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14/06/2014

Conspirateurs malgré eux ? (3)

 

 

La végétation, quand elle est laissée à elle-même, rend visibles les particularités du sous-sol, sa composition et ses différences d’humidité. Les murs enfouis et oubliés depuis des siècles signalent ainsi leur présence. Les pierres levées d’Elberton, que j’évoquais dans ma précédente chronique, peuvent passer pour anecdotiques. Ce qui m’intéresse, c’est le sous-sol idéologique dont elles peuvent être la trace. Ecrire qu’on ne doit pas dépasser sur Terre le seuil de 500 millions d’habitants quand, l’année où on érige ce monument, on en compte déjà dix fois davantage, cela rend songeur. Comment les auteurs de cette injonction peuvent-ils nous imaginer tendre vers cet objectif - à supposer qu’on leur fasse confiance - sans envisager une pandémie, un troisième conflit mondial, une coercition inconcevable ou l’abandon de populations entières à une misère destructrice ? Je ne peux m’empêcher de penser à l’article qu’a écrit, alors que son pays était emporté dans la tourmente de la dette, le psychanalyste grec Dimitris Vergetis. Cet article avait un titre terrible: « Les populations superflues »(1). L’auteur y disait notamment: «Depuis 2007 la crise sévit. Voici, d’emblée précisé, le noyau de notre thèse : ce qu’on peut lire en filigrane dans les descriptions et analyses savantes de la crise économique, c’est la mise en place, discrète mais décisive, par le néolibéralisme déchaîné, des prémisses d’une nouvelle biopolitique de l’espèce humaine.» Un excès de langage ? Le délire du désarroi ?

 

En 1924, Montagu C. Norman, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, se serait adressé en ces termes à la société des banquiers des Etats-unis: « Le capital doit se protéger par tous les moyens possibles, à la fois par la combinaison et la législation. Les dettes doivent être collectées, les hypothèques saisies le plus rapidement possible. Lorsque, en vertu de la loi, les gens perdront leurs maisons, ils deviendront plus dociles et plus faciles à gouverner grâce au bras fort du gouvernement mis en œuvre par un pouvoir central de la richesse sous le contrôle de grands financiers. Ces vérités sont bien connues parmi nos principaux hommes qui sont maintenant engagés dans la formation d’un impérialisme pour gouverner le monde. En divisant les électeurs par le système des partis politiques, nous pouvons les amener à dépenser leur énergie en se battant pour des questions sans importance. C’est donc par l’action discrète que nous pouvons obtenir pour nous-mêmes ce qui a été si bien planifié et ainsi accompli avec succès.»

 

Voilà un texte qui, sans doute, vous a fait bondir. Mais vous vous rassurez: il date de près d’un siècle. Grâce à Dieu ou au progrès, et si l’on oublie l’interprétation délirante de Vergetis citée plus haut, les mentalités depuis lors ont évolué. J’ajouterai que, si ce Montagu C. Norman a bien existé et a bien été gouverneur de la Banque d’Angleterre, je n’ai pu en revanche vérifier l’authenticité de ses propos(2). Ma se non e vero e bene trovato. Je rappellerai que Jack Welch, l’ancien patron charismatique de General Electric, a déclaré un jour qui n’est pas si lointain (2001): « Célébrez les gagnants et débarrassez-vous des autres ». Je rappellerai aussi que Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, interrogé sur les primes vertigineuses qu’il avait distribuées à ses partenaires et à lui-même alors que la crise jetait à la rue neuf millions de familles américaines, s’est justifié le plus benoîtement du monde en déclarant: « Nous faisons le boulot de Dieu ». Cet épisode des subprimes, la brutalité et le nombre des expulsions qui l’ont suivi valident, en tout cas dans son esprit, la citation apocryphe de Norman. On ne peut comprendre un tel cynisme qu’à la lumière d’une vision prétendument scientifique du monde et de la bonne conscience qu’elle procure à ses adeptes. Le sens de la déclaration de Blankfein est: « En mettant le troupeau à l’épreuve, nous le débarrassons des animaux malades qui l’affaiblissent ». Il s’agit d’un détournement de la pensée de Darwin, détournement qui remonte au philosophe américain Herbert Spencer (1820-1903). Celui-ci, au grand dam de son auteur, a transposé la théorie de l’évolution des espèces à la société humaine. Il est ainsi l’un des fondateurs de ce que l’on appelle le « darwinisme social ». En résumé, que dit-il ? Qu’on ne doit pas aider le pauvre et pas davantage brider le riche, ce dernier emprunterait-il des voies malhonnêtes. Pourquoi ? Parce que dans la réussite et l’échec s’exprimeraient tout simplement les lois de la vie qui sont la morale suprême. Sans doute penserez-vous comme moi qu’il n’est rien de plus impitoyable - ou pitoyable - qu’une telle idéologie, sinon l’homme dont elle s’empare. 

 

Je crois que de tels esprits, habités de semblables idéologies, peuvent exister aujourd’hui parmi nous. Je crois aussi que ces mêmes esprits peuvent juger qu’on ne peut laisser aux peuples, ou à des dirigeants politiques trop préoccupés de leur durée, le soin de réorienter eux-mêmes les modes de vie qu'appelle l'état de la planète. Il convient donc d’agir sans les consulter et, pour être efficace - pour éviter les oppositions et les manoeuvres dilatoires - d’agir sans annoncer ce que l’on va faire. Cela vous choque ? Mais, si vous étiez pompier et si vous constatiez un incendie dans votre propre maison, attendriez-vous que retentisse l’alarme générale pour intervenir ? 

 

Si ma première hypothèse, précédemment évoquée, est que le monde actuel résulte dans son ensemble des jeux auxquels se livrent les grands acteurs de la planète sans qu’on puisse discerner en amont aucune intentionnalité globale, mon autre hypothèse prend en compte la culture d'une classe sociale qui n’ignore nullement nos enjeux vitaux et qui a les moyens de peser sur les destinées de l’humanité. Alors, finalement, aux termes de cette deuxième hypothèse, ce que nous serions tentés d’appeler « le complot » ne serait rien d’autre que l’irruption voilée, dans notre vie, d’initiatives que nous n’avons pas appelées et qui proviennent de gens convaincus d’être à la fois la conscience du monde et, de par leur pouvoir et leur position, les responsables de son devenir. Des gens qui, chacun à leur manière et du lieu où ils sont, essayent de faire ce qu’ils croient souhaitable pour le bien commun.

 

Peut-on imaginer un pas de plus ? Peut-on imaginer, par exemple, que se fasse un jour, plus ou moins clandestinement, une entente sacrée entre ces grands acteurs dont certains pèsent financièrement plus lourd que nombre de nations ? Pourquoi cela ne serait-il point envisageable ? Ne se connaissent-ils pas, ne se rencontrent-ils pas déjà ? Des tentatives de convergence, voire de coordination seraient tout à fait logiques, et peut-être y en a-t-il déjà eu. Mais les formes et les intensités de ces connivences peuvent être très diverses. S’agira-t-il de liens de coopération souples ou bien resserrés ? S’agira-t-il d’actions ponctuelles, d’un programme ou d’une simple orientation ? Une chose est sûre, si nous nous faisons une idée trop précise - éventuellement trop caricaturale - de ce qu’est « un complot », nous risquons de ne rien apercevoir du bien qu’on peut nous vouloir à notre insu. 

 

Cela dit, je suis prêt à parier que l’avenir déjouera les ambitions des conspirateurs. Il y a dans le monde réel des forces plus prégnantes que les plans, les idéologies ou le pouvoir de l’argent, celui-ci fût-il électronique. En l’occurrence, je pense à ce qu’exposait un livre des années 80 dont malheureusement m’échappent le titre et l’auteur: cette double hélice de la nature et de la culture qui fait la pérennité d’une population. La reproduction biologique couplée à la transmission de règles de vie et de croyances simples ouvre à une communauté la porte des siècles. N’en déplaise aux intellectuels, le monde ne se peuple pas d’idées et de théories. Seule la chair engendre. L’avenir appartient aux familles structurées qui feront des enfants et sauront leur transmettre un héritage culturel facilement duplicable. Le peuple de la Bible, qui a connu des millénaires de déportations, de spoliations et de persécutions, nous en a apporté la démonstration.

  

(1) Cf. http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapar...

 

(2) Si l’un de mes lecteurs a lu l’ouvrage de Liaquat Ahamed, Lords of Finance: The Bankers Who Broke the World (prix Pulitzer 2010 du livre d’histoire), peut-être pourra-t-il vérifier la réalité ou la vraisemblance de cette citation. Montagu Norman y est en effet un des banquiers étudiés par l’auteur. 

11/01/2010

L'esprit de résilience

Le chercheur américain Robert Ulanowicz nous permet de faire un grand pas dans la compréhension des systèmes complexes. Partant de l'observation des écosystèmes naturels, il a établi une distinction que notre époque ne fait pas entre la résilience et la performance. Nous sommes, dans tous les domaines et à corps perdu, dans l'ivresse de la performance. Nous avons même la croyance implicite que le maintien de la plus haute performance est le garant de la pérennité. En vérité, on peut mourir de la performance. La pensée de Robert Ulanowicz est une véritable percée. Malheureusement, je ne connais guère que la revue Transitions qui en ait donné (dans son n° 2) une présentation en français, et que la géniale Dominique Viel qui puisse la présenter en conférence.

B14.jpgLes stratégies de performance consistent à ôter tout ce qui ne concourt pas à l'objectif unique qu'on s'est donné : la vitesse, la puissance, la rentabilité, etc. On peut prendre pour analogie le profilage d'un véhicule de course : on enlève tout ce qui nuit à la pénétration dans l'air, toute cause de frottement et de ralentissement, et on favorise ce qui fera l'objet de la mesure de performance, en l'occurrence la vitesse. Comparez la forme de la DS 19 à celle de la B 14 et vous comprendrez tout de suite ; après, il vous suffit de transposer cette métaphore à d'autres domaines. En agriculture, l'objectif d'obtenir à l'hectare, au moindre coût, le tonnage le plus important d'un végétal donné sera atteint en cultivant les surfaces les plus étendues et les plus planes possibles et en supprimant toutes les espèces concurrentes. On appliquera le profilage à l'ADN même de la plante, de sorte que son développement privilégie les caractéristiques recherchées : taille, couleur, maturité rapide, etc. DS19.jpgS'agissant des entreprises, la performance s'obtiendra en réduisant ou supprimant les charges qui ne concourent pas directement à la rentabilité à court terme. On préfèrera les machines - plus prévisibles - aux hommes - plus imprévisibles. On recherchera les fiscalités les plus faibles. Dans le domaine économique, la théorie d'Ulanowicz a été également reprise par l'économiste belge Bernard Lietaer qui démontre que l'étendue de nos crises financières résulte de la réduction de la diversité monétaire mondiale. Comme ces avions qui, en cas de panne, n'ont pas la voilure pour planer. Comme l'arrachage des haies et des broussailles qui laisse des pentes nues que les eaux peuvent dévaler jusqu'à provoquer des fleuves de boue et des glissements de terrain. Comme ces monocultures qu'un microbe met en péril mais qui ont brûlé tout ce qui aurait pu les relayer.

C'est à la variété et aux interactions des vivants qui le composent qu'un écosystème naturel doit sa résilience, c'est-à-dire sa capacité à se reconstruire sans cesse. En pensant à la crise et en lisant le bel article d'Edgar Morin dans Le Monde, je me suis dit soudain qu'un des registres dans lequel la théorie d'Ulanowicz a quelque chose d'important à nous dire, c'est celui de la pensée. Notre difficulté à comprendre ce qui nous arrive et à produire les solutions pertinentes vient - comme dans nos champs - de la monoculture intensive: celle de quelques mèmes. Notre écosystème d'idées s'est autant appauvri que la biodiversité. Je ne prendrai que deux exemples : dans le domaine économique règnent les concepts de « marché » et de « concurrence » et, dans le domaine financier, celui de « contrôle ». Nous en avons les résultats sous les yeux. Le marché et la concurrence sont incapable de répondre à certains besoins légitimes des humains et principalement ceux des générations futures. La règlementation financière s'empile à mesure de son inefficacité, mais elle engendre des paquebots de plus en plus gros qui ne font que des naufrages de plus en plus spectaculaires.

La preuve d'un esprit qui manque de résilience, ce sont les solutions qu'il produit, qui ramènent sans cesse aux mêmes impasses. « Toujours plus de la même chose, toujours plus du même résultat », disait le grand Watzlawick. Mais comment voulez-vous qu'un esprit fasse montre de résilience s'il ne cultive en lui que deux ou trois idées, qu'une seule représentation de l'histoire - qu'au surplus il est incapable de remettre en question ? L'esprit de la résilience, c'est la capacité de sortir de la geôle que constitue la pauvreté idéologique et scénarique. Quand osera-t-on ouvrir la cage du néo-darwinisme, du bigger is beautiful, des normes et de la centralisation croissante du pouvoir ? La résilience, c'est, comme le montre Boris Cyrulnik - mais aussi, dans le vif de nos vie, des coaches tels que Pierre Blanc-Sahnoun ou Dina Scherrer et des philosophes comme Eugénie Vegleris - la capacité de produire d'autres histoires que celles qui nous enterrent. Imaginez ce que peut être, pour l'esprit, le vide que j'évoquais d'une pente que l'eau dévale sans obstacles. On appelle cela l'obsession ou la folie. J'ai l'image des foules démentes de la fin des années 30...