve toujours quelque nouvelle formule à partager, qui me met le cerveau en effervescence. La dernière fois que nous nous sommes vus, elle revenait de faire une présentation devant quelques centaines de personnes. Les deux autres orateurs de la matinée l’avaient précédée à la tribune et ils avaient été tellement brillants qu’elle se demandait ce qu’elle pourrait bien ajouter de plus. Il s’agissait d’expliquer en quoi consistait la méthode narrative de l’Australien Michael White pour qui, comme pour Boris Cyrulnik, est structurant dans nos vies - davantage que les évènements qui s’y produisent - ce que nous nous racontons à propos de ces évènements. Je commence à connaître Dina et je sais que c’est dans ces moments où elle ressent le vertige du vide que son génie personnel se manifeste. En l’occurrence, ce qui lui est venu à l’esprit, c’est que son métier consistait à «rendre l’invisible visible». 

 

Quoi de plus invisible, en effet, derrière les comportements de rustres et les échecs scolaires répétés de ses sauvageons du 9-3, que la petite flamme du coeur et de l’intelligence ? Pourtant, elle est là, cette flamme, et, si vous la voyez, vous serez émus jusqu’aux larmes. Comme je l’ai été. «Nous, M’dame, on est des nuls. C’est pour ça qu’on nous a mis en Segpa. On le sait bien que c’est la section poubelle du collège ici. Faut pas se la raconter.» Quatorze ans, et voilà le discours qu’ils ont sur eux-mêmes: «On est des nuls.» Vous les avez croisés dans la rue, dans le métro ou le RER. Vous les avez trouvés bruyants, sans gêne, détestables peut-être. Mais quand vous entendez ce qu’ils ont à dire d’eux-mêmes et que vous pensez que, ce qu’ils ont devant eux, c’est toute une vie qui commence dans cette conviction d’être «nuls», vous ne pouvez plus vous contenter de les condamner. Alors, l’invisible, c’est, comme on le dit dans le langage de la Narrative, les exceptions à l’histoire dominante de la nullité. Ce sont les «fines traces» - en prospective on parlerait de «signaux faibles» - d’une autre réalité, enfouie mais présente sous les épaves des accidents de la vie. Les fines traces, c’est le jour où l’on a été intelligent, responsable, avisé, héroïque peut-être - et où, hélas! personne, ou peu s’en faut, ne s’en est rendu compte. Les fines traces, c’est dans la résilience quotidienne de ces gamins qu’il faut aller les chercher, quand ils sont face à la misère de leurs parents, à la violence du quartier, à la déstructuration de leur milieu familial et quand ils sentent sur eux le regard critique des gens croisés dans la rue. Dina résuma un jour toutes ces vies en tension permanente en une phrase qui m’a frappé: «Vous êtes les experts de votre survie!» Les fines traces, c’est ce que ces garçons et ces filles ont oublié d’eux-mêmes pour endosser le carcan du «nul». C’est A. qui dévoile un jour sa capacité à être solidaire. C’est J. qui avoue son rêve, qu’il pense inaccessible, de devenir pâtissier. C’est Z. qui, courageusement, rassérène ses frères et soeurs quand le drame de la violence s’empare de sa famille. 

 

On peut profiter de cet exemple pour se demander ce que serait «rendre visible l’invisible» dans d’autres domaines. Deux exemples me viennent à l’esprit. Je pense d’abord à Jean-François Zobrist qui, de FAVI, une fonderie de la Somme, a fait l’entreprise la plus performante, à tous égards, d’un secteur menacé au possible, et cela sans recruter des clandestins ou délocaliser sous des cieux sans foi ni loi. Et ce n’est pas le succès d’une année: c’est une performance qui, depuis trente ans, ne se dément pas. Comment s’y est-il pris ? Il a décidé de faire confiance à ses ouvriers. De leur donner les clés de l’entreprise. Il les a libérés du joug des bureaux, des procédures et des organigrammes. Plus de pointeuse, plus d’accès sous contrôle au magasin de pièces détachées. Plus de gens qui pensent pour que les autres exécutent, ou de gens qui exécutent pour que les autres puissent penser. Et les ouvriers ont fait ce miracle: une entreprise qui reste la plus efficiente de son secteur. Vous cherchez la faille ? Ils s’exploitent encore davantage eux-mêmes que le ne ferait le pire des patrons ? Pas du tout, vous n’y êtes pas. Le secret est simple: les ouvriers sont intelligents, responsables, inventifs, fiers de leur métier, désireux de conserver leur entreprise au pays. Tant qu’on les encadrait comme des «cons musclés» (sic), ils restaient dans ce rôle. L’effet Rosenthal-Jacobson - l’effet sur les gens des croyances qu’on a sur eux - vous connaissez ? Il fonctionne dans les deux sens: il peut présider à l’enterrement des talents comme engendrer des merveilles. L’invisible, en l’occurrence, que le «non-management» de Jean-François Zobrist a rendu visible, c’est la capacité des ouvriers d’assumer des responsabilités techniques, commerciales et organisationnelles étendues.    

 

La belle histoire de FAVI commence à être connue mais est encore insuffisamment imitée. On manque de leaders qui aient le courage et la détermination de rendre visible l’invisible potentiel de leurs salariés. C’est que, pour les chefs, il s’agit de rien de moins que d’une ascèse: c’est se colleter avec la peur que l’autre commette des erreurs et avec l’angoisse existentielle d’une fonction - la leur - vidée de ses tâches traditionnelles. C’est, au quotidien, se battre contre des réflexes ataviques qui saboteraient le changement engagé. L’un d’eux, dans une autre entreprise, me confiait que, bien qu’il eût soutenu avec enthousiasme cette révolution, le naturel chez lui reprenait de temps en temps le dessus, et ce sont les ouvriers eux-mêmes qui lui rappelaient - gentiment - que les règles du jeu avaient changé*. 

 

La deuxième histoire, maintenant, celle-là à l’échelle d’une grande ville, est d’une portée selon moi considérable. Capitale de l’automobile américaine qui a fait sa fortune et sa renommée puis l’a abandonnée, Detroit n’est plus qu’une ruine économique et sociale. La municipalité elle-même, colossalement endettée, est en faillite, et vous pouvez imaginer l’état des services publics. Dans les années 60, la ville connaîtra les émeutes raciales les plus sanglantes de l’histoire des Etats-unis. Les blancs, les dirigeants et cadres supérieurs des usines, la quitteront massivement dans les années 70. Viendront ensuite les délocalisations et le déclin. Le visible, aujourd’hui, c’est donc la désolation: les rues et les parcs à l’abandon, les immeubles sans entretien, les commerces en déshérence, les infrastructures déclinantes, les gens désoeuvrés et sans revenu, les vieillards sans soins médicaux... Un paysage post-apocalyptique. Le visible, à Detroit, donne la sensation obsédante qu’il n’y a que lui, qu’il est la réalité, rien que la réalité et toute la réalité. Mais voilà, il y a aussi Grace Lee Boggs. Elle a eu quatre-vingt-dix-sept ans au dernier mois de mai. Activiste tout au long de sa vie, elle a vu des évènements de toute sorte et elle a eu le temps de méditer les leçons de l’Histoire. C’est elle qui rend visible l’invisible: l’humain, à Detroit, fait spontanément preuve de résilience et d’intelligence collective. Il faut manger: on sème, on cultive, on transforme les pelouses des parcs en potagers, une ancienne usine en serre de production et, surtout, ceux qui savent enseignent à ceux qui ne savent pas. Il faut se soigner, se loger, apprendre à lire et à écrire, réparer un réfrigérateur, une toiture: on échange, on s’organise. Il faut se distraire: on ré-apprend à faire des fêtes. Mais ceci, que j’évoque très brièvement, n’est rien à côté du sens que Grace donne au phénomène. C’est une renaissance mais, surtout, c’est l’esquisse du seul avenir soutenable du point de vue humain et écologique. 

 

Du point de vue écologique, la renaissance de Detroit est économe de matières premières, les pollutions sont réduites, on produit localement - et organiquement - ce qui se consomme sur place. Du point de vue humain, la coopération l’emporte sur la compétition, le lien social sur la rapacité, la vie de famille et le service de la communauté sur le «travailler plus pour gagner plus». Grace vient de publier l’analyse de cette métamorphose sous le titre «The next american revolution»**. Elle parle de ce qu’elle a sous les yeux, mais sa thèse rejoint celle d’économistes américains comme Robert Costanza ou Juliet Schor*** qui démontrent qu’à moins de changer les ingrédients du rêve américain, partagé aujourd’hui bien au delà de l’Occident, on va à la catastrophe planétaire, et que le levier de cette catastrophe n’est autre que ce désir de gagner toujours plus d’argent parce qu’il encourage une économie industrielle dont on sait maintenant qu’elle est l’arme de notre suicide. 

 

Alors, «Rendre visible l’invisible», n’est-ce pas à la fois un beau métier, une magnifique ambition et un enjeu de civilisation ?

 

* Si le sujet vous intéresse, vous pourrez en apprendre davantage sur le site du Mouvement pour le Management et les Organisations du XXIe siècle qu’anime mon ami Bernard Rohmer:  http://www.mom21.org . Vous trouverez aussi une interview de Bernard Rohmer dans le n° 5 de Commencements.

** Non encore traduit en français.

*** Robert Constanza a été interviewé dans Commencements 5 et Juliet Schor le sera dans Commencements 6. Pour se procurer ces numéros, écrire à: thygr@wanadoo.fr .

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