28/01/2020
Anthropogenèse (I)
La nature nous pourvoit d’un héritage génétique mais, comme on le voit dans le cas des « enfants sauvages » (1), des expériences de Frédéric II de Hohenstaufen ou du roi d’Ecosse James IV, ou encore, de manière moins légendaire, des nouveaux-nés observés par René Spitz (2), c’est la société qui nous conduit jusqu’à l’état vraiment humain. Les deux rois précités étaient des érudits parlant plusieurs langues. A quelques siècles de distance ils ont organisé la même expérience: priver des nourrissons d’interactions humaines. Pourquoi ? Afin qu’ils pussent exprimer le langage que l’être humain parlerait s’il n’était conditionné par la société. En fait de « langage naturel, » les enfants, bien que nourris, restèrent muets et moururent. Quant à ceux observés par Spitz dans les années 40, élevés dans un orphelinat où chaque nourrice en avait une brouettée en charge, ils accusaient un retard croissant par rapport à ceux qui, sur la même période, étaient élevés par leur mère.
La mère, la famille, mais aussi toute communauté humaine où nous nous trouverons englobés - telle que l'école, la classe sociale, le métier, la religion, l’entreprise ou le parti politique - constituent notre deuxième matrice. Celle qui nous formatera et à partir de laquelle, si nous en avons l’étincelle, nous pourrons un jour passer du « ce que l’on a fait de moi » au « ce que je fais de ce que l’on a fait de moi ». Ce passage n’est cependant pas aussi facile. Il dépend de nos besoins profonds, de la conscience que nous en avons et de la manière que nous choisissons de les satisfaire. Je me souviens d’avoir rencontré jadis un adolescent issu d’une famille d’agriculteurs. Il était fin, sensible, cultivé, tourné vers la réflexion. Ne ressentant pas d’attraction particulière pour une activité ou une autre, pour un milieu ou un autre, il se posait des questions sur son avenir. Nous nous perdîmes de vue, mais le hasard fit que nous nous recroisâmes une dizaine d’années plus tard. Il était méconnaissable: ambitieux, cassant, presque cynique. Il avait trouvé un premier emploi, son intelligence l’avait fait remarquer et on l’avait inscrit à l’école des cadres de l’entreprise. Sa malléabilité, sa recherche d’une structure intérieure qu’il n’avait pas trouvée de lui-même, avaient fait le reste. De tels phénomènes peuvent être observés à grande échelle dans les société totalitaires ou au sein de certains partis politiques. Mes amis des « Pratiques narratives » parleraient ici du rôle des récits qui nous recrutent et notamment des Big Five débusqués par Pierre Blanc-Sahnoun (3).
Les Big Five sont les différents effluents, les modes d’emprise mentale, d’un courant unique : le darwinisme social. Le penseur de cette idéologie est un Anglais du nom de Herbert Spencer (1820-1903). La thèse que Darwin, son contemporain, développait dans L’origine des espèces, nourrit son inspiration. En résumé, c’est par ses représentants les plus doués qu’une espèce survit et se développe. Ce sont eux qui lui permettent de ne pas disparaître et, au contraire, de conquérir l’espace et l’avenir. Spencer en tira la conclusion qu’aller au secours des plus faibles, en encombrer les forts, est contraire aux lois de la vie, y compris s’agissant des humains. Il alla jusqu’à dire qu'il ne faut pas empêcher les « forts » de s’enrichir, le feraient-ils de manière malhonnête: la vie est amorale ou plutôt, sa morale se limite à croître et se multiplier. Darwin entra dans une grande colère quand il apprit comment Spencer détournait sa théorie. Selon lui, avec l’être humain, on accédait à une autre dimension de la vie: la possibilité de la fraternité et de l’amour. Mais le récit du darwinisme social avait cet avantage qu’il donnait son absolution et même sa bénédiction pseudo-scientifique aux prédateurs de tout poil.
Ce récit eut la chance que de brillants théoriciens lui donnent une dimension plus large que celle - tout excitante qu’elle fût pour certains - d’une interminable bagarre de reptiles sur fond de loosers. Ils démontrèrent qu’elle était favorable au progrès et au bonheur de l’humanité. Les hymnes à la société de consommation servant d’excipient, le récit du darwinisme social s’est mué en un story telling pseudo-scientifique, capable de recruter les cerveaux: celui de l’idéologie néo-libérale. Mais, si on lui enlève son maquillage, qu’est-il de plus que la vieille loi du plus fort ?
(à suivre)
Illustration: premier portrait de Victor, l'enfant sauvage de l'Aveyron (1800).
(1) Cf. Jean Itard, Mémoires et rapport sur Victor de l’Aveyron, ainsi que le film L’enfant sauvage qu’en a tiré François Truffaut en 1970.
(2) Psychiatre et psychanalyste américain (1887-1974).
(3) Les Big Five sont: le profit pour l’actionnaire, la performance, l’obéissance ou la conformité, la compétition et la croissance, tous fonctionnant sur le mode « à l’infini ». Pierre Blanc-Sahnoun en a rajouté un sixième: le changement permanent.
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