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29/06/2014

Prospective des mythes

 

 

Donnant il y a peu, dans le cadre d’un séminaire, une conférence sur la prospective, après avoir succinctement évoqué les bases de la démarche - l’exploration de nos environnements multiples, de leurs intrications et de leurs tendances - je faisais une remarque sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur: ce que l’on a coutume de laisser de côté. La plupart des démarches pèchent à ne s’intéresser qu’aux données matérielles et aux choses constatables. On fait de la prospective comme si la finance, l’économie, la technologie, la démographie, l’état actuel de la science, etc. avaient une emprise exclusive ou en tout cas déterminante sur le monde. Du coup, on en oublie certains des ressorts de rupture. 

 

Par exemple, le principe d’Archimède: tout corps plongé dans un liquide reçoit de celui-ci une pression égale au poids du liquide déplacé. Vous allez me dire: que vient faire ici le penseur antique et son expérience de baignoire ? Il vient nous rappeler, tout simplement, que toute action engendre une réaction et que tout courant, aussi puissant soit-il et peut-être justement à la mesure de sa puissance, peut provoquer une cristallisation des résistances jusqu’à se faire retourner. N’est-ce pas, par exemple, ce que nous vivons aujourd’hui avec la multiplication des euro-sceptiques ? Ne sont-ce point, autre exemple, les abus de pouvoir de la médecine moderne qui font fuir de plus en plus de patients vers d’autres formes de soin ? Ou encore l’expansion arrogante et cynique des multinationales qui conduit des gens de plus en plus nombreux à imaginer une autre manière de vivre afin de ne pas nourrir la puissance de ces pieuvres en consommant leurs produits ? Que celui qui doute du principe d’Archimède fasse l’expérience d’un « plat » la prochaine fois qu’il plongera dans la piscine! 

 

Mais, comme pour la Révolution française, le moment où s’inversera le flux ne sera pas forcément à l’apogée du mouvement - lorsque Louis XIV établit la monarchie absolue - mais quand, sous les effets du mouvement lui-même, le rapport de pouvoir entre les protagonistes s’est insidieusement modifié: quand Louis XVI le débonnaire se retrouve face à une classe intellectuelle qui a eu le temps de réfléchir et de se doter d’une doctrine. Alors, une nième disette, pas forcément la pire, cristallise le potentiel de retournement, et l’histoire, subitement, s’emballe et sort du chemin tracé d’avance. Tout cela pour dire que ce n’est pas parce qu’une tendance se renforce constamment qu’il est assuré qu’elle l’emportera: elle se crée peut-être progressivement autant d’ennemis, et peut-être davantage bientôt, qu’elle a de partisans. Et ces ennemis, au surplus, deviennent de plus en plus conscients et avisés.

 

Parmi les facteurs qui façonnent le futur, je trouve aussi qu’on a trop tendance à donner le primat - mais cela parce qu’elle est mesurable - à la force des choses sur les productions de notre psyché. Croyez-vous qu’un prospectiviste oeuvrant à Rome vers l’an 40 de notre ère aurait prévu la victoire finale du christianisme ? Je pense d’abord qu’aveuglé par la puissance toute neuve de la Ville, il aurait été tenté de voir celle-ci indestructible. C’est notre lot à tous: ce qui occupe nos sens occupe aussi notre cerveau et le présent s’y donne des allures d’éternité. De même, Priam jusqu’au dernier moment n’a pu imaginer que Troie pût être détruite. Alors, aveuglé également par le prestige de la race qui vient de conquérir l’univers, notre futurologue latin n’aurait probablement eu aucune curiosité pour les peuples vaincus. Que pourrait-on trouver de bon dans le 9-3 de l’époque ? Quel germe d’avenir - vous plaisantez ! - pourraient bien se cacher chez les Barbares ? Et vous imaginez, en 1940, la France de la débâcle se redresser en 1944 ? Se projeter dans le futur sans la volonté de faire un pas de côté, de douter, c’est croire en l’immortalité de ce que l’on a sous les yeux: la puissance, la richesse, la réussite - ou, à l’inverse, selon ce que l’on observe, l’abaissement et la capitulation. 

 

En tout cas, si notre prospectiviste avait eu le génie d’imaginer la fortune du christianisme, ce n’aurait pas été à la seule lumière d’un tableau de chiffres. Plus que des statistiques et du raisonnement, il aurait nécessairement usé d’un microscope et de l’intuition. Quel Romain de bon goût se serait-il d’ailleurs intéressé à ces étranges immigrés du moyen-orient dont l’empereur Marc-Aurèle trouvait qu’ils sentaient mauvais ? Quel intellectuel du règne d’Auguste serait-il allé assez loin dans son investigation des bas-quartiers de la Ville pour repérer, au sein de cette population méprisable, une religion naissante et supputer sa capacité d’expansion ? Quel sage de l’époque aurait-il osé l’hypothèse que cette croyance étrange en un homme que l’on avait crucifié comme un voleur prendrait le pas sur la science et la philosophie ? Aujourd’hui, avec deux mille ans de recul, on a beau jeu de montrer pourquoi il devait en être ainsi. Et encore, expliquera-t-on doctement que les conquêtes de l’empire avaient favorisé la diffusion dans celui-ci des croyances les plus exotiques. Que la pax romana et les voies romaines favorisaient la circulation des armées mais aussi celle des marchandises, des idées et des croyances. Que la diaspora juive a été l’accélérateur de la diffusion des Evangiles. Mais peut-on en rester à ces considérations de logisticiens ? Ne laisse-t-on pas de côté ce qui s’est passé au sein de certaines âmes, quelque chose de si puissant qu’aller au martyre a été l’acceptation de toute une population et que, quelques siècles plus tard, la religion de ces gueux, renversant le polythéisme officiel, est devenue religion d’état ? 

 

Il y a quelques années, devant l’aveuglement de ma génération, devant sa surdité aux avertissements des Meadows et autres Reeves, devant son égoïsme et son incapacité à réfréner sa consommation destructive pour en laissez un peu à ses entants et à ses petits-enfants, je m’étais demandé si, en fait, plutôt que d’information, de lucidité ou de courage, nous ne souffrions pas surtout de l’absence d’un mythe qui nous aidât à nous transcender. Les premiers martyrs chrétiens allaient au devant d’une épreuve bien plus redoutable que la frugalité dont nous devrions décider aujourd’hui, mais ce qui les animait n’avait rien d’une analyse rationnelle: c’était la puissance d’une foi. Cette foi montrait le pouvoir de l’âme dès lors qu’elle a un point d’appui, autrement dit: un mythe. J’avais alors commencé à écrire un papier que, je crois, je n’ai jamais publié: « Avons-nous besoin d’un mythe pour sauver la planète ? ». Je voyais, périodiquement, dans les productions holiwoodiennes, resurgir ici et là de grands mythes et je me languissais qu’un ethnologue s’intéresse un jour au phénomène sous l’angle d’un catalyseur d’énergie disponible. 

 

Or, voilà que, la semaine dernière, au détour d’un « post » sur Facebook, je découvre Christian Gatard et son livre qui vient de sortir: « Mythologies du futur ». Enfin, quelqu’un qui a compris que c’est dans l’imaginaire des peuples et non dans les statistiques que se préparent les nouvelles formes de la vie et de la société. Que le monde qui est là, que nous appréhendons à travers des données, doit, pour se réaliser vraiment, être accepté, trié, transformé ou rejeté par les hommes et les femmes, et que les enzymes de ces opérations sont les mythes qui nous habitent et parfois s’emparent de nous. Le dénuement de l’Allemagne d’après la première guerre mondiale ne devait pas nécessairement la conduire au nazisme. Issu de la réactivation d’archétypes tutélaires et des frustrations collectives, le mythe s’est présenté, il a recruté tout un peuple, et on connaît la suite. 

 

Gatard porte sa lanterne dans les recoins les plus inattendus, débusque des personnages emblématiques et nous dépeint une ménagerie de chimères avec la jouissance frémissante - de peur parfois - d’un explorateur. Son regard révèle ce qui, à nos yeux insuffisamment exercés, se montre encore diffus, mêlé, indifférencié. Au vrai, nous baignons aujourd’hui dans une sorte de chaos des mythes qui n’a pas encore accouché. Nous sommes dans une caverne des ombres et les histoires qui s’y cherchent - que Gatard appelle Plan A, B et - surtout - C qui est à inventer - ne semblent pas encore avoir « pris », comme on le dit du ciment ou de la mayonnaise. Tout peut encore sortir de cette boîte dont on espère qu’elle ne sera pas une fois de plus celle de Pandore. En tout cas, nous enjoint l’auteur, il appartient à chacun d’entre nous de trouver son mythe - celui qui lui donnera l’énergie de vivre et, s’il le veut, de se transformer.

 

Christian Gatard, Mythologies du futur, préface de Michel Maffesoli, éditions l’Archipel, mai 2014. 

21/06/2014

Des maux et des mots

 

 

Dans le roman humoristique de mon enfance, Trois hommes dans un bateau, Jerome K. Jerome raconte qu’il ne peut feuilleter un dictionnaire de médecine sans croire reconnaître en lui les symptômes de toutes les maladies qui lui tombent sous les yeux. Il échappe seulement, précise-t-il tout de même, à l’escarre du genou de la femme de ménage. Au delà de ce qu’il y a de drolatique dans cette confidence, l’auteur parle évidemment de peur, et il nous parle de nous. Le fait que la peur trouble la perception que nous avons de nos sensations internes, voire peut-être les engendre, mériterait à lui seul de nous alerter sur les interactions du psychisme et du physique. Car, enfin, pour que nous ressentions dans notre corps le produit de notre imagination, il doit bien s’y passer quelque chose de physiologique. Or, dès lors qu’il se passe quelque chose de cet ordre, on peut supposer qu’en fonction de l’intensité, de la durée et des combinaisons éventuelles de ces phénomènes, des effets à plus ou moins long terme sont envisageables.

 

Le rapport que nous entretenons avec les maladies, avec celles qui élisent domicile en nous mais aussi avec l’idée elle-même de la maladie, mériterait d’être étudié tout autant que les substances bien matérielles qu’on va nous faire absorber pour nous soigner. Si le chien de Pavlov, parce qu’il entend une cloche, est capable de produire des sucs gastriques avant même que la nourriture soit arrivée dans sa gamelle ou qu’il en ait perçu l’odeur, alors bien des choses sont imaginables quant à la manière dont ce que nous appelons « la conscience » peut influer sur ce que nous appelons « le corps ». Il est indéniable que nous créons notre milieu intérieur et que celui-ci va favoriser l’apparition en nous de tel ou tel dysfonctionnement ou au contraire le corriger. C’est une évidence en ce qui concerne notre hygiène de vie: ce que nous mangeons, buvons, respirons, l’exercice que nous donnons ou ne donnons pas à nos poumons, à notre système cardio-vasculaire font la soupe primordiale d’où émergent la santé ou la maladie. Mais nos états psychologiques et leurs routines ? Quand nous pensons à un sujet d’angoisse ou au contraire de bonheur, à un objet de répulsion ou au contraire de désir, ne modifions-nous pas par là même nos sécrétions ? Alors, si nous avons de manière récurrente ou obsessionnelle des peurs, des frustrations ou des colères, ne créons-nous pas un milieu intérieur délétère qui favorisera le développement des maladies ? Plus insidieusement, comme le film What the beep do we know en présentait l’hypothèse, de même que notre corps réclame l’alcool ou la drogue que nous avons pris l’habitude d’ingérer, ne s’établit-il pas en nous une forme d’addiction à ce cocktail d’hormones que produisent nos états psychologiques répétés, addiction qui explique comment ce dont nous cherchons consciemment à nous débarrasser résiste à nos efforts ?

 

La maladie a ses effets propres sur nous, elle peut être décrite en termes matériels - substances, microbes, cellules, lésions, etc. - mais vue ainsi elle ne constitue qu’une couche du phénomène. Il convient de ne pas oublier les autres, dont celle issue de notre psyché. Quand vous tombez malade, l’histoire que vous vous racontez - la deuxième couche - met en lumière le rapport que vous entretenez avec vous-même et avec votre corps. Si vous êtes dans le fantasme du guerrier, vous serrerez les dents, demanderez au médicastre la dose maximale d’antibiotique ou d’analgésique et vous remonterez au front comme si de rien n’était. Votre corps blessé et souffrant n’est qu’un cheval qui doit apprendre à ne pas broncher ou un char qui ne saurait tomber en panne. Mais, devant la même agression, vous pouvez aussi vous sentir abattu, découragé, voire humilié: c’est bien votre veine d’être aussi fragile, de succomber au moindre courant d’air, de traîner ce compagnon débile qui vous trahit! Le sentiment d’infériorité en profitera pour gagner un peu plus de terrain dans l’image que vous vous faites de vous-même. Autre scénario, si vous avez comme moi une pente à l’hypocondrie: vous spéculerez sur l’existence, derrière le symptôme banal, d’une maladie grave traitreusement dissimulée, comme une araignée à l’affût au coeur de sa toile. Il y a, bien sûr, d’autres options: par exemple se dire que cette grippe ou cette angine tombe bien à propos et va vous permettre de souffler quelques jours. Suivant les périodes et les circonstances, je me suis personnellement raconté toutes ces histoires, celle du héros qui y va coûte que coûte, celle du petit malheureux dont il faut bien que, révélée au grand jour, la faiblesse qu’il cherche à dissimuler le trahisse, celle de la perfidie des Parques, et quand même aussi celle du « bon usage des maladies ». 

 

A la suite d’une prise de conscience décisive, je m’en suis un jour raconté une autre: les contes que nous nous faisons varient aussi en fonction de la gravité du mal qu’on nous annonce. En l’occurrence - c’était il y a un quart de siècle - il s’agissait de rien de moins qu’une tumeur de la thyroïde. J’étais dans la tourmente de deux ou trois années infernales qui menaçaient de se prolonger indéfiniment et, quelque peu ouvert par mes lectures aux concepts de la psychosomatique, je me suis dit qu’il y avait un rapport entre cette apparition indésirable et la vie que je subissais. Et je crois que le mot important et juste est bien « subir ». Car on peut avoir la vie dure, mais il y a une différence radicale entre subir sa vie et la gouverner, fût-ce au milieu des bombes. J’étais dans la survie, je n’avais pas plus de perspectives que l’écureuil dans sa cage qui à chacun de ses pas la fait tourner dans le même sens. Comprenez que, comme l’écureuil, j’étais complice du manège - et en fait c’est ce qui nous arrive à tous. Il ne me venait même pas à l’idée d’en descendre. Cette tumeur m’a rendu un service inappréciable: j’ai eu la peur de ma vie et j’ai compris que, si je ne voulais pas y laisser la peau, je devais m'arracher à mon propre marécage. C’est-à-dire, à l’inverse d’Ulysse, me détacher du mât où je m’étais enchaîné, enlever la cire de mes oreilles et entendre le chant des sirènes, aller vers un avenir riche de possibles encore invisibles plutôt qu’entretenir une agonie(1).

 

Cependant, s’agissant de l’histoire que vous vous racontez à propos d’un mal qui vous atteint, il y a davantage encore. Il y a la possibilité que cette histoire, ce regard sur la maladie, sur votre corps, sur vous-même, influe sur vos capacités de guérison. Bien que - selon l’expression célèbre de Claude Bernard - on n’ait pas trouvé d’âme sous le scalpel de la dissection, quel est le médecin qui n’a jamais évoqué devant un patient l’importance du « moral » ? Comme s’il y avait, en nous, un principe à la fois suffisamment lié et indépendant de notre corps pour ne pas être déterminé par lui mais, au contraire, être en mesure d’avoir sur lui une influence. Parlons de l’effet placebo, par exemple, qui pourrait nous suggérer d’autres approches en matière de soin. Au lieu de le balayer d’un méprisant revers de main, demandons-nous comment il fonctionne: si le principe de guérison n’est pas dans le produit ingéré, n’est-ce point qu’il est en nous ? Mais, à la vérité, si j'en reviens à l'utilité d’avoir le moral, est-ce si simple ? On peut faire bonne figure, mais notre sourire forcé plonge-t-il ses racines suffisamment loin, atteint-il la strate en nous où notre état peut se régénérer ? Ce serait sans compter avec l’effet nocebo, quand nos croyances négatives plus ou moins enfouies font barrage et nourrissent le mal. Je ne sais pas si mon observation était juste, mais au temps de ma jeunesse j’avais été frappé par la  dégradation subite qui s’emparait des personnes de mon entourage à qui on venait d’annoncer un cancer. Je m’étais alors demandé - et je me demande encore - si le fait d’imaginer cette maladie à l’oeuvre au sein de notre organisme ne la dope pas. Le chirurgien américain Bernie Siegel a compris que, si l’on voulait stimuler le processus de guérison, il fallait atteindre les profondeurs où se forgent nos croyances et nos fantasmes. Pour cela, il demande à ses patients de dessiner leur maladie, puis, toujours par l’intermédiaire des crayons et des couleurs, il les amène à se représenter la puissance de la vie qui est en eux et de ses capacités de guérison. Je ne peux m’empêcher d’y voir le travail d’un disciple de Michael White qui va rencontrer son client au sein de l’histoire peu porteuse qu’il se raconte et l’aide à trouver en lui-même les matériaux d’une réécriture. Dina, Pierre (2), qu’en pensez-vous ?

 

 

(1) Dans Commencements n° 4, vous trouverez une histoire plus dramatique que la mienne, mais assez similaire: celle de Guibert del Marmol. 

 

(2) Dina Scherrer http://www.dinascherrer.com et Pierre Blanc-Sahnoun http://whitespiritnarratives.com/pierre-blanc-sahnoun/, coaches narratifs.

14/06/2014

Conspirateurs malgré eux ? (3)

 

 

La végétation, quand elle est laissée à elle-même, rend visibles les particularités du sous-sol, sa composition et ses différences d’humidité. Les murs enfouis et oubliés depuis des siècles signalent ainsi leur présence. Les pierres levées d’Elberton, que j’évoquais dans ma précédente chronique, peuvent passer pour anecdotiques. Ce qui m’intéresse, c’est le sous-sol idéologique dont elles peuvent être la trace. Ecrire qu’on ne doit pas dépasser sur Terre le seuil de 500 millions d’habitants quand, l’année où on érige ce monument, on en compte déjà dix fois davantage, cela rend songeur. Comment les auteurs de cette injonction peuvent-ils nous imaginer tendre vers cet objectif - à supposer qu’on leur fasse confiance - sans envisager une pandémie, un troisième conflit mondial, une coercition inconcevable ou l’abandon de populations entières à une misère destructrice ? Je ne peux m’empêcher de penser à l’article qu’a écrit, alors que son pays était emporté dans la tourmente de la dette, le psychanalyste grec Dimitris Vergetis. Cet article avait un titre terrible: « Les populations superflues »(1). L’auteur y disait notamment: «Depuis 2007 la crise sévit. Voici, d’emblée précisé, le noyau de notre thèse : ce qu’on peut lire en filigrane dans les descriptions et analyses savantes de la crise économique, c’est la mise en place, discrète mais décisive, par le néolibéralisme déchaîné, des prémisses d’une nouvelle biopolitique de l’espèce humaine.» Un excès de langage ? Le délire du désarroi ?

 

En 1924, Montagu C. Norman, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, se serait adressé en ces termes à la société des banquiers des Etats-unis: « Le capital doit se protéger par tous les moyens possibles, à la fois par la combinaison et la législation. Les dettes doivent être collectées, les hypothèques saisies le plus rapidement possible. Lorsque, en vertu de la loi, les gens perdront leurs maisons, ils deviendront plus dociles et plus faciles à gouverner grâce au bras fort du gouvernement mis en œuvre par un pouvoir central de la richesse sous le contrôle de grands financiers. Ces vérités sont bien connues parmi nos principaux hommes qui sont maintenant engagés dans la formation d’un impérialisme pour gouverner le monde. En divisant les électeurs par le système des partis politiques, nous pouvons les amener à dépenser leur énergie en se battant pour des questions sans importance. C’est donc par l’action discrète que nous pouvons obtenir pour nous-mêmes ce qui a été si bien planifié et ainsi accompli avec succès.»

 

Voilà un texte qui, sans doute, vous a fait bondir. Mais vous vous rassurez: il date de près d’un siècle. Grâce à Dieu ou au progrès, et si l’on oublie l’interprétation délirante de Vergetis citée plus haut, les mentalités depuis lors ont évolué. J’ajouterai que, si ce Montagu C. Norman a bien existé et a bien été gouverneur de la Banque d’Angleterre, je n’ai pu en revanche vérifier l’authenticité de ses propos(2). Ma se non e vero e bene trovato. Je rappellerai que Jack Welch, l’ancien patron charismatique de General Electric, a déclaré un jour qui n’est pas si lointain (2001): « Célébrez les gagnants et débarrassez-vous des autres ». Je rappellerai aussi que Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, interrogé sur les primes vertigineuses qu’il avait distribuées à ses partenaires et à lui-même alors que la crise jetait à la rue neuf millions de familles américaines, s’est justifié le plus benoîtement du monde en déclarant: « Nous faisons le boulot de Dieu ». Cet épisode des subprimes, la brutalité et le nombre des expulsions qui l’ont suivi valident, en tout cas dans son esprit, la citation apocryphe de Norman. On ne peut comprendre un tel cynisme qu’à la lumière d’une vision prétendument scientifique du monde et de la bonne conscience qu’elle procure à ses adeptes. Le sens de la déclaration de Blankfein est: « En mettant le troupeau à l’épreuve, nous le débarrassons des animaux malades qui l’affaiblissent ». Il s’agit d’un détournement de la pensée de Darwin, détournement qui remonte au philosophe américain Herbert Spencer (1820-1903). Celui-ci, au grand dam de son auteur, a transposé la théorie de l’évolution des espèces à la société humaine. Il est ainsi l’un des fondateurs de ce que l’on appelle le « darwinisme social ». En résumé, que dit-il ? Qu’on ne doit pas aider le pauvre et pas davantage brider le riche, ce dernier emprunterait-il des voies malhonnêtes. Pourquoi ? Parce que dans la réussite et l’échec s’exprimeraient tout simplement les lois de la vie qui sont la morale suprême. Sans doute penserez-vous comme moi qu’il n’est rien de plus impitoyable - ou pitoyable - qu’une telle idéologie, sinon l’homme dont elle s’empare. 

 

Je crois que de tels esprits, habités de semblables idéologies, peuvent exister aujourd’hui parmi nous. Je crois aussi que ces mêmes esprits peuvent juger qu’on ne peut laisser aux peuples, ou à des dirigeants politiques trop préoccupés de leur durée, le soin de réorienter eux-mêmes les modes de vie qu'appelle l'état de la planète. Il convient donc d’agir sans les consulter et, pour être efficace - pour éviter les oppositions et les manoeuvres dilatoires - d’agir sans annoncer ce que l’on va faire. Cela vous choque ? Mais, si vous étiez pompier et si vous constatiez un incendie dans votre propre maison, attendriez-vous que retentisse l’alarme générale pour intervenir ? 

 

Si ma première hypothèse, précédemment évoquée, est que le monde actuel résulte dans son ensemble des jeux auxquels se livrent les grands acteurs de la planète sans qu’on puisse discerner en amont aucune intentionnalité globale, mon autre hypothèse prend en compte la culture d'une classe sociale qui n’ignore nullement nos enjeux vitaux et qui a les moyens de peser sur les destinées de l’humanité. Alors, finalement, aux termes de cette deuxième hypothèse, ce que nous serions tentés d’appeler « le complot » ne serait rien d’autre que l’irruption voilée, dans notre vie, d’initiatives que nous n’avons pas appelées et qui proviennent de gens convaincus d’être à la fois la conscience du monde et, de par leur pouvoir et leur position, les responsables de son devenir. Des gens qui, chacun à leur manière et du lieu où ils sont, essayent de faire ce qu’ils croient souhaitable pour le bien commun.

 

Peut-on imaginer un pas de plus ? Peut-on imaginer, par exemple, que se fasse un jour, plus ou moins clandestinement, une entente sacrée entre ces grands acteurs dont certains pèsent financièrement plus lourd que nombre de nations ? Pourquoi cela ne serait-il point envisageable ? Ne se connaissent-ils pas, ne se rencontrent-ils pas déjà ? Des tentatives de convergence, voire de coordination seraient tout à fait logiques, et peut-être y en a-t-il déjà eu. Mais les formes et les intensités de ces connivences peuvent être très diverses. S’agira-t-il de liens de coopération souples ou bien resserrés ? S’agira-t-il d’actions ponctuelles, d’un programme ou d’une simple orientation ? Une chose est sûre, si nous nous faisons une idée trop précise - éventuellement trop caricaturale - de ce qu’est « un complot », nous risquons de ne rien apercevoir du bien qu’on peut nous vouloir à notre insu. 

 

Cela dit, je suis prêt à parier que l’avenir déjouera les ambitions des conspirateurs. Il y a dans le monde réel des forces plus prégnantes que les plans, les idéologies ou le pouvoir de l’argent, celui-ci fût-il électronique. En l’occurrence, je pense à ce qu’exposait un livre des années 80 dont malheureusement m’échappent le titre et l’auteur: cette double hélice de la nature et de la culture qui fait la pérennité d’une population. La reproduction biologique couplée à la transmission de règles de vie et de croyances simples ouvre à une communauté la porte des siècles. N’en déplaise aux intellectuels, le monde ne se peuple pas d’idées et de théories. Seule la chair engendre. L’avenir appartient aux familles structurées qui feront des enfants et sauront leur transmettre un héritage culturel facilement duplicable. Le peuple de la Bible, qui a connu des millénaires de déportations, de spoliations et de persécutions, nous en a apporté la démonstration.

  

(1) Cf. http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapar...

 

(2) Si l’un de mes lecteurs a lu l’ouvrage de Liaquat Ahamed, Lords of Finance: The Bankers Who Broke the World (prix Pulitzer 2010 du livre d’histoire), peut-être pourra-t-il vérifier la réalité ou la vraisemblance de cette citation. Montagu Norman y est en effet un des banquiers étudiés par l’auteur.