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16/02/2014

Faire société (1)

 

 

La capacité de faire société dépend, certes, du tempérament et de l’histoire de chacun. Mais notre aptitude à faire lien avec nos semblables n'est pas seulement tributaire de caractères individuels, qu’ils soient innés ou acquis: elle résulte aussi des histoires collectives qu’on se raconte - ou qu’on ne se raconte pas - au sein d’une population. C’est une antienne que de dire de nos grandes villes qu’elles sont des lieux de solitude et d’indifférence et qu’on n’y connaît pas ses voisins de palier. Pire, tout le monde vous le dira: s’il y a une agression dans le métro, les passagers se figent dans leur absence. Ce dernier phénomène, quand on l’évoque, nous horrifie et nous tombons si vite dans le jugement que nous ne prenons pas le temps d’essayer de le comprendre. Que nous dit le jugement ? Que les gens sont lâches alors qu’ils seraient plus qu’assez nombreux pour maîtriser l’agresseur. Ne voyez-vous pas qu’avec cette remarque sur le nombre on met le doigt sur le problème sous-jacent? Agir collectivement nécessite des réflexes communs, des réflexes sur lesquels, quand on s’engage dans une intervention hasardeuse, on puisse compter. Or, aujourd’hui, si je me risque à interpeler l’agresseur ou si je m’avance vers lui, je ne sais pas dans quelle mesure d’autres m’épauleront, fût-ce de la voix. Quand on parle de lien social, il ne s’agit pas d’un mol sentiment de bienveillance envers notre voisinage. Il s’agit de la capacité d’agir ensemble. 

 

Quand vous flânez devant les terrasses de café ou voyagez dans les transports en commun, regardez autour de vous. Qu’y a-t-il de plus banal et universel aujourd’hui que tous ces gens, chacun enfermé dans sa bulle, écouteurs sur les oreilles et oeil fixé sur l’écran d’un smartphone ? L’ami Hervé Gouil parle de ces outils «qui rapprochent ceux qui sont éloignés et éloignent ceux qui sont proches». Serait-ce que nous avons moins de mal à être en relation avec ceux qui sont loin de nous qu’avec ceux qui sont tout près ? Que, dès qu’il y a «les autres», faute de codes partagés, nous ne savons plus que faire de notre regard ? Serait-ce que, à l’image de la famille qui, de pluri-générationnelle, est devenue mono-cellulaire, nous ne supportons plus de fréquenter que nos happy few, la poignée de personnes que nous connaissons de près? Soulèvent pour moi les mêmes questions les communautés virtuelles, les pétitions en ligne, les «friends» de Facebook. Il paraît que, sur les sites de rencontre, le nombre de ceux qui ne se décident pas à accepter ne serait-ce qu’un café «IRL» (in real life: dans la vraie vie) n’est pas négligeable: les rencontres et les amours virtuelles ne risquent pas de remettre en question notre quotidien et, par dessus tout, notre rapport à nous-même. Mais il en est de même d’autres engagements qu’amoureux. Combien, derrière son écran, a-t-on l’impression d’exister, d’être influent et soutenu dans la Facebooksphère! Or, si l’on excepte la satisfaction de se conforter dans ses opinions avec une poignée de lecteurs qui nous ressemblent, quelle est l’influence réelle de celle-ci sur le monde ? Ne soulage-t-elle pas à bon compte, sans grand risque, nos colères et nos frustrations, nos idéaux bafoués, nos sentiments d’injustice ? Ne contribue-t-elle pas finalement, par l’exutoire qu’elle propose, à nous amollir ? Discussions de café du commerce qui donnent l’impression de rayonner sur le monde entier et dont l’illusion nous comble...

 

Je me souviens de ma déception et plus encore de ma surprise lorsque, sur un sujet qui m’est cher et qui agite périodiquement les vagues virtuelles - la liberté des semences - j’ai décidé de me joindre aux manifestations. Le rendez-vous était devant l’Assemblée nationale où, dans le courant de l’après-midi, les députés légifèreraient sur la question. Je m’attendais à une foule de quelques milliers de personnes, tant l’enjeu était important, et, ayant bien essuyé mes lunettes, j’ai fini par trouver un groupe qui en comptait au mieux une centaine. Faut-il alors s’étonner que de telles règlementations soient votées sans que les parlementaires se posent la moindre question ? Les opposants de la rue, dont je salue la ténacité, ne font hélas! que montrer leur faiblesse. Si vous regardez les évènements qui ont eu raison des lois iniques au cours de l’histoire des hommes, agir était alors bien autre chose. Serait-ce que nous manquerions de conviction dans les causes que nous prétendons soutenir ? Sans doute est-ce en partie cela, mais une autre explication me semble tenir aux effets lénifiants de notre mode de vie. Jadis, la vie était rude, les métiers étaient rudes et ils forgeaient des hommes rudes. Sans cette vie-là, sans ces métiers-là, sans ces hommes-là, point de Germinal! Aujourd’hui, face à l’oppression, on pianote sur son iPhone tout en continuant de regarder «Qui veut gagner des milliards ?» à la télévision. «Du pain et des jeux»: la vieille phrase romaine est toujours aussi pertinente. Du pain: tant que l’estomac de la foule ne criera pas famine, la révolte sera privée d’énergie. Des jeux: en occupant le «temps de cerveau disponible», on écarte le risque des réflexions corrosives, et en remplissant de divertissements le temps libre des citoyens on évite les conciliabules qui pourraient tourner en conjurations.

 

Notre société d’individus connectés, mais sans liens vigoureux dans l’ici et le maintenant, produit le confort relationnel et son pendant: la pusillanimité. La "dissociété" qu'analyse Jacques Généreux n'est pas seulement le fruit des agressions extérieures, elle résulte d'une dissolution intérieure dont nous sommes les complices. Faire vraiment société, c’est se frotter à ce que l’humain a d’épais, de rugueux, parfois de menaçant. C’est se confronter. C’est d’autant moins vivable qu’on y a été peu préparé, qu’on n’en a pas reçu le mode d’emploi et que, au surplus, les voies d’évitement, qui nous laissent l’illusion d’un agir collectif, sont nombreuses et variées.

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