30/04/2014
Ces histoires qui créent le monde
Hier soir, sur l’invitation de l’ami Pierre (1), je me suis retrouvé à Mérignac à donner une causerie sur le thème « Ces histoires qui créent le monde ». Mon premier propos était de montrer les couches culturelles qui, à notre insu - et, quand on s’en rend compte, à notre surprise - continuent d’influencer notre regard, nos attitudes, nos comportements et même nos idéaux. En l’occurrence, je suis parti de ce grand récit de la Genèse et de la Chute dans lequel, selon moi, la nostalgie du paradis perdu est la matrice d’une quête qui a pris les formes les plus variées au cours de l’histoire de l’Occident: celle de la terre promise. Ce récit d’une terre à trouver ou à retrouver manifeste d’abord - et cela ne surprendra pas les narrativistes qui m’accueillent - la puissance des histoires que nous nous racontons: alors que Jérusalem a été rasée par Titus en 70 après Jésus-Christ et ses habitants dispersés, près de deux mille ans plus tard, en 1948, le peuple juif reviendra s’y installer. Mais, même si ce n’est pas la moindre, ce n’est pas la seule ramification de ce mythe primordial. Débordant l’histoire hébraïque, le thème de l’exil et de la Terre promise sera par exemple celui où se reconnaîtront les Pilgrim Fathers, les pèlerins du Mayflower, fuyant vers le Nouveau Monde les persécutions du roi Jacques 1er.
Le paradis dont Adam et Eve sont chassés n’est pas qu’un lieu de bien-être, c’est aussi celui de la domination de l’espèce humaine sur la Terre et sur les espèces vivantes qui l’habitent. Je rappelle ici le texte biblique: «Puis, Dieu dit: faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur toute la terre » (Genèse 1, 26). A cette phrase fera écho, des millénaires plus tard, le projet de Descartes de nous rendre, grâce à la science, « comme maîtres et possesseurs de la nature ». En introduction à ma causerie, j’avais dit que la vie des histoires est comme celle des familles, faite de rencontres, de mariages, de liaisons, de métissages et d’adultères, au point que, progressivement, certains rejetons ne conservent qu’une vague ressemblance avec leurs lointains ancêtres. Alors que, à l’époque des Lumières, la civilisation occidentale creuse sa distance avec la religion, il est frappant de constater que le rêve de la nouvelle pensée reste contenu dans la parole de Yahvé que je citais plus haut. A leur insu, les Lumières héritent donc de la religion leur ambition même. A partir de cette bifurcation - ou pour parler de manière généalogique, de cette nouvelle branche - un autre monde va se déployer: celui de la puissance technique. Nous, hommes et femmes de ce début du XXIème siècle, nous en sommes les héritiers et nous en avons les résultats sous les yeux: la société de consommation issue de notre accroissement de productivité est devenue un cancer galopant qui menace rien de moins que l’avenir de la vie à la surface de la planète. C’est que, si les Lumières ont repris le vieux rêve du paradis biblique, elles ont évacué les perspectives métaphysiques, renfermant ainsi un désir infini dans un monde fini. Et du coup la Terre de la promesse initiale n’est plus à découvrir, à trouver, à retrouver ou à conquérir, elle est - selon l’expression d’Hervé Juvin - à produire. Ambition faustienne et dont on peut douter qu’elle se réalise.
L’instauration d’un rapport technique au monde, lequel est dès lors considéré dans son ensemble comme une ressource, n’est pas l’unique rejeton de la quête de la terre promise. Notre rapport à nous-mêmes est bien sûr radicalement influencé par ce passage d’une vie qui s’étendait dans l’au-delà à une vie réduite à celle de notre corps. Mais, par le biais du calvinisme, si l’on suit la thèse de Max Weber sur les origines du capitalisme, la société elle-même va subir aussi un impact puissant - puissant et destructeur. En 2009, justifiant les primes énormes qu’en plein marasme planétaire il a distribuées à ses collaborateurs aussi bien qu’à lui-même, Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, déclare simplement: « Nous faisons le boulot de Dieu ». On ne peut se contenter de relever le cynisme arrogant de cette déclaration: il faut, pour la comprendre, en discerner les origines culturelles. Là encore, si l’on fait un travail de généalogiste, on va trouver un métissage voire une relation adultérine. Selon Calvin, Dieu manifesterait dès cette vie sa bienveillance envers ceux qu’il a élus en bénissant leur réussite terrestre. Darwin, quelques siècles plus tard, va bien involontairement fournir une rallonge à ce récit. Dans « La sélection des espèces », il va montrer que la vie se déploie à travers la survie des plus aptes. Vous entendez la résonance entre le récit protestant et le récit darwinien, entre les hommes qui réussissent et les espèces animales ou végétales qui conquièrent la pérennité ? Au grand dam de Darwin, Herbert Spencer transposera sa théorie à la gestion des sociétés humaines et justifiera ainsi sa conviction qu’il ne faut ni aider le pauvre ni entraver le riche. Pour parler crûment: laissons mourir les pauvres s’ils ne sont pas capables de s’arracher eux-mêmes à leur sort, de sorte que les riches puissent prospérer. Surtout, ne faisons pas des misérables un fardeau qui pourrait limiter la liberté de mouvement et l’enrichissement des plus forts. L’enrichissement en soi est une bonne chose, quels que soient les moyens utilisés, puisqu’il est la manifestation de la vie à travers la réussite des individus qui en sont capables. La bonne conscience inébranlable des spéculateurs et de ceux que vous traiteriez d’exploiteurs a là son origine. Le « boulot de Dieu » qu’évoque le grand prêtre de Goldman Sachs n’est donc autre que l’élimination des animaux stupides, faibles et malades. Ne vous étonnez plus, dès lors, des traitements administrés à la Grèce, au Portugal, à l’Espagne et maintenant à la France. Ne vous étonnez pas de l’évacuation de « l’esprit des années 45 » et de ses acquis dont Ken Loach vient de nous rappeler fort opportunément la grandeur aujourd’hui conspuée (2). C’est l’effet d'une variation singulière du récit originel.
Comme le rappelait Pierre, une lecture psychanalytique du mythe pourrait évoquer aussi la plénitude de notre expérience dans le milieu aquatique de l’utérus maternel, avant notre expulsion dans le redoutable monde extérieur. Le grand récit donnerait ainsi une signification transcendante à notre vécu originel le plus intime. Notre vie d’après la naissance ne serait donc rien d’autre que la recherche plus ou moins effrénée et anxieuse d’un remède à la nostalgie, au manque, à l’angoisse qui nous habitent depuis que nous avons été arrachés à ces quelques mois de bonheur océanique. Si vous imaginez les conséquences extraordinaire, en bien comme en mal, que peut engendrer cette quête et la reliez au phénomène biologique qui en est l’origine, c’est tout simplement vertigineux: neuf mois au plus suivis d'un accouchement de quelques minutes à quelques heures, puis toute une vie qui, dans son développement, va percuter d’autres vies, parfois en grand nombre et, je le redis, pour le bien ou pour le mal. Cela donne soudain un sens pour moi à une image qui m’était restée mystérieuse, celle de l’embryon à la fin du film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace. Si l’on admet l’hypothèse psychanalytique, la question que l’on pourrait alors se poser est: comment - c’est-à-dire: par quel récit ? - traiter cette nostalgie afin de n’en conserver que les effets et les ressorts positifs ? Car cette histoire qui nous traverse peut charrier des conséquences redoutables. Le XXème siècle a été celui des épouvantables tentatives de créer le paradis sur terre. Il a aussi produit deux prophètes dont les oeuvres gardent aujourd'hui encore toute leur valeur d’avertissement et d’admonestation: Aldous Huxley, auteur de Le Meilleur des Mondes, et George Orwell, auteur de 1984.
Nous voici dans le monde qu’a créé l’idéologie opposée, celle qui nous a d‘abord proposé les loisirs et la consommation, et qui, subvertissant la démocratie, est en train d’inverser la flèche de l’histoire en ne nous promettant plus - au nom d’une santé économique future - que l’appauvrissement. Nous voici, cependant, avec, plus forte peut-être que jamais, cette nostalgie qui continue à nous faire rêver d’un paradis terrestre. Mais, comme le constate Lyotard, quel grand récit aujourd’hui se propose-t-il de lui donner forme ? Nous sommes majoritairement revenus de tout, des grandes idéologies comme de la foi en la science et en la technique. L’avenir de la planète, nous le voyons comme un mur vers lequel nous courons comme des zombies au nom d’une croissance qui, si l'on renonce à la naïveté, n’est plus qu’une incantation dérisoire et abusive. Si nous regardons du côté de l’imaginaire des masses contemporaines, on trouve un thème dont la récurrence significative pourrait n’être que le kaléidoscope d’un même récit désespéré: celui d’une humanité qui a traversé une apocalypse et qui doit rebâtir en évitant - mais comment ? - les erreurs du passé. Dans un film récent, Hollywood a même appelé en renfort l’archétype de ces histoires, celle du Déluge: l’humanité a trahi la Création et pour sauver cette dernière Dieu décide d’un grand coup de karsher.
L’humanité d’aujourd’hui, dans la mesure où elle est consciente des menaces écologiques et politiques qui pèsent sur elle et où elle se sent comme Gulliver prisonnière de mille liens lilliputiens qui l’empêchent de se prendre en main, se projète dans un grand nettoyage magique dont elle a autant peur qu’envie et qu'elle ne se sent pas capable de faire. Le cinéma, je l'ai souvent dit ici, dans la mesure où il rencontre un public révèle l'inconscient de celui-ci. Selon l’inspiration du scénariste, ce sera l’impact d’une météorite, le refroidissement brutal de la planète, la sixième extinction, dans tous les cas une catastrophe purificatrice. Mais parfois, on n’ose même pas se représenter la forme que prendra le « feu de Dieu » (3) ou le déluge et l’on se retrouve dans un monde d’après, chaotique, dangereux, pire peut-être que l’ancien, sans savoir ce qui au juste nous a conduits là.
Devant les immenses défis de notre époque, l’humanité a d’abord besoin d’espoir. Mais pas de n’importe lequel. Elle a le besoin urgent d’un espoir qui soit compatible avec la vie de la planète. Faute d’un tel espoir, elle s’effondrera. Elle a donc besoin d’un grand récit qui lui parle des nouvelles noces qu’elle peut célébrer avec le monde. Au sein du groupe chaleureux qui m’a accueilli hier soir à Mérignac, une amie a évoqué la possibilité que ce grand récit soit en train de se construire, non pas dans le cerveau d’un grand poète comme Homère ou d’une pléiade comme les auteurs de la Bible, mais d’abord de manière capillaire, vernaculaire, partout où des gens prennent l’initiative de ne compter que sur eux-mêmes pour vivre différemment et refonder la société humaine. Ces expériences, quand on les observe, ont déjà une thématique commune: pour faire court, celle de la sobriété heureuse et du lien social régénéré. On peut imaginer que la répétition de cette multitude d’histoires microscopiques converge progressivement pour former le grand fleuve qui nous portera vers un autre avenir que celui qui nous guette aujourd’hui. J’en accepte l’augure tout en y apportant une réserve. Selon moi, le monde extérieur sera toujours le reflet de notre monde intérieur. Tant que nous n’aurons pas trouvé d’abord ce Royaume de Dieu dont le Christ a dit qu'il est à l’intérieur de nous, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas accepté que la terre promise est intérieure, nous ne pourrons que construire des leurres dans le monde matériel. Ce que Gandhi avait aussi parfaitement compris quand il déclarait: « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ».
Merci Pierre, et merci à vous, amis de la Fabrique narrative de Bordeaux, de m’avoir donné l’occasion de partager ces quelques idées.
(1) Pierre Blanc-Sahnoun http://whitespiritnarratives.com/pierre-blanc-sahnoun/
(2) http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=208289.html
(3) Roman post-apocalyptique de Pierre Bordage.
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20/04/2014
Pâques
Je suis de culture chrétienne et catholique et, s’il m’arrive de porter un regard sans concession sur l’Eglise et les détournements qu’a subis la parole du Christ au cours de l’Histoire, je ne récuse pas mon appartenance. Comme l’a résumé Frédéric Lenoir, l’Eglise a la terrible mission de transmettre un message qui la condamne. Mais elle le transmet, ce message, et on ne peut pas la réduire à ses errements. Au fur et à mesure que passent les années, je m’éloigne des révoltes faciles pour m’approcher le plus près possible du trésor dont elle assure le passage de siècle en siècle et je trouve un relent nauséabond à ceux qui se font une gloriole sans gloire à s’efforcer sans relâche de le souiller.
On peut penser ce que l’on veut de la Passion du Christ: mythe, récit édifiant, vérité factuelle, allégorie… Ce n’est pas moi qui me mêlerai de promouvoir une interprétation ou une autre. A chacun, en son âme et conscience, selon l’intelligence qu’il a des choses et de lui-même, de choisir. Sans essayer de convaincre qui que ce soit, qu’il me soit simplement permis de dire ma conviction que les faits relatés par les Evangiles sont de l’ordre de la vérité historique. Pour moi, a minima, il y a bien eu un homme qui s’appelait Jésus, qui a prêché un message de désintéressement et d’amour et qui, du fait d’une confusion entre sa popularité et les ambitions terrestre qu’on lui a prêtées, a été victime d’un complot politique et exécuté de la façon la plus abjecte qui soit, celle que l’on réservait aux voleurs, afin que même sa mémoire soit un objet de répulsion. Le résultat, nous le connaissons. Paradoxe indéniable, cette mort honteuse n’a fait qu’exalter le message. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».
Ce qu’en cette période pascale je voudrais partager avec vous - et chacun en fera ce qu’il voudra - c’est l’idée que la Passion du Christ se présente comme un miroir de l’humanité, le reflet des potentialités contradictoires qui nous habitent, une scène où se joue le drame sans fin de notre fidélité au meilleur de nous-mêmes et de nos dérives. Les psychanalystes nous disent que tous les personnages de nos rêves sont des fragments de nous-mêmes. Les personnages de la Passion, quand on la relit dans cette perspective, jettent un lumière crue sur nos grandeurs possibles et sur les abîmes intérieurs qui nous menacent.
Considérons que tout commence au Mont des Oliviers, pendant la Cène. Celui qui joue un rôle clé, le méchant suprême dont l’ignominie transcendante semble blanchir tous les autres acteurs du drame, est Judas. Ce Judas dont le jeune Bernanos avait tellement pitié qu’en cachette il faisait brûler des cierges pour le repos de son âme. Ce Judas, déçu par Jésus dont il attendait des ambitions plus mondaines - le retour de la royauté terrestre d’Israel - n’en a été que plus facilement accessible à la tentation d’une trahison rémunérée. Retenons cela: même le traître le plus infâme recherche la bonne conscience. Même celui qui se sait servir un mauvais maître s’efforce d’y voir une noblesse, d’y trouver une légitimité. Peut-être Judas s’était-il persuadé d’avoir été trahi ou à tout le moins abusé par Jésus, et, en le livrant, de servir une meilleure cause ? D’un tel point de vue, cette histoire n’est-elle pas marquée, au vrai, du sceau de la banalité ? Qui n’a jamais cherché - et trouvé - dans certaines circonstances qu’on espère moins tragiques des accommodements avec sa conscience ? Qui d’entre nous, aujourd’hui, se pose vraiment des questions sur les conséquences du métier qu’il exerce pour gagner sa vie, sur les effets sociaux, écologiques ou moraux de l’entreprise qu’il sert, de la consommation dont il se délecte ? Mais tout le monde a aussi déjà entendu ces vieux cyniques rassurants, ceux qui ont compté les deniers: « Vous savez, jeune homme, votre point de vue est simpliste. La vie n’est pas ce que vous croyez. Il faut être réaliste. » Ah! le réalisme! Que de crimes on aura commis en son nom!
Revenons au Mont des Oliviers quand, à la demande des notables, les soldats viennent arrêter Jésus. Nous avons là des protagonistes que nous connaissons bien. A cette époque comme à la nôtre, trop souvent, les interventions des politiques incarnent la volonté d’un groupe de privilégiés que ce monde qui leur confère pouvoir et avantages ne change pas de valeurs. Voyez-vous ce que cela a toujours d’actuel aujourd’hui ? Voyez-vous le danger que représenterait une autre société pour ceux qui tirent leur fortune de notre consommation incontrôlée et de l’appétit qu’ils partagent avec nous de l’enrichissement facile ?
Aux ordres des politiques sont les gens d’armes, ceux pour qui la valeur cardinale est l’obéissance. Comme le rappelle, en un autre passage de l’Evangile, le brave centurion dont la petite fille se meurt: ils ont été formés à cela. Peu importe, donc, la cause, ses tenants et ses aboutissants: on n’est pas là pour se poser des questions, on est là pour obéir aux ordres. Alors, on appréhende le fauteur de troubles désigné par les maîtres et on l’embarque. En d’autres temps plus récents, ce sera la police de Vichy qui rafle des enfants, et ce seront des trains remplis de malheureux qu’on mène à l’abattoir, qu’on laissera passer. « Moi, on me paye pour manoeuvrer les aiguillages. » Dans « Les raisins de la colère », on a un autre écho de ces êtres qui, sous le boisseau des règles et de la discipline, étouffent la conscience qu’ils pourraient avoir de leur responsabilité humaine. C’est quand le contre-maître vient raser la ferme afin d’interdire à la famille ruinée toute velléité d’y rester ou d’y revenir. Mais, dites-moi, avant d’anathématiser ce genre de méchants, sommes-nous sûrs de ne pas en héberger un chez nous ? Sommes-nous sûrs de n’être pas de ceux pour qui le pouvoir mérite le respect par définition ou que la simple idée de désobéir à l’autorité plonge dans des angoisses ? C’est tout ce qu’il y a de plus humain, c’est même inscrit en nous comme le désir sexuel ou l’attrait pour la viande et le sucre. Pour autant, n’est-ce pas une de ces pentes dont il faut se méfier ?
Parmi les acteurs de la Passion, il n’y a pas que des êtres de compromission, il y a aussi des figures valeureuses. Parmi les amis de l’homme qu’en cette nuit terrible la soldatesque vient appréhender, il en est un qui s’émeut. Il dégaine son épée et, dans son désarroi - geste dérisoire ou maladroit - tranche l’oreille d’un des pandores. Nous connaissons, dans certaines situations, les effets de ce zèle émotif mais inapproprié qui s’empare de nous. Jésus qui, pendant que ses compagnons s’étaient endormis, a vu venir à lui la coupe de douleur et, pour rester fidèle à ce qu’il a enseigné, l’a déjà acceptée, recolle la malheureuse oreille: « Celui qui tue par l’épée périra par l’épée ». C’est que, dans son émotion bien compréhensible, l’ami, lui, a oublié cet enseignement, un enseignement de non-violence sans concession. Pour le défendre, il trahissait son Maître! A l'intention de ceux qui se gausseraient d’une lecture littérale de ce passage, il est peut-être bon de préciser que Jésus parle de la mort que l’on donne comme un poison qui entre dans l’âme, non de la mort physique dont nous avons tous les jours l’exemple qu’elle ne revient pas systématiquement sur ses auteurs. Il s’agit, en vérité, de nous garder nous-mêmes d’une colère destructrice qui nous paraîtrait sainte et qui ne serait que la transmutation de notre peur, de notre haine ou de notre humiliation, voire le glissement vers la jouissance d’une violence que semblerait légitimer une cause supérieure.
Là-dessus, nous avons la séquence du triple reniement de Pierre. Au delà de la confrontation avec l’autorité ou avec ceux qui, d’un mot trop vite dit et trop haut, peuvent nous envoyer au cauchemar, ce qui est à l’oeuvre là est le sentiment perturbant de se retrouver tout d’un coup en marge de la communauté. Et Pierre, bien qu’averti par Jésus - « Avant que le coq ne chante, tu m’auras renié trois fois » - va se dérober devant le regard inquisiteur et suspicieux d’une femme: « Dis donc, toi, tu faisais partie de ceux qui le suivaient! » Et lui de répondre: « Je ne connais pas cet homme ». Il est facile de se transporter dans une histoire qui appartient au passé et de se dire qu’on y aurait tenu le beau rôle. Que, par exemple, pendant la Seconde guerre mondiale, on aurait été du côté de la Résistance. Pour autant, en ce qui me concerne, je m’abstiens de toute opinion péremptoire. Sans parler d’un aveuglement de bonne foi - Maurice Couve de Murville ne fut-il pas ministre de Pétain avant de rallier, en 1943, la France libre ? - savoir de quel côté est le bien ne donne pas forcément le courage de se mettre totalement à son service. La menace de la lâcheté pèse sur nous en permanence. En chacun de nous, le Pierre de la nuit de la Passion est toujours là. Mais est là aussi le Pierre qui, à l’ultime moment, ne faillira pas.
Après, reviennent en scène les politiques qu’il est facile d’accabler mais qui sont eux aussi un de nos reflets. A l’instar du préfet de Rome, n’avons-nous jamais choisi, au cours de notre vie, de notre carrière, de notre vie publique ou familiale, à un degré sans doute moindre, de nous laver les mains devant une affaire par trop ennuyeuse ? Après tout, nous concerne-t-elle vraiment ? Chacun n’est-il pas responsable de lui-même, y compris des ennuis dans lesquels il s’est mis ? Sur les « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet, n’est-ce pas la tentation initiale d’onze jurés pour qui, d’entrée de jeu, la cause est entendue et le gamin - une racaille, vous pensez! - coupable ?
Là-dessus arrivent les heures terribles, celles des cruautés et des humiliations. « Dès qu’un homme est tombé, tout le monde est dessus » a écrit, je crois, Claudel. Quelle jouissance que d’en rajouter! Car les bourreaux ne se contentent pas d’exécuter les ordres. Ils se déchaînent d’autant plus que la victime a l’air d’être un simple d’esprit, un ahuri qui s’est pris pour quelqu’un. Pilate, à qui il a paru inoffensif, a ordonné le fouet, pensant que cette punition désarmerait l’ire de ses persécuteurs, mais les bourreaux y ajoutent la dérision avec la couronne d’épine, le manteau écarlate et le sceptre de roseaux. Alors, oui, ces gens-là sont affreux, mais sans aller jusqu’à pareilles extrémités, ne nous est-il jamais arrivé, quand nous n’étions que des enfants, de rajouter un rire veule à celui que suscitait dans la classe l’ironie d’un enseignant à l’égard d’un élève un peu niais ? Plus tard, n’avons-nous jamais eu la tentation sournoise de hurler avec les loups ? La Passion du Christ est un miroir grossissant de ce qui est en nous, fût-ce seulement à l’état de germe ou de menace.
La montée au calvaire de l’homme épuisé par une nuit de tortures révèlera le pire et le meilleur de l’humain. Il y aura les quolibets de ceux qui attendaient un messie terrestre et que Jésus a déçus, et l’ironie de ceux qu’il a inquiétés par l’affirmation d’une morale anarchiste, supérieure en clair au pouvoir et à l’argent. Il y aura, heureusement, bravant la soldatesque qui les rabroue, des gestes de tendresse et de soutien. Véronique qui essuie le visage où se mêle la sueur et le sang, Simon de Cyrène qui aide le malheureux à porter le bois de son supplice. Il y aura aussi, sur la croix, les deux attitudes extrêmes de ceux qui souffrent: l’aveuglement de la rancoeur et la lucidité de la conscience.
Tous ces personnages sont en nous, au moins en l’état d’immanence, révélés ou enfouis selon notre histoire, les circonstances et les épreuves que nous rencontrons. Le bon larron comme le mauvais. Le soldat trop discipliné comme le compagnon trop impétueux. Le politique cauteleux, attaché au monde tel qu’il est et le révolté qui peut pervertir son idéal par les moyens qu’il utilise. Judas qui se donne bonne conscience mais que rattrape finalement la mauvaise. Pierre qui renie trois fois et Pierre qui, à la fin, ira jusqu’au bout. Le veule domestique de l’autorité et l’ami qui glisse son épaule sous le bois de la croix aux côtés de l’ami condamné. Tous ces personnages sont en nous et prenons garde d’oublier celui de Jésus. Il représente notre potentialité d’être celui qui ne se raconte pas d’histoires complaisantes, qui ne trahit pas, ne hait pas, ne dévie pas. Celui qui, de quelque manière qu’on veuille l’entendre, triomphe de la mort.
Je vous souhaite de joyeuses Pâques!
00:33 | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : jésus, christianisme, pâques, passion, pilate, saint pierre, smon de cyrène, calvaire, crucifixion