04/12/2017
Low tech
Sur une invitation de l’ami Philippe Bihouix (1), je me retrouve associé à une réflexion sur les « low tech ». De quoi s’agit-il ? Pour donner l’idée générale, dans le domaine des transports on peut dire que la voiture est high tech, la bicyclette low tech. Mais on pourrait aussi bien mettre en parallèle la marine à voile et l’aéronautique, les paiements électroniques et la monnaie fiduciaire, ou encore la permaculture et l’agriculture intensive. L’idée est que les low tech ont vu leur développement interrompu par l’apparition fulgurante des high tech, alors qu’elles ont encore un potentiel de service et de performance et hypothèqueraient bien moins l’avenir de la planète. Réfléchir sur les low tech, c’est donc explorer des pistes techniques qui permettraient à l’humanité de satisfaire durablement ses besoins fondamentaux, tout en éteignant l’incendie écologique qu’elle a allumé - et sur lequel elle continue de souffler. Cela dit, gardons-nous d’une posture manichéenne: le low tech n'est pas nécessairement le bien et le high tech le mal.
Tout simpliste qu’il soit, je vais reprendre l’exemple de la voiture et du vélo, car il me permettra d’éclairer la problématique générale que je souhaite évoquer. J’ai beaucoup conduit et j’y ai pris énormément de plaisir. Je passais pour un conducteur rapide, précis et sûr. Je n’ai jamais perdu un seul point de mon permis et j’ai sans doute eu de la chance car je roulais plutôt vite. J’ai eu aussi la chance de ne jamais causer ou subir d’accident. Je précise tout cela afin qu’il n’y ait pas maldonne quant à l’interprétation de ce qui suit. Depuis une dizaine d’années, malgré les bonnes relations que j’entretenais avec le volant, je fais l’expérience de vivre sans voiture. Il s’est agi pour moi de m’aligner tant soit peu avec les convictions qu’à la longue, depuis la lecture du premier Rapport Meadow (2), je m’étais forgées. J’ai maintenant si bien intégré le « vivre sans voiture » que je n’envisagerais pas de revenir en arrière. C’est que les bénéfices n’en sont pas seulement pour l’écosystème et les générations à venir : ils sont aussi pour moi et immédiats, notamment en termes de budget, de santé - et même de plaisir. Pour autant, je ne suis pas devenu fanatique. Je ne m’interdis pas de reprendre le volant quand il n’y a pas d’autre solution - lorsque, par exemple, les transports en commun sont lacunaires ou encore quand je visite une région, ce qui arrive trois ou quatre fois par an. C’est juste devenu une exception, acceptée sans états d’âme - et sans retomber dans l’addiction. Cet exemple va me permettre d’illustrer ce qu’il me paraît essentiel de comprendre: la substitution du low tech au high tech ne sera jamais aussi neutre que le remplacement d’une pièce mécanique par une autre. A tout le moins, il s’agira de bousculer une routine et de changer nos sources de plaisir.
Se passer d’un véhicule personnel à moteur, à Paris, est aisé: le réseau des transports en commun est dense, les rotations de rames ou de bus sont fréquentes. Mais, si les transports en commun sont davantage respectueux de l’environnement et des ressources terrestres que le transport individuel, il ne s’agit pas d’un passage du high tech au low tech. En revanche, quand vous arrivez dans une ville moyenne, comme Les Sables d’Olonne, sans une exigence sur vous-même vous ne parviendrez pas à persister dans votre mode de vie: l’effort à consentir est multiple et, sans surprise, il passe par la marche et, surtout, le vélo. D’évidence, il s’agit d’abord d’un effort physique: au lieu de s’asseoir dans un fauteuil, dans un espace climatisé, à l’abri des intempéries, de tourner une clé ou d’appuyer sur un bouton et de se laisser porter, il faut actionner ses jambes et, parfois, s’exposer au vent, à la pluie, au froid, à la canicule - quand ce n’est pas aux véhicules motorisés. Mais il y a plus que cela: s’agissant du sentiment de sécurité, dans une caisse métallique on se sent protégé et pas seulement des intempéries. En comparaison, le cycliste, tout casqué qu’il puisse être, est éminemment vulnérable.
Le vélo, c’est aussi un autre rapport au temps et à la vitesse qui peut être frustrant. Certes, en ville, pour peu qu’il y ait une piste cyclable, il nous arrive d’avancer plus vite que nos amis automobilistes. On ne peut cependant nier que se déplacer sans moteur prend le plus souvent davantage de temps. Il s’agit donc, à la fois, d’accepter un moindre confort, puis, en termes d’organisation, un allongement de la durée des parcours, et, en termes de sensations, le défilement au ralenti du chemin à faire. Il peut y avoir là l’occasion d’une redécouverte éminemment existentielle : le but du chemin, c’est le chemin lui-même. Autrement dit: faire du chemin à parcourir non un mal nécessaire mais un plaisir en soi.
Autre donnée à prendre en compte: quelle que soit la vigueur que l’on a dans les jambes, notre rayon d’action en tant que cyclistes est raccourci. Ce qui amène à choisir différemment ses activités: on hésitera à faire vingt kilomètres pour un motif futile. C’est-à-dire, finalement, que le temps que l’on pense perdre d’un côté à se mouvoir plus lentement peut être recouvré de l’autre par l’élimination des déplacements sans réel intérêt.
Mais l’usage du vélo appelle encore à un autre effort, de nature sociale celui-là : le renoncement, d’une part, à la conformité au modèle actuellement dominant, et, d’autre part, à la jouissance narcissique de la voiture en tant que prolongement de la persona (3). Quand vous annoncez que vous n’avez pas de voiture, la plupart de vos interlocuteurs, interloquée, se demande si vous ne cachez pas les vraies raisons de cette absence : vous êtes « fauché », on a saisi votre véhicule, votre permis n’a plus de points, vous êtes gravement atteint au niveau neurologique, etc. Bref, « c’est louche ! »
Je vais m’autoriser un autre exemple, encore plus anecdotique que celui du vélo. Philippe Bihouix donne comme exemple possible de retour au low tech, le choix de la machine à café italienne. Jusqu’à ces derniers mois, j’achetais du café moulu. J’avais résisté à la facilité du café en poudre - qu’à vrai dire je ne trouve pas bon - et surtout au charme des capsules. Le breuvage que ces dernières produisent est excellent et il est fait en deux temps trois mouvements: il suffit d’insérer la capsule et d’appuyer sur un bouton. J’ajoute que, lors de la période de lancement, il y avait en plus un petit roucoulement de l’égo à faire partie de ceux qui avaient à la fois l’intelligence et le raffinement d’entrer dans le club des possesseurs de la machine. Aujourd’hui, c’est devenu moins un « marqueur » de distinction que de conformité: on peut passer pour arriéré de ne pas posséder l’engin en question. Mais, si bonne soit-elle, quel désastre en aval de la tasse ! Ma résistance a été soutenue par ma vieille cafetière, achetée il y a un quart de siècle - le jour de la naissance de mon deuxième enfant, cela ne s’oublie pas - et qui rend toujours un service fidèle. Or, ce printemps, le frère cadet du précité m’a offert pour mon anniversaire un café rare. Un café en grains. Heureusement, j’avais le souvenir agréable du son et du parfum de la mouture quand ma grand-mère, tenant dans son giron son vieux moulin à café cubique, en tournait vigoureusement la manivelle. Je n’étais donc pas devant un effort mais devant une « madeleine de Proust ». Un moulin électrique m’aurait sans doute apporté les mêmes sensations olfactives, m’aurait fait gagner du temps, etc. Mais j’ai réfléchi et choisi le low tech. Associé, quand même, à un design moderne. Pour le coup, auprès de certains, je passe pour un original, une sorte d’Amish (4) égaré sur le rivage vendéen.
Pour résumer ce que j’ai observé de ces modestes expériences personnelles, je dirai que passer du high tech au low tech a un impact multiple: physique, psychologique, pratique et social. Je pense que l’on pourrait même ajouter à la liste l’adjectif :« anthropologique ». C’est pourquoi, comme on l’a déjà vu dans d’autres domaines, il faut se garder de croire que l’on tient la solution lorsque l’on tient la technique : celle-ci ne s’installe que si elle est socialement acceptée et adoptée. Ce sera parfois d’autant plus ardu pour le low tech que notre civilisation nous a éduqués principalement selon deux axes: la recherche du moindre effort et le culte du spectacle (5). La voix du GPS a remplacé la carte routière, la médecine curative a repoussé les exigences de la médecine préventive, et l’on apprécie d’autant mieux le moment que l’on vit que l’on peut en faire des selfies et les diffuser. Cette conversion à une vie en pente douce et qui s’apprécie prioritairement dans le spectacle qu’elle donne d’elle-même est ce qui sous-tend en grande partie la création de nouveaux produits et de nouveaux services. Elle en est en quelque sorte la niche. Le low tech, s’il veut promouvoir efficacement ses propositions, n’évitera donc pas la concurrence acharnée des solutions dominantes et la résistance tenace des habitudes qu’elles ont engendrées. Il ne coupera pas à la nécessité de s’appuyer sur les exemples concrets de ceux qui adhèrent à leur philosophie. Si l’on a un minimum de sens civique et d’intérêt pour ses descendants, il convient de l’aider dès maintenant à se faire connaître et à réussir. Nous en reparlerons donc ici. Vos témoignages dans ces sens, chers lecteurs, seront les bienvenus.
(1) Philippe Bihouix, L'Âge des low tech, Vers une civilisation techniquement soutenable, Editions REPAS, 2014. Interview: https://www.bastamag.net/Low-tech-comment-vivre-sans-polluer-Entrons-dans-l-ere-des-low-tech-ou-les . Interview dans Commencements n° 6, 2013-1014, pp. 23 et suivantes: « La voie du low tech ».
(2) Limits to growth, Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers, and William W. Behrens III,1972. Malheureusement traduit en français par Halte à la croissance, ce qui l’a torpillé.
(3) Cf. Carl-Gustav Jung.
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Amish
(5) Cf. Guy Debord.
16:56 | Lien permanent | Commentaires (5)
Commentaires
C'est sympathique, Thierry, que tu reprennes le fil de tes réflexions, toujours bien venues.
Je partage ton analyse, ajoutant seulement que ceci demande une réflexion complémentaire sur le rapport au temps. Je pratique beaucoup pour mes déplacements urbains la marche à pied, mais mais j'ai le temps, étant retraité !... sachant que le temps n'est pas une notion univoque, le temps des scientifiques n'est pas celui des poètes, le temps d'un actif pas celui d'un retraité etc.
Bonne suite !
Écrit par : Lebrun | 04/12/2017
Merci mon cher Gérard. En ce qui concerne le temps, ou les temps comme tu le dis justement, il y en a un qui domine les autres: celui qui reste à la planète en tant que lieu habitable pour l'humanité...
Écrit par : Thierry | 05/12/2017
Ah comme il est agréable cher Thierry de te (re)lire sur cet espace ... un (re)commencement ? :-) En tous les cas une saine réactivation quasi pavlovienne pour moi des moments d'indiscipline intellectuelle à te lire qui ont contribué à mon cheminement ...
Écrit par : PierreC | 05/12/2017
Un article fort intéressant et stimulant. j'adhère également à la démarche mais la vivre intégralement est une chose complexe. Et il faut comme en d'autres domaines trouver le bon compromis. Ainsi je suis adepte du vélo pour aller faire mes courses mais possesseur d'une voiture car vivant dans un petit village c'est le seul moyen dont je dispose pour voir mes amis qui vivent dans la région. De même passionné de randonnées je l'utilise pour me rendre au point de départ des différents sites en recourant toutefois systématiquement au co-voiturage avec des camarades. Je pense que l'essentiel est de chercher à tout moment à minimiser son impact carbone en fonction des contraintes. Ainsi ai je renoncé aux longs voyages en avion et achète le plus possible de produits locaux .
Écrit par : ulysse | 10/12/2017
Un article fort intéressant et stimulant. j'adhère également à la démarche mais la vivre intégralement est une chose complexe. Et il faut comme en d'autres domaines trouver le bon compromis. Ainsi je suis adepte du vélo pour aller faire mes courses mais possesseur d'une voiture car vivant dans un petit village c'est le seul moyen dont je dispose pour voir mes amis qui vivent dans la région. De même passionné de randonnées je l'utilise pour me rendre au point de départ des différents sites en recourant toutefois systématiquement au co-voiturage avec des camarades. Je pense que l'essentiel est de chercher à tout moment à minimiser son impact carbone en fonction des contraintes. Ainsi ai je renoncé aux longs voyages en avion et achète le plus possible de produits locaux .
Écrit par : ulysse | 11/12/2017
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