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20/04/2014

Pâques

 

 

Je suis de culture chrétienne et catholique et, s’il m’arrive de porter un regard sans concession sur l’Eglise et les détournements qu’a subis la parole du Christ au cours de l’Histoire, je ne récuse pas mon appartenance. Comme l’a résumé Frédéric Lenoir, l’Eglise a la terrible mission de transmettre un message qui la condamne. Mais elle le transmet, ce message, et on ne peut pas la réduire à ses errements. Au fur et à mesure que passent les années, je m’éloigne des révoltes faciles pour m’approcher le plus près possible du trésor dont elle assure le passage de siècle en siècle et je trouve un relent nauséabond à ceux qui se font une gloriole sans gloire à s’efforcer sans relâche de le souiller.

 

On peut penser ce que l’on veut de la Passion du Christ: mythe, récit édifiant, vérité factuelle, allégorie… Ce n’est pas moi qui me mêlerai de promouvoir une interprétation ou une autre. A chacun, en son âme et conscience, selon l’intelligence qu’il a des choses et de lui-même, de choisir. Sans essayer de convaincre qui que ce soit, qu’il me soit simplement permis de dire ma conviction que les faits relatés par les Evangiles sont de l’ordre de la vérité historique. Pour moi, a minima, il y a bien eu un homme qui s’appelait Jésus, qui a prêché un message de désintéressement et d’amour et qui, du fait d’une confusion entre sa popularité et les ambitions terrestre qu’on lui a prêtées, a été victime d’un complot politique et exécuté de la façon la plus abjecte qui soit, celle que l’on réservait aux voleurs, afin que même sa mémoire soit un objet de répulsion. Le résultat, nous le connaissons. Paradoxe indéniable, cette mort honteuse n’a fait qu’exalter le message. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».

 

Ce qu’en cette période pascale je voudrais partager avec vous - et chacun en fera ce qu’il voudra - c’est l’idée que la Passion du Christ se présente comme un miroir de l’humanité, le reflet des potentialités contradictoires qui nous habitent, une scène où se joue le drame sans fin de notre fidélité au meilleur de nous-mêmes et de nos dérives. Les psychanalystes nous disent que tous les personnages de nos rêves sont des fragments de nous-mêmes. Les personnages de la Passion, quand on la relit dans cette perspective, jettent un lumière crue sur nos grandeurs possibles et sur les abîmes intérieurs qui nous menacent. 

 

Considérons que tout commence au Mont des Oliviers, pendant la Cène. Celui qui joue un rôle clé, le méchant suprême dont l’ignominie transcendante semble blanchir tous les autres acteurs du drame, est Judas. Ce Judas dont le jeune Bernanos avait tellement pitié qu’en cachette il faisait brûler des cierges pour le repos de son âme. Ce Judas, déçu par Jésus dont il attendait des ambitions plus mondaines - le retour de la royauté terrestre d’Israel - n’en a été que plus facilement accessible à la tentation d’une trahison rémunérée. Retenons cela: même le traître le plus infâme recherche la bonne conscience. Même celui qui se sait servir un mauvais maître s’efforce d’y voir une noblesse, d’y trouver une légitimité. Peut-être Judas s’était-il persuadé d’avoir été trahi ou à tout le moins abusé par Jésus, et, en le livrant, de servir une meilleure cause ? D’un tel point de vue, cette histoire n’est-elle pas marquée, au vrai, du sceau de la banalité ? Qui n’a jamais cherché - et trouvé - dans certaines circonstances qu’on espère moins tragiques des accommodements avec sa conscience ? Qui d’entre nous, aujourd’hui, se pose vraiment des questions sur les conséquences du métier qu’il exerce pour gagner sa vie, sur les effets sociaux, écologiques ou moraux de l’entreprise qu’il sert, de la consommation dont il se délecte ? Mais tout le monde a aussi déjà entendu ces vieux cyniques rassurants, ceux qui ont compté les deniers: « Vous savez, jeune homme, votre point de vue est simpliste. La vie n’est pas ce que vous croyez. Il faut être réaliste. » Ah! le réalisme! Que de crimes on aura commis en son nom!

 

Revenons au Mont des Oliviers quand, à la demande des notables, les soldats viennent arrêter Jésus. Nous avons là des protagonistes que nous connaissons bien. A cette époque comme à la nôtre, trop souvent, les interventions des politiques incarnent la volonté d’un groupe de privilégiés que ce monde qui leur confère pouvoir et avantages ne change pas de valeurs. Voyez-vous ce que cela a toujours d’actuel aujourd’hui ? Voyez-vous le danger que représenterait une autre société pour ceux qui tirent leur fortune de notre consommation incontrôlée et de l’appétit qu’ils partagent avec nous de l’enrichissement facile ?

 

Aux ordres des politiques sont les gens d’armes, ceux pour qui la valeur cardinale est l’obéissance. Comme le rappelle, en un autre passage de l’Evangile, le brave centurion dont la petite fille se meurt: ils ont été formés à cela. Peu importe, donc, la cause, ses tenants et ses aboutissants: on n’est pas là pour se poser des questions, on est là pour obéir aux ordres. Alors, on appréhende le fauteur de troubles désigné par les maîtres et on l’embarque. En d’autres temps plus récents, ce sera la police de Vichy qui rafle des enfants, et ce seront des trains remplis de malheureux qu’on mène à l’abattoir, qu’on laissera passer. « Moi, on me paye pour manoeuvrer les aiguillages. » Dans « Les raisins de la colère », on a un autre écho de ces êtres qui, sous le boisseau des règles et de la discipline, étouffent la conscience qu’ils pourraient avoir de leur responsabilité humaine. C’est quand le contre-maître vient raser la ferme afin d’interdire à la famille ruinée toute velléité d’y rester ou d’y revenir. Mais, dites-moi, avant d’anathématiser ce genre de méchants, sommes-nous sûrs de ne pas en héberger un chez nous ? Sommes-nous sûrs de n’être pas de ceux pour qui le pouvoir mérite le respect par définition ou que la simple idée de désobéir à l’autorité plonge dans des angoisses ? C’est tout ce qu’il y a de plus humain, c’est même inscrit en nous comme le désir sexuel ou l’attrait pour la viande et le sucre. Pour autant, n’est-ce pas une de ces pentes dont il faut se méfier ?

 

Parmi les acteurs de la Passion, il n’y a pas que des êtres de compromission, il y a aussi des figures valeureuses. Parmi les amis de l’homme qu’en cette nuit terrible la soldatesque vient appréhender, il en est un qui s’émeut. Il dégaine son épée et, dans son désarroi - geste dérisoire ou maladroit - tranche l’oreille d’un des pandores. Nous connaissons, dans certaines situations, les effets de ce zèle émotif mais inapproprié qui s’empare de nous. Jésus qui, pendant que ses compagnons s’étaient endormis, a vu venir à lui la coupe de douleur et, pour rester fidèle à ce qu’il a enseigné, l’a déjà acceptée, recolle la malheureuse oreille: « Celui qui tue par l’épée périra par l’épée ». C’est que, dans son émotion bien compréhensible, l’ami, lui, a oublié cet enseignement, un enseignement de non-violence sans concession. Pour le défendre, il trahissait son Maître! A l'intention de ceux qui se gausseraient d’une lecture littérale de ce passage, il est peut-être bon de préciser que Jésus parle de la mort que l’on donne comme un poison qui entre dans l’âme, non de la mort physique dont nous avons tous les jours l’exemple qu’elle ne revient pas systématiquement sur ses auteurs. Il s’agit, en vérité, de nous garder nous-mêmes d’une colère destructrice qui nous paraîtrait sainte et qui ne serait que la transmutation de notre peur, de notre haine ou de notre humiliation, voire le glissement vers la jouissance d’une violence que semblerait légitimer une cause supérieure.

 

Là-dessus, nous avons la séquence du triple reniement de Pierre. Au delà de la confrontation avec l’autorité ou avec ceux qui, d’un mot trop vite dit et trop haut, peuvent nous envoyer au cauchemar, ce qui est à l’oeuvre là est le sentiment perturbant de se retrouver tout d’un coup en marge de la communauté. Et Pierre, bien qu’averti par Jésus - « Avant que le coq ne chante, tu m’auras renié trois fois » - va se dérober devant le regard inquisiteur et suspicieux d’une femme: « Dis donc, toi, tu faisais partie de ceux qui le suivaient! » Et lui de répondre: « Je ne connais pas cet homme ». Il est facile de se transporter dans une histoire qui appartient au passé et de se dire qu’on y aurait tenu le beau rôle. Que, par exemple, pendant la Seconde guerre mondiale, on aurait été du côté de la Résistance. Pour autant, en ce qui me concerne, je m’abstiens de toute opinion péremptoire. Sans parler d’un aveuglement de bonne foi - Maurice Couve de Murville ne fut-il pas ministre de Pétain avant de rallier, en 1943, la France libre ? - savoir de quel côté est le bien ne donne pas forcément le courage de se mettre totalement à son service. La menace de la lâcheté pèse sur nous en permanence. En chacun de nous, le Pierre de la nuit de la Passion est toujours là. Mais est là aussi le Pierre qui, à l’ultime moment, ne faillira pas. 

 

Après, reviennent en scène les politiques qu’il est facile d’accabler mais qui sont eux aussi un de nos reflets. A l’instar du préfet de Rome, n’avons-nous jamais choisi, au cours de notre vie, de notre carrière, de notre vie publique ou familiale, à un degré sans doute moindre, de nous laver les mains devant une affaire par trop ennuyeuse ? Après tout, nous concerne-t-elle vraiment ? Chacun n’est-il pas responsable de lui-même, y compris des ennuis dans lesquels il s’est mis ? Sur les « Douze hommes en colère » de Sidney Lumet, n’est-ce pas la tentation initiale d’onze jurés pour qui, d’entrée de jeu, la cause est entendue et le gamin - une racaille, vous pensez! - coupable ? 

 

Là-dessus arrivent les heures terribles, celles des cruautés et des humiliations. « Dès qu’un homme est tombé, tout le monde est dessus » a écrit, je crois, Claudel. Quelle jouissance que d’en rajouter! Car les bourreaux ne se contentent pas d’exécuter les ordres. Ils se déchaînent d’autant plus que la victime a l’air d’être un simple d’esprit, un ahuri qui s’est pris pour quelqu’un. Pilate, à qui il a paru inoffensif, a ordonné le fouet, pensant que cette punition désarmerait l’ire de ses persécuteurs, mais les bourreaux y ajoutent la dérision avec la couronne d’épine, le manteau écarlate et le sceptre de roseaux. Alors, oui, ces gens-là sont affreux, mais sans aller jusqu’à pareilles extrémités, ne nous est-il jamais arrivé, quand nous n’étions que des enfants, de rajouter un rire veule à celui que suscitait dans la classe l’ironie d’un enseignant à l’égard d’un élève un peu niais ? Plus tard, n’avons-nous jamais eu la tentation sournoise de hurler avec les loups ? La Passion du Christ est un miroir grossissant de ce qui est en nous, fût-ce seulement à l’état de germe ou de menace.

 

La montée au calvaire de l’homme épuisé par une nuit de tortures révèlera le pire et le meilleur de l’humain. Il y aura les quolibets de ceux qui attendaient un messie terrestre et que Jésus a déçus, et l’ironie de ceux qu’il a inquiétés par l’affirmation d’une morale anarchiste, supérieure en clair au pouvoir et à l’argent. Il y aura, heureusement, bravant la soldatesque qui les rabroue, des gestes de tendresse et de soutien. Véronique qui essuie le visage où se mêle la sueur et le sang, Simon de Cyrène qui aide le malheureux à porter le bois de son supplice. Il y aura aussi, sur la croix, les deux attitudes extrêmes de ceux qui souffrent: l’aveuglement de la rancoeur et la lucidité de la conscience. 

 

Tous ces personnages sont en nous, au moins en l’état d’immanence, révélés ou enfouis selon notre histoire, les circonstances et les épreuves que nous rencontrons. Le bon larron comme le mauvais. Le soldat trop discipliné comme le compagnon trop impétueux. Le politique cauteleux, attaché au monde tel qu’il est et le révolté qui peut pervertir son idéal par les moyens qu’il utilise. Judas qui se donne bonne conscience mais que rattrape finalement la mauvaise. Pierre qui renie trois fois et Pierre qui, à la fin, ira jusqu’au bout. Le veule domestique de l’autorité et l’ami qui glisse son épaule sous le bois de la croix aux côtés de l’ami condamné. Tous ces personnages sont en nous et prenons garde d’oublier celui de Jésus. Il représente notre potentialité d’être celui qui ne se raconte pas d’histoires complaisantes, qui ne trahit pas, ne hait pas, ne dévie pas. Celui qui, de quelque manière qu’on veuille l’entendre, triomphe de la mort.   

 

Je vous souhaite de joyeuses Pâques!