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27/12/2017

Les 8 lois pour produire des changements positifs et durables dans le monde

 

 

Une interview de Dominique Viel (1)

 

D’abord, voulez-vous nous faire un rapide rappel des grands enjeux de notre époque qui nous invitent à être des agents de changement ?

Ce ne sera qu’un survol. Les grands enjeux de notre époque sont les mêmes pour tout le monde: ils sont environnementaux, sociaux, économiques, géo-politiques, etc. et il est important de souligner qu’ils sont tous en interaction.

Parmi les grands enjeux environnementaux, il y a d’abord les pollutions. Un chiffre que j’ai relevé dans la presse: quand on mesure le coût de la pollution en France, c’est au bas mot 100 milliards d’euros par an. Imaginez ce que l’on pourrait faire avec une pareille somme ! Ensuite, les Français, apparemment, sont un des peuples qui a le plus de pesticides dans le sang: près de dix fois plus que la plupart des autres ! La pollution de l’air est devenue aussi un sujet préoccupant: on lui doit beaucoup de morts et il ne s’agit pas seulement de la France, mais du monde entier. En Chine, elle serait la cause de 4000 décès par jour.

Après le problème des pollutions, il faut évoquer celui des ressources-clés pour notre mode de vie. Deux grandes catégories : les renouvelables et les non-renouvelables - encore que la frontière entre les deux ne soit pas toujours aussi nette. Les ressources renouvelables ne sont réellement renouvelables que sous certaines conditions d’exploitation et de maintenance. L’eau, par exemple, est renouvelable, mais une fois qu’on a pollué les rivières, les sources et les nappes phréatiques, on ne peut plus la qualifier de ressource renouvelable. Il en est de même pour le sol: on ne peut pas le surexploiter pendant des décennies, le saturer d’engrais chimiques, et s’attendre à ce que cela dure pour l’éternité.

Les ressources non-renouvelables quant à elles nous posent deux types de question. La première est le moment de leur épuisement. La seconde, souvent oubliée, est celle de l’interaction qui lie entre elles ces ressources au niveau de leur exploitation. Pour l’heure, on ne parle pas encore d’épuisement, on parle de « pic », c’est-à-dire du moment où l’on aura atteint la moitié des réserves du monde connues et exploitables. Toutes les ressources ne sont pas au même degré d’exploitation. Le fer par exemple est encore très abondant. En revanche, pour le pétrole, on est dans la zone du pic. Mais il y a aussi le problème de l’interdépendance entre les ressources. Je viens d’évoquer le fer. Prenons le cas des exploitations minières. Pour toutes les machines qu’elles utilisent - leur construction et leur fonctionnement - elles ont besoin de volumes astronomiques d’eau, de quantité de minerais - dont de minerais rares - et de beaucoup d’énergie. Alors, supposons, par exemple, qu’on décide de faire de l’eau une cause mondiale et d’en limiter l’usage industriel. Eh! bien, on mettra en difficulté les exploitations minières, et de même si on gère la raréfaction de telle ou telle ressource qui entre dans leurs process. Il n’est donc pas nécessaire qu’une ressource soit épuisée pour que nous nous trouvions au pied du mur. Il suffit qu’une ressource indispensable à l’exploitation d’une autre fasse défaut. Or, il y a très peu de ressources qu’on peut exploiter sans en mobiliser d’autres.

 

Ce qui est éminemment le cas du pétrole…

Le pétrole est la porte par laquelle nous pouvons comprendre comment le paradigme qui nous porte depuis le XIXème siècle est remis en question. L’exploitation du pétrole a permis une croissance formidable, d’autant que son prix a baissé tout au long du XXème siècle. Il a permis la division internationale du travail et la mondialisation. Mais, alors qu’il est dans la zone du pic et que les pétroles non-conventionnels ont montré déjà leurs coûts et leurs limites, le système en résultant fonctionne aujourd’hui à la manière d’un piège. Parce que, lorsqu'on est humain, on aspire à garder ses habitudes, en l’occurrence, le confort, la consommation, les voyages, les mêmes façons de vivre, de manger, de nous chauffer, etc. Parce que, intellectuellement, nous restons des addicts de la croissance. Nos hommes politiques ne rêvent que d’annoncer la reprise de celle-ci. Mais lorsqu’il n’y aura plus de pétrole ou lorsque l’exploitation du pétrole atteindra des coûts élevés, cette course aura une fin et si nous ne nous sommes pas préparés à cette nouvelle situation, elle sera insurmontable.

 

Qu’en est-il du problème social ?

Les théories économiques du XIXème siècle, validées au XXème, considèrent qu’il y a trois facteurs de production: le capital, la main d’oeuvre et la nature. A l’époque, le capital était rare. La main d’oeuvre, en termes relatifs, était rare: on allait chercher les gens à la campagne pour les faire travailler dans l’industrie. Les ressources de la nature, en revanche, étaient considérées comme abondantes. Un économiste disait même que les ressources de la nature étaient illimitées puisqu’elles étaient gratuites. Qu’observe-t-on aujourd’hui ? Le capital est surabondant. La main d’oeuvre, c’est triste à dire, c’est la même chose: le chômage augmente dans tous les pays occidentaux. En France, si on enlève la cosmétique statistique, on est à près de 6 millions de personnes qui n’ont pas d’emploi. Il y aussi, dans les pays en voie de développement, tous les gens qui n’ont plus d’emploi structurel, qui n’ont plus la terre qu’ils pourraient cultiver pour se nourrir et qui s’entassent dans les bidonvilles. Un professeur de l’Ecole des Mines de Paris, Pierre-Noël Giraud, vient de publier un livre intitulé « L’homme inutile, du bon usage de l’économie » qui explique comment le système actuel fait des hommes des êtres inutiles qu'il appelle « les nouveaux damnés de la Terre ». Et il conclut qu’il faut se dépêcher de changer de modèle économique afin que l’être humain retrouve une place dans le monde.

La bonne nouvelle à mes yeux est que, selon moi, nous avons encore dix ans pour agir. On n’a pas encore atteint le point de non retour, le stade où, les limites étant franchies, on ne sait plus comment faire, où les eaux sont toutes polluées, les sols érodés, etc. Pour moi, on a encore une marge de manoeuvre. On est dans une situation encore confortable de pré-catastrophe, mais la catastrophe n’est pas inéluctable et tout repose sur nous dans nos divers positionnements d’acteurs. Nous sommes consommateurs, citoyens, salariés d’une entreprise, électeurs, père ou mère de famille, nous avons un banquier, des fournisseurs, etc. Nous avons dans notre vie plein de possibilités d’agir. Mais, le drame, c’est qu’on ne les voit pas forcément. Par exemple, quand je vais acheter un tube de dentifrice dans un supermarché, si je veux m’assurer du contenu et des conditions sociales de fabrication du produit, j’ai du mal à trouver cette information.

 

Alors, que pouvons-nous faire et comment ?

Je ne vous apprendrai pas qu’il y a plein d’initiatives partout, avec des territoires et des associations qui s’engagent. Avec des expériences de gestion des biens communs, des organisations dites « collaboratives », des circuits de recyclage des biens fondés sur la gratuité, etc. Beaucoup de bonnes choses, mais je vais vous en citer deux qui posent la question de la pertinence.

La première, c’est Airbnb qui permet d’accéder à des hébergements de vacances moins coûteux. Alors, comme on a aussi des vols low cost, on voyage davantage et on consomme davantage de pétrole, on produit plus de co2, etc. Je vous donne un autre exemple, tout différent, que je trouve amusant, celui de ce jeune homme, Dan Price, qui a fondé avec son frère une société qui s’appelle Gravity Payments qui fait des cartes de crédit. Un jour, alors qu’il fait son jogging avec une amie, celle-ci lui dit qu’elle ne gagne que 40 000 dollars par an et qu’avec 40 000 dollars par an c’est impossible de joindre les deux bouts. Il réfléchit et se demande avec quelle somme on peut joindre les deux bouts. Il se souvient avoir lu une étude de l’université de Princeton qui disait que la sensation de bonheur ne croissait plus au delà d’un revenu 70 000 dollars par an. L’entreprise gagne beaucoup d’argent. Il rentre, convoque tous les salariés et leur annonce que désormais ils seront payés 70 000 dollars par an. Il y en a qui se frottent les mains, mais ensuite c’est catastrophe sur catastrophe. Les anciens qui étaient déjà à 70 000 dollars ont tous démissionné. Les clients arrêtent de commander car ils pensent que l’entreprise va devoir augmenter ses prix. Préventivement, ils vont à la concurrence. Le frère de Dan, qui est co-actionnaire, lui fait un procès. Une bonne intention qui tourne à la catastrophe.

 

Ce qui permet d’introduire le coeur de notre sujet: comment produire des changements positifs et durables dans le monde ?

Je vais vous parler des observations faites par Stephan Schwartz. C’est un Américain. Dans sa jeunesse, il a participé à des marches contre la guerre du Viet-nam et en faveur des droits civiques. Il a toujours été passionné par la question des changements de société et il a fait des recherches universitaires sur tous les changements importants pour en comprendre les processus et il en a tiré des observations générales qu’il a appelées les « huit lois du changement ». On pourrait se dire que c’est encore un de ces bouquins de recettes américains comme on en connaît tant, mais derrière celui-là il y a trente ans de recherches.

Sa première considération concerne la distinction entre deux types de changement. L’un est le changement par des stratégies de pouvoir, qui peuvent employer la force et la coercition et qui n’a pas des effets durables parce qu’il n’y a pas adhésion des gens qui sont censés mettre en oeuvre ou subir les changements décrétés. Schwartz dit que ce n’est pas la bonne façon de s’y prendre. Les forces de rappel sont considérables et, en plus, cela fait peu de gagnants et beaucoup de perdants. En revanche les changements que l’on induit avec des moyens plus subtils, en s’inscrivant dans la durée nécessaire, ceux-là sont durables.

Il prend un exemple, celui des Quakers. Aux Etats-unis, il y a quelques grandes religions: 52% des Américains sont protestants, 25 % sont catholiques, puis il y a les Evangélistes, les Baptistes, etc. et à la fin on trouve 80 000 personnes qui sont Quakers. C’est un des plus petits groupes religieux. Pour autant, ce que Schwartz a remarqué, c’est qu’il a été à l’initiative des changements sociaux les plus marquants: l’abolition de l’esclavage, l’éducation publique, la réforme pénale, le vote des femmes, les droits civiques, la lutte contre la guerre du Viet-nam, la protection de l’environnement. Schwartz en a conclu qu’il suffit d’une petite poignée d’individus pour déclencher un mouvement capable de prendre une très grande ampleur: par exemple, un couple de Quakers de Vancouver et un couple de journalistes qui luttaient contre la guerre du Viet-nam sont à l’origine de Greenpeace. Quatre personnes… Cela, sous condition de respecter, consciemment ou non, les huit lois que Schwartz a discernées au coeur des grands changements sociaux.

Ces huit lois sont valables à la fois pour les individus et pour les groupes et pour les individus au sein des groupes bien entendu.

La première énonce que « La personne et le groupe doivent porter un vrai dessein ». Il ne s’agit pas d’avoir une idée molle ou un consensus intellectuel. Il faut qu’il y ait un véritable désir, un véritable objectif, profondément partagé, un engagement qu’on va assumer dans la durée.

La deuxième loi dit que « Les personnes et le groupe peuvent avoir des objectifs, mais les résultats ne doivent pas les obséder ». Il faut s’entendre sur les finalités, c’est nécessaire, mais il faut écarter un engagement qui serait fondé sur des solutions préconçues qui vont créer des concurrences au sein du groupe et dont la mise en oeuvre ne tiendrait pas compte de la situation telle qu’elle va se découvrir. Il convient de laisser les solutions émerger au fur et à mesure qu’on avance.

La troisième loi est d’une grande exigence : « Chaque personne au sein du groupe doit accepter que les objectifs puissent ne pas être atteints au cours de son existence et doit être à l’aise avec cela ».

Pourquoi ? Parce que, par exemple, la personne qui aurait rejoint le combat contre l’esclavage en voulant voir, de son vivant, proclamer son abolition, aurait pu être ainsi tentée d’accélérer les évènements. Cela aurait pu la conduire à s’engager dans des stratégies coercitives pour parvenir à ses fins, donc, comme on l’a vu, à fragiliser le résultat final. Il faut accepter l’idée que l’on engage une action qui dépasse l’horizon de notre vie personnelle, que le processus consiste à laisser sur la planète une trace qui sensibilisera d’autres esprits jusqu’à ce que la situation, au moment où elle est mûre, bascule. Cela signifie que, dans la mesure où ils ne pensent qu’à l’horizon de leurs mandatures, les politiques, dans ce cadre, sont hors-jeu. Sans parler de la nature de la la trace elle-même qu’ils veulent laisser: acte de gloriole ou véritable contribution aux progrès de la société ?

Quatrième loi, qui est au moins aussi exigeante que la précédente : « Chaque personne au sein du groupe doit accepter que ce qu’elle fait puisse ne lui apporter aucune reconnaissance et être parfaitement à l’aise avec cela ».

Chacun peut penser sincèrement qu’il est désintéressé. Mais, quand on a l’occasion comme moi d’animer de nombreux groupes, on se rend compte que ce n’est pas si facile. Être apprécié, reconnu pour ce qu’on dit ou fait est un ressort humain tellement profond que c’en est de l’ordre d’un réflexe. Quand on anime un groupe, il faut être très attentifs à ces tentatives de tirer la couverture à soi qui introduisent des concurrences et des conflits.

La cinquième loi met l’accent sur l’égalité de chacun au sein du groupe: « Chaque personne, y compris dans le respect de la hiérarchie des rôle au sein de l’organisation, doit, quels que soient son sexe, sa religion, sa race ou sa culture, jouir d’une égalité fondamentale avec les autres ».

On crée une association sans but lucratif et, tout de suite - et c’est normal - il faut se doter d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier, etc. Mais, au delà de ces rôles, le respect de l’égalité de chacun doit être assuré. Ce n’est pas facile non plus. Vous avez constaté comme moi qu’il y a des associations où certains sont « plus égaux que d’autres » et, très souvent, c’est ce qui tue les projets.

La sixième loi est aussi d’une grande exigence : « Chaque membre du groupe doit exclure la violence, qu’elle soit en pensée, en acte ou en parole ».

On a de très beaux exemples de personnes qui on incarné cela. L’écrivain américain Henry David Thoreau vivait sobrement au coeur de la nature, au bord de l’eau. Il a écrit des livres magnifiques et notamment il a publié en 1849 « La désobéissance civile ». Ce livre est donné comme étant à l’origine du concept de non-violence et c’est la lecture qui a inspiré Gandhi. Et Gandhi a fait des choses spectaculaires afin que les Anglais décident d’eux-mêmes de partir de l’Inde. Son histoire est une véritable épopée et cette épopée, à son tour, a inspiré Martin Luther King. On voit comment ce livre et le concept qu’il présente ont déclenché des réactions en chaîne qui ont permis d’obtenir des résultats impressionnants qu’une armée n’aurait jamais obtenus.

Septième loi: « Mettre en cohérence les comportements privés et les postures publiques ».

Je dirai que ce n’est pas une surprise. Nous avons tous des contre-exemples, nombreux, à l’esprit. Tel homme politique qui prêche pour les énergies renouvelables, se déplace en voiture hybride, mais dont la maison et la vie privée sont un gouffre énergétique… Or la dissonance entre les comportements privés et le message que l’on veut transmettre finit par décrédibiliser le message.

Huitième et dernière loi: Pour les individus comme pour les groupes, « Agir avec intégrité » et, quand on a des choix à faire - et on a en général beaucoup plus de choix possibles qu’on ne pense - et même s’il n’y a pas de choix parfait, « privilégier l’option qui affirme et respecte la vie ».

Par exemple choisir de consommer le produit le plus respectueux de l’environnement ou le plus respectueux des droits de l’homme. C’est faire le choix de la vie dans le respect de la nature et des hommes.

 

N’y a-t-il pas dans ces huit lois des échos de traditions religieuses ?

Schwartz dit que ces démarches s’appuient sur l’être et non sur l’avoir, l’enrichissement matériel ou la recherche du pouvoir. Dans cette mesure, il n’est pas surprenant d’y trouver des échos des démarches spirituelles. Mais lui-même n’est pas parti de là: il est parti de l’observation des mouvements sociaux qui ont réussi. Il est intéressant, d’ailleurs, de relever cette convergence.

 

Mais, à part ces quelques exemples exceptionnels que vous avez cités, tout cela est-il vraiment réaliste ?

Non seulement c’est réaliste, mais c’est déjà appliqué et je vais donner pour exemple le « Mouvement des Villes de la Transition » lancé par Rob Hopkins. C’est un Irlandais, un professeur de permaculture, qui s’est installé dans le Devon, en Angleterre. Très préoccupé par les enjeux que j’ai évoqués au début de cet entretien - le pic du pétrole, la pollution, etc. - il se dit qu’il faut faire quelque chose pour que la population locale se dote de la résilience qui lui permettra de survivre aux chocs énergétiques, économiques et sociaux à venir. Il échange là-dessus avec quelques copains et ils se mettent à parler autour d’eux. Puis, dans leur petite ville de Totnes, les voilà qui multiplient les groupes de réflexion autour de la question « Face à ces problèmes, que pouvons-nous faire ? » Peu à peu, les domaines où agir émergent: la nourriture, les transports, l’habitat, l’éducation, les formes de travail… L’une des particularités de la démarche initiée par Rob Hopkins est qu’il ne vient pas avec des solutions préconçues. Il se contente d’inviter les gens à se mettre autour d’une table pour réfléchir ensemble à ce qu’ils pourraient faire, pour produire des idées d’expériences concrètes à conduire et à tester. Une autre particularité de cette démarche est qu’elle se place dans une perspective à trente ans.

Ils partent de rien mais ils partent quand même. La première conférence publique de Rob Hopkins, sur le pic pétrolier, a eu lieu dans un pub. Puis, comme cela avait du sens, une fondation s’est intéressée à eux et leur a permis d’avoir un petit local et des salariés. Ils ont créé un site Internet. Au fil de l’eau, ils l’ont nourri de leurs réalisations et la magie de la Toile a fait qu’ils ont été repérés et bientôt connus dans le monde entier. Inspirés par leur exemple, des territoires urbains ou ruraux se sont mis en mouvement un peu partout et les gens de Totnes se sont retrouvés à former d’autres gens, à publier des guides, à expliquer comment s’engager très concrètement tout en conservant de bonne relations avec les pouvoirs publics locaux. Car il s’agit bien des initiatives, des projets et de l’engagement de la société civile elle-même et cela peut créer une situation sensible avec la municipalité. Aujourd’hui, ils y a dans le monde environ 500 projets de transition, nos amis sont présents à la COP 21 avec un « cahier d’acteurs » qui présente vingt-et-un projets, et, ce que je trouve formidable, en partant de la thématique du pétrole, ils parviennent à toucher beaucoup de secteurs de la vie quotidienne…

 

Et les entreprises dans tout cela ?

Ils ont vu combien l’entreprise pouvait être un carrefour de bonnes pratiques et de mobilisations et ils viennent de créer une branche qui s’adresse à elle. Leur définition de « l’entreprise de la transition » est: « une entité qui se trouve dans le champ concurrentiel, économiquement viable, répondant à un vrai besoin du territoire ou de la communauté, avec un impact social bénéfique et un impact environnemental soit bénéfique soit neutre ». L’entreprise doit apporter plus de valeur au territoire que le simple profit. Il faut qu’elle utilise les ressources avec mesure et pertinence. Qu’elle soit partie prenante et acteur de la communauté et du territoire et qu’elle renforce la résilience de la communauté.

Sur le site du Mouvement de la Transition, ce qui frappe, c’est le foisonnement et aussi, par rapport au sujet de notre entrevue, le fait que les huit lois discernées par Schwartz sont mises en pratique. Rob Hopkins ne s’est probablement pas inspiré des observations de Schwartz, mais avec son bon sens, son intégrité, il a mis les pas dans ses pas. Autant les analyses de Schwartz sont intéressantes parce qu’il décortique les processus qui conduisent à la réussite, autant la démarche de Rob Hopkins l’est parce qu’elle part du terrain et illustre sans le vouloir le processus décelé par Schwartz.

 

Tout cela n’est-il pas cependant qu’une goutte d’eau ?

Si je regarde les grands changements de société que nous avons évoqués, à un moment il y a comme un point de bascule qui permet aux Pouvoirs publics d’entrer dans le processus au côté de la société civile et de lui donner la puissance qui lui manque encore.

Propos recueillis par Alexander Burough pour Commencements n° 9, Automne 2015. 

(1) Dominique Viel est ancien haut fonctionnaire, en charge du développement durable au sein des ministères de l’Économie et des Finances. Elle vient de publier "Cinquante ans après Printemps silencieux, où en sommes-nous ?", introduction aux Cahiers français n° 401: Exigences écologiques et transformations de la société, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/catalogue/33033304...

 

 



24/12/2017

Noël selon le philosophe Alain

La nuit de Noël nous invite à surmonter quelque chose ; car sans doute cette fête n’est pas une fête de la résignation ; toutes ces lumières dans l’arbre vert sont un défi à la nuit qui règne sur la Terre ; et l’enfant en son berceau représente notre espoir tout neuf. Le destin est vaincu ; et le destin est comme une nuit sur nos pensées ; car il ne se peut point que l’on pense sous l’idée que tout est réglé, et même nos pensées ; il vaut mieux alors ne penser à rien et jouer aux cartes. L’ordre politique ancien effaçait le temps ; l’enfant imitait les gestes du père ; prêtre ou potier, il était d’avance ce qu’il serait ; il le savait, et il ne savait rien d’autre ; l’hérédité fut dans la loi politique avant d’entrer dans nos pensées. Mais savoir pour recommencer ce n’est point du tout savoir. La pensée est réformatrice, ou bien elle s’éteint ; comme on voit par l’action machinale qui se fait sans lumière, et que la lumière trouble. Tout ce qui arrivait, dans ce sommeil de l’espèce, était déjà connu et su et rebattu, guerre, famine ou peste ; tout cela était attendu ; l’enfant naissait vieux. Quand l’Orient nous enseigne que le salut éteint la pensée, il n’enseigne que ce qui fut. Les apparences sont fortes, car l’enfant imite. Le vêtement de la caste et les outils règlent encore ses mouvements de plus près, et ses pensées en même temps que ses mouvements. L’opinion et l’institution ensemble le persuadent. Selon la politesse toute pensée est scandaleuse ; c’est le vieillard qui sait ; espères-tu faire mieux ? Cette loi n’est plus écrite, mais elle est puissante encore. Ce qu’il y a de puéril en toute idée est si activement méprisé par les anciens que l’on voit la jeunesse, après un étonnant départ, bientôt demander pardon à tous les dieux barbus et chauves, et ainsi se faire vieille avant le temps, ce qui est la coquetterie des jeunes ministres. La grande nuit de Noël nous invite au contraire à adorer l’enfance ; l’enfance en elle et l’enfance en nous. Niant toute souillure, et toute empreinte, et tout destin en ce corps neuf ; ce qui est faire le dieu par-dessus les dieux. Que cela ne soit pas facile à croire, je le veux ; si l’enfant croit seulement le contraire, il donnera les preuves du contraire ; il se marquera de l’hérédité comme d’un tatouage. C’est pourquoi il faut résolument essayer l’autre idée, ce qui est l’adorer. Ayez la foi, et les preuves viendront. Il était prouvé qu’on ne pouvait se passer d’esclaves ; mais c’était l’esclavage lui-même qui faisait preuve ; et la guerre aussi est la seule preuve contre la paix. L’inégalité et l’injustice font preuve d’elles-mêmes par le fait, et se justifient par le fait ; de ce que la force règne, il résulte qu’il faut se défendre, et la force règne ; mais c’est un cercle d’institution et de costume ; de quoi il n’y a point pensée à proprement parler ; penser c’est refuser. Je ne lis jamais un discours public sans admirer ces pensées sans penseur, pensées d’abeille, bourdonnement. « Nous recommencerons donc toujours ? » disait Socrate, ce vieillard enfant. Cependant les vieillards pensaient selon leur bonnet, et les jeunes se donnaient l’air vieux afin de mériter le bonnet ; car l’ancienne foi détourne de vouloir. Mais la nouvelle foi commande d’abord de vouloir, et donc d’espérer, car l’un ne va pas sans l’autre. Ces siècles de vieillesse ont justement vieilli sans jamais renoncer à s’accuser eux-mêmes dans le mythe de Noël. Le beau parle mieux que le vrai ; et le trésor des Mages se dépense à condamner les Mages ; ce qui marque la fin du monde antique. L’enfant n’a rien ; l’enfant suffit. Puisque le beau signifie quelque chose, tel est le sens de cette belle image, les rois Mages, chargés d’insignes, adorant l’enfant nu.

Propos du 20 décembre 1922, Bibliothèque de la pléiade, volume 1

04/12/2017

Low tech

 

Sur une invitation de l’ami Philippe Bihouix (1), je me retrouve associé à une réflexion sur les « low tech ». De quoi s’agit-il ? Pour donner l’idée générale, dans le domaine des transports on peut dire que la voiture est high tech, la bicyclette low tech. Mais on pourrait aussi bien mettre en parallèle la marine à voile et l’aéronautique, les paiements électroniques et la monnaie fiduciaire, ou encore la permaculture et l’agriculture intensive. L’idée est que les low tech ont vu leur développement interrompu par l’apparition fulgurante des high tech, alors qu’elles ont encore un potentiel de service et de performance et hypothèqueraient bien moins l’avenir de la planète. Réfléchir sur les low tech, c’est donc explorer des pistes techniques qui permettraient à l’humanité de satisfaire durablement ses besoins fondamentaux, tout en éteignant l’incendie écologique qu’elle a allumé - et sur lequel elle continue de souffler. Cela dit, gardons-nous d’une posture manichéenne: le low tech n'est pas nécessairement le bien et le high tech le mal.

Tout simpliste qu’il soit, je vais reprendre l’exemple de la voiture et du vélo, car il me permettra d’éclairer la problématique générale que je souhaite évoquer. J’ai beaucoup conduit et j’y ai pris énormément de plaisir. Je passais pour un conducteur rapide, précis et sûr. Je n’ai jamais perdu un seul point de mon permis et j’ai sans doute eu de la chance car je roulais plutôt vite. J’ai eu aussi la chance de ne jamais causer ou subir d’accident. Je précise tout cela afin qu’il n’y ait pas maldonne quant à l’interprétation de ce qui suit. Depuis une dizaine d’années, malgré les bonnes relations que j’entretenais avec le volant, je fais l’expérience de vivre sans voiture. Il s’est agi pour moi de m’aligner tant soit peu avec les convictions qu’à la longue, depuis la lecture du premier Rapport Meadow (2), je m’étais forgées. J’ai maintenant si bien intégré le « vivre sans voiture » que je n’envisagerais pas de revenir en arrière. C’est que les bénéfices n’en sont pas seulement pour l’écosystème et les générations à venir : ils sont aussi  pour moi et immédiats, notamment en termes de budget, de santé - et même de plaisir. Pour autant, je ne suis pas devenu fanatique. Je ne m’interdis pas de reprendre le volant quand il n’y a pas d’autre solution - lorsque, par exemple, les transports en commun sont lacunaires ou encore quand je visite une région, ce qui arrive trois ou quatre fois par an. C’est juste devenu une exception, acceptée sans états d’âme - et sans retomber dans l’addiction. Cet exemple va me permettre d’illustrer ce qu’il me paraît essentiel de comprendre: la substitution du low tech au high tech ne sera jamais aussi neutre que le remplacement d’une pièce mécanique par une autre. A tout le moins, il s’agira de bousculer une routine et de changer nos sources de plaisir.

Se passer d’un véhicule personnel à moteur, à Paris, est aisé: le réseau des transports en commun est dense, les rotations de rames ou de bus sont fréquentes. Mais, si les transports en commun sont davantage respectueux de l’environnement et des ressources terrestres que le transport individuel, il ne s’agit pas d’un passage du high tech au low tech. En revanche, quand vous arrivez dans une ville moyenne, comme Les Sables d’Olonne, sans une exigence sur vous-même vous ne parviendrez pas à persister dans votre mode de vie: l’effort à consentir est multiple et, sans surprise, il passe par la marche et, surtout, le vélo. D’évidence, il s’agit d’abord d’un effort physique: au lieu de s’asseoir dans un fauteuil, dans un espace climatisé, à l’abri des intempéries, de tourner une clé ou d’appuyer sur un bouton et de se laisser porter, il faut actionner ses jambes et, parfois, s’exposer au vent, à la pluie, au froid, à la canicule - quand ce n’est pas aux véhicules motorisés. Mais il y a plus que cela: s’agissant du sentiment de sécurité, dans une caisse métallique on se sent protégé et pas seulement des intempéries. En comparaison, le cycliste, tout casqué qu’il puisse être, est éminemment vulnérable.

Le vélo, c’est aussi un autre rapport au temps et à la vitesse qui peut être frustrant. Certes, en ville, pour peu qu’il y ait une piste cyclable, il nous arrive d’avancer plus vite que nos amis automobilistes. On ne peut cependant nier que se déplacer sans moteur prend le plus souvent davantage de temps. Il s’agit donc, à la fois, d’accepter un moindre confort, puis, en termes d’organisation, un allongement de la durée des parcours, et, en termes de sensations, le défilement au ralenti du chemin à faire. Il peut y avoir là l’occasion d’une redécouverte éminemment existentielle : le but du chemin, c’est le chemin lui-même. Autrement dit: faire du chemin à parcourir non un mal nécessaire mais un plaisir en soi.

Autre donnée à prendre en compte: quelle que soit la vigueur que l’on a dans les jambes, notre rayon d’action en tant que cyclistes est raccourci. Ce qui amène à choisir différemment ses activités: on hésitera à faire vingt kilomètres pour un motif futile. C’est-à-dire, finalement, que le temps que l’on pense perdre d’un côté à se mouvoir plus lentement peut être recouvré de l’autre par l’élimination des déplacements sans réel intérêt.

Mais l’usage du vélo appelle encore à un autre effort, de nature sociale celui-là : le renoncement, d’une part, à la conformité au modèle actuellement dominant, et, d’autre part, à la jouissance narcissique de la voiture en tant que prolongement de la persona (3). Quand vous annoncez que vous n’avez pas de voiture, la plupart de vos interlocuteurs, interloquée, se demande si vous ne cachez pas les vraies raisons de cette absence : vous êtes « fauché », on a saisi votre véhicule, votre permis n’a plus de points, vous êtes gravement atteint au niveau neurologique, etc. Bref, « c’est louche ! »

Je vais m’autoriser un autre exemple, encore plus anecdotique que celui du vélo. Philippe Bihouix donne comme exemple possible de retour au low tech, le choix de la machine à café italienne. Jusqu’à ces derniers mois, j’achetais du café moulu. J’avais résisté à la facilité du café en poudre - qu’à vrai dire je ne trouve pas bon - et surtout au charme des capsules. Le breuvage que ces dernières produisent est excellent et il est fait en deux temps trois mouvements: il suffit d’insérer la capsule et d’appuyer sur un bouton. J’ajoute que, lors de la période de lancement, il y avait en plus un petit roucoulement de l’égo à faire partie de ceux qui avaient à la fois l’intelligence et le raffinement d’entrer dans le club des possesseurs de la machine. Aujourd’hui, c’est devenu moins un « marqueur » de distinction que de conformité: on peut passer pour arriéré de ne pas posséder l’engin en question. Mais, si bonne soit-elle, quel désastre en aval de la tasse ! Ma résistance a été soutenue par ma vieille cafetière, achetée il y a un quart de siècle - le jour de la naissance de mon deuxième enfant, cela ne s’oublie pas - et qui rend toujours un service fidèle. Or, ce printemps, le frère cadet du précité m’a offert pour mon anniversaire un café rare. Un café en grains. Heureusement, j’avais le souvenir agréable du son et du parfum de la mouture quand ma grand-mère, tenant dans son giron son vieux moulin à café cubique, en tournait vigoureusement la manivelle. Je n’étais donc pas devant un effort mais devant une « madeleine de Proust ». Un moulin électrique m’aurait sans doute apporté les mêmes sensations olfactives, m’aurait fait gagner du temps, etc. Mais j’ai réfléchi et choisi le low tech. Associé, quand même, à un design moderne. Pour le coup, auprès de certains, je passe pour un original, une sorte d’Amish (4) égaré sur le rivage vendéen.

Pour résumer ce que j’ai observé de ces modestes expériences personnelles, je dirai que passer du high tech au low tech a un impact multiple: physique, psychologique, pratique et social. Je pense que l’on pourrait même ajouter à la liste l’adjectif :« anthropologique ». C’est pourquoi, comme on l’a déjà vu dans d’autres domaines, il faut se garder de croire que l’on tient la solution lorsque l’on tient la technique : celle-ci ne s’installe que si elle est socialement acceptée et adoptée. Ce sera parfois d’autant plus ardu pour le low tech que notre civilisation nous a éduqués principalement selon deux axes: la recherche du moindre effort et le culte du spectacle (5). La voix du GPS a remplacé la carte routière, la médecine curative a repoussé les exigences de la médecine préventive, et l’on apprécie d’autant mieux le moment que l’on vit que l’on peut en faire des selfies et les diffuser. Cette conversion à une vie en pente douce et qui s’apprécie prioritairement dans le spectacle qu’elle donne d’elle-même est ce qui sous-tend en grande partie la création de nouveaux produits et de nouveaux services. Elle en est en quelque sorte la niche. Le low tech, s’il veut promouvoir efficacement ses propositions, n’évitera donc pas la concurrence acharnée des solutions dominantes et la résistance tenace des habitudes qu’elles ont engendrées. Il ne coupera pas à la nécessité de s’appuyer sur les exemples concrets de ceux qui adhèrent à leur philosophie. Si l’on a un minimum de sens civique et d’intérêt pour ses descendants, il convient de l’aider dès maintenant à se faire connaître et à réussir. Nous en reparlerons donc ici. Vos témoignages dans ces sens, chers lecteurs, seront les bienvenus.

(1) Philippe Bihouix, L'Âge des low tech, Vers une civilisation techniquement soutenable, Editions REPAS, 2014. Interview: https://www.bastamag.net/Low-tech-comment-vivre-sans-polluer-Entrons-dans-l-ere-des-low-tech-ou-les . Interview dans Commencements n° 6, 2013-1014, pp. 23 et suivantes: « La voie du low tech ».
(2) Limits to growth, Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers, and William W. Behrens III,1972. Malheureusement traduit en français par Halte à la croissance, ce qui l’a torpillé.
(3) Cf. Carl-Gustav Jung.
(4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Amish
(5) Cf. Guy Debord.