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18/04/2019

Notre-Dame

 

 

J’ai pleuré, oui, j’ai pleuré. Quand un de mes fils, me sachant en déplacement, m’a envoyé ses SMS avec les images de l’incendie, j’en ai eu les larmes aux yeux. Autour de moi, dans le train, personne ne semblait au courant, en tout cas personne n’en parlait. Je n'ai rien dit. Sur le moment, la peine était trop intime. Une fois arrivé à destination, la télévision m’a montré que je n’étais pas seul. Pas le seul à savoir, pas le seul à être en deuil. Et, avec nous, spectateurs impuissants, il y avait dans cette communion tragique des pompiers courageux qui luttaient contre l’immensité de la destruction et un prêtre héroïque qui sauvait les reliques et le Saint-Sacrement. 

 

Là-dessus, sont apparues les pollutions habituelles. Les egos et les opportunismes, essoufflés de la peur de se faire doubler, se sont précipités sur la scène. Ce fut à qui exprimerait le plus brillamment le drame de cette destruction et son empathie avec ceux qui en souffraient. Il faut reconnaître qu'il y eut de belles expressions. Ce fut, ensuite, à qui ferait miroiter le plus gros tas de ducats. Puis, infimes minoritaires, ceux que cela faisait rire ou grimacer. « On s’en balek ». Moi, même si je trouvais ridicule l’attendrissement d’un membre de ma famille sur je ne sais quoi, je ne m’en moquerais pas, j’aurais de l’empathie, je le respecterais dans ce qu’il ressent. Et là-dessus, à peine plus vils, il y a des escrocs qui recueillent des dons qu'ils mettent dans leur poche. Mais passons. 

 

On ne reviendra pas en arrière. Cet évènement terrible, chargé de symboles, nous offre de réfléchir. 

 

Aujourd’hui, la reconstruction ne semble faire aucun doute. L’argent, si rare, a resurgi des coffre-forts. On ne parle plus de la dette qui nous écrase et des nécessaires privations. Les fortunes privées, exonérées d’impôts, ont élu Notre-Dame pour manifester leur générosité. On se croirait revenu à l'époque des indulgences, mais c'est plutôt le temps des selfies - des selfies de luxe. Plus émouvant, même les moins aisés sont prêts à ouvrir leur portefeuille parfois étique. Mais voyez-vous ce que cela signifie ? "Notre-Dame de Paris, oui, Les Misérables, non!" L’Etat s’est démuni du pouvoir et des moyens de faire une politique. La décision, l’initiative, les choix, en reviennent au privé qui, grâce à ses évasions ou privilèges fiscaux, a maintenant la main sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire dans le pays. En passant, les millions écrasent les pièces jaunes de Madame Michu: ce sont eux qui décideront peut-être des modalités de la reconstruction de Notre-Dame. Ils en profiteront pour se l'approprier. 

 

Il a fallu cent-sept ans pour construire Notre-Dame de Paris. Ce fut une entreprise qui dépassait à l’époque plusieurs fois le cours normal d’une vie humaine. Cette durée était la noblesse et le sens de ce chantier. Pour ceux qui décidaient, pour ceux qui le finançaient, pour ceux qui y travaillaient, pour ceux qui le voyaient progresser pas à pas, pierre à pierre. Pour la plupart, ils n’en verraient pas la fin et le savaient. C’est une leçon pour nous, êtres évanescents de ce début du troisième millénaire. Mais, si l'on considère la dimension du temps, il y a bien davantage que les cent-sept ans des hommes. Il y a la forêt primaire qui, surexploitée, repoussée par les cultures, n’existe plus. Avec l’incendie ont disparu les chênes plus que centenaires qui composaient la charpente de la cathédrale. Nous pourrons aller au bois, nous n'en trouverons plus. Aux cent-sept ans des hommes s’ajoutaient les cycles longs de la nature, ces cycles que nous avons rompus. 

 

Le temps long, trans-générationnel, a disparu de nos modèles mentaux. Il faut faire vite. Il faut vite tirer profit de cet évènement sinistre. Il faut vite rassembler les moyens et les compétences et il faut vite reconstruire, vite engranger les bénéfices. La vitesse, ici, est un sabordage du sens de Notre-Dame, sens à défaut duquel elle n’est qu’un assemblage de pierres et de bois qu’aucun esprit ne traverse, ne suranime. A voir se précipiter les grandes fortunes, les zélés politiciens et bientôt les bâtisseurs d’aéroports, j’ai l’impression de sauveurs qui violent la vierge qu’il viennent d’extraire du feu. 

 

Je pense, tout à l’opposé de cette frénésie, à mes amis Béatrice et Gérard Barras et à leur restauration, sur plusieurs décennies, de ce village perché au dessus de l’Ardèche: le Viel-Odon. Ils n’ont pas restauré seulement des murs et des charpentes. Ils ont édifié des vies: les milliers de jeunes qui sont venus prendre part au chantier ne seront jamais les mêmes, n’oublieront jamais ce que leur ont apporté leurs vacances laborieuses, ce mois d'été à charrier des pierres, à porter de l'eau et à gâcher le ciment. 

 

Mais, me direz-vous, on ne peut comparer un village d’une vingtaine de feux avec une cathédrale. Les organisations compagnoniques se sont manifestées. Notre-Dame peut redevenir le creuset où l’énergie humaine se transcende.