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13/03/2019

De l’empoisonnement invisible de la vie démocratique

 

 

Comme l'a écrit Rousseau, celui qui n'a pas donné de son temps n'a rien donné (1). Ce n'est pas pour rien que la démocratie, en Europe, est née dans un pays où ceux qui avaient la qualité de citoyens disposaient de beaucoup de loisir. Athènes, au surplus, comptait une centaine de jours de fête par an, une grande différence avec notre époque où, malgré les progrès énormes de la productivité, certains politiques voudraient en réduire le nombre. Or, le « Jour du Seigneur », ne leur en déplaise, n’est pas seulement le jour de la fainéantise où les gueux cessent d’enrichir le capital. Il rappelle qu’il y a des registres de la vie qui sont supérieurs au travail. Il permet aussi aux humains, en étant libérés en même temps, de se retrouver, de se réunir, de faire communauté.

 

Il n'est pas vraiment mystérieux que la vie démocratique, dans notre société, soit en déclin. La vie démocratique ne peut se résumer aux shows très canalisés des campagnes électorales et aux votes périodiques proches des paris que propose la FDJ. Elle nécessite, de la part de chaque citoyen, d’en avoir le goût et, en plus, de consentir à un triple effort d’investissement: de son temps, de son attention et de sa capacité de réflexion. Ce goût pour la vie démocratique et ce triple ingrédient, de nos jours, sont aussi sérieusement menacés que nos abeilles par les produits de Bayer-Monsanto.

 

Il y a des empoisonneurs que la débilitation de la vie démocratique satisfait de manière analogue à l'affaiblissement des syndicats ouvriers. D’évidence, après avoir émasculé ces derniers, ils ont intérêt à dominer et filtrer la production législative et réglementaire des nations. La protection des citoyens et leur capacité de résistance aux projets mercantiles et prédateurs sont une entrave à leurs ambitions. On les voit ainsi à l’oeuvre à travers leurs lobbies ou dans le financement plus ou moins transparent des campagnes électorales. S’il en était encore besoin, on aurait la preuve de leur influence avec, malgré ses promesses, le choix du président de la République de conserver les faveurs des fabricants de glyphosate.

 

Mais, s'il y a des Marie Besnard (et des Bayer-Monsanto) de l'empoisonnement, on peut aussi observer le phénomène au ras du sol, par le petit bout de la lorgnette. Je suis très sensible aux aspects les plus banals de la vie quotidienne. Je trouve que, mieux que de savants traités, ils expriment une vérité profonde de la société. De même que ce qui subsiste de la langue d’un peuple dominé se réfugie dans le vocabulaire des choses ordinaires, c’est dans des détails apparemment dérisoires que l’on peut évaluer l’importance qu’une civilisation accorde à des faits sociaux essentiels et, par exemple, à la conversation. La conversation est le lieu le plus modeste, le plus simple et le plus vrai où les humains peuvent se retrouver, faire lien. Or, à moins d'organiser la conversation chez soi, son empoisonnement est quasiment général. Quelle conversation avoir dans un bistro ou un restaurant qui privilégie le bruit, rajoutant à celui de ses clients (dont les tables sont bord à bord) la diffusion d’une caricature de musique ? Faites l’expérience de partager votre pensée en beuglant afin de couvrir le tumulte ambiant et dites-moi ensuite si vous avez pu vous exprimer de manière nuancée. Est-il imaginable que le dialogue de My dinner with André (2) ait pour cadre un de ces lieux braillards où le dernier mot, par lassitude, revient aux écrans plats ? Le silence, qui ne coûtait rien, est devenu quelque chose que l’on doit payer. Si l’on en a les moyens.

 

Je n’ai pas choisi par hasard l’exemple de la conversation. Je crois qu’elle est l’amorce de la vie citoyenne. Or, la débilitation de la vie citoyenne est le produit de la société que nous avons créée et, a minima, acceptée. Allons un peu plus loin dans nos observations au ras du sol. Nos journées ne comportent que vingt-quatre heures et, pendant ces vingt-quatre heures, sous des formes diverses, nous subissons un harcèlement devenu tellement naturel que nous en avons à peine conscience. Les harceleurs, qui se sont multipliés, ont tous en commun de vouloir nous vendre quelque chose: leurs produits, leurs services ou leurs opinions. Leur stratégie est d’être omniprésents: dans la rue, les transports, les bistrots, et jusque chez nous. Leur tactique comporte trois volets : capturer notre attention, manipuler nos comportements et conditionner nos réflexes. Certains ont un objectif cynique, d’autres - il faut le reconnaître - généreux. Mais le premier résultat est le même: nombreux comme ils sont, tous ensemble concourent à la saturation de notre « temps de cerveau disponible ». Un mot résume l’effet premier du phénomène: chronophagie. Ajoutez à cela le temps passé au travail et le stress que l’on peut y vivre: le soir ou les fins de semaine, l’on n’a pas envie de se prendre la tête avec des sujets sérieux, on n’a plus ni l’énergie ni le goût de le faire. D’autant qu’on nous offre la pente du plus facile à faire. Nous passons en mode divertissement, et ce mot doit être pris ici au sens que lui donnait Blaise Pascal: le détournement de l’esprit.

 

(à suivre)

 

(1) Dans une lettre à Sophie d'Houdetot.

(2) Film de Louis Malle (1981).

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