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16/02/2020

Anthropogenèse (II)

 

Faire des êtres humains des producteurs et des consommateurs et s'arroger au passage, en vertu de la loi du plus fort, la plus grosse part possible de la valeur créée que l’on réinvestira sans cesse, constitue le moteur du système développé par le capitalisme. L'irrationalité de ses sectateurs se révèle ici: dans un monde fini, un mécanisme de croissance infinie est une aberration. Nous avons vu que, pour conquérir les esprits, il fallut au darwinisme social se travestir, ce qu’il a fait en se drapant dans la toge d’une pseudo-science. Mais il lui fallait encore plus: il lui fallait à la fois gouverner les producteurs, afin qu’ils fissent le travail que l’on attendait d’eux sans coûter un « pognon de dingue », et mettre sous influence les consommateurs - qui se trouvent assez souvent être les mêmes individus - ainsi que les politiques. Grégoire Chamayou a montré (1) qu’à partir des années 60, la partie n’a pas été des plus faciles pour le capital. Le plein emploi, en chassant la peur du chômage et de l’exclusion, encourageait les salariés au relâchement voire à l’indiscipline et à l’infidélité. En même temps, les sirènes de la société de consommation, en proposant sans cesse de nouvelles tentations, augmentaient les besoins et les exigences de rémunérations croissantes. Au surplus, dans les pays démocratiques, les politiques avaient tendance à se ranger du côté des aspirations de leurs peuples et, par leur activité législative et règlementaire, commençaient à avantager le travail au détriment du capital, les travailleurs au détriment des détenteurs de capitaux. Le développement du crédit à la consommation, le retour organisé du chômage par le biais de la mondialisation, les stratégies d’endettement des ménages et des Etats ainsi que l’endoctrinement voire l’achat des élites, ont écarté les menaces qui pesaient sur la performance du système. Aujourd’hui, il émerge de cette période plus puissant et plus arrogant qu’il le fut jamais. Le milliardaire et philanthrope Warren Buffet, en 2005, a déclaré tout franchement sur CNN : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

 

Edward Bernays (1891-1995), l'auteur de Propaganda(2), a marqué un tournant dans l’art de mettre les masses sous influence lorsqu’il a potentiellement doublé le marché du tabac en convainquant les Américaines de fumer malgré les préjugés de l’époque qui attribuaient un « mauvais genre » aux pétuneuses. Cette réussite met en lumière que le marketing n’est pas seulement une discipline de gestion. Bien davantage que cela, il est un producteur de culture au sens anthropologique du terme. Comment Bernays s’y est-il pris ? Neveu de Sigmund Freud, inspiré par les idées de son oncle, il a fait subtilement de l’acte de fumer un trophée à arracher aux mâles. Je ne sais pas à quand remontent les premiers constats sur les méfaits du tabac, mais le génie de Bernays a fait aussi en rebond - et on pourrait dire que c’est une allégorie du système - le bonheur des industries de la santé: le cancer du poumon, conséquence de la tabagie, engendre ailleurs un ruissellement de chiffre d’affaires. Ce procédé qui consiste à vendre non le produit mais un fantasme qu’on lui attache a été repris depuis lors dans une multitude de domaines. Par exemple, alors même qu’on n’a jamais autant parlé du réchauffement climatique, il fait que les ventes de véhicules SUV, aux performances inutiles pour nos conditions de circulation, s’envolent. Le kilogramme de viande humaine transporté utilise ainsi de plus en plus de ressources sans autre justification que celle du story telling dont les égo se repaissent. Du cancer du poumon des fumeuses on passe à l’engorgement et à la pollution de nos villes, à l’artificialisation accrue des sols pour la circulation et le parcage des véhicules, à l’exploitation de ressources de plus en plus nocives comme le gaz de schiste, et, si l’on verse dans les carburants prétendument « verts », à la destruction de l’habitat de nombreuses espèces animales. L’incohérence est égale du côté des politiques qui - un exemple parmi d’autres - envoient sur les routes voyageurs et marchandises au détriment du rail pourtant largement préférable en termes d’écologie et de consommation de ressources.

 

Chaque civilisation a prolongé l’anthropogenèse biologique par la transmission des valeurs et des comportements qu’elle considérait vitaux pour la traversée du temps et son identité. Je suis de la génération qui arrivait à maturité quand se déployaient les mirages de la « société de consommation ». Cette expression anticipait d’ailleurs plus ou moins celle de « société des loisirs ». Mais, même emporté comme tout le monde par le courant, j’avais dans le coeur une autre dimension de l’existence. J’avais vu le mode de vie de mes grands-parents, parfois plus que sobre du côté vendéen et néanmoins heureux. La valeur fondamentale de ma famille, qui savait apprécier les bonnes choses, n’était pas le gavage. C’était plutôt une forme de retenue. Comme, au contraire de pas mal de spécimens de ma génération qui « ne voulaient plus du monde de tante Yvonne » (3), j’ai aimé ma famille, je n’ai pas rejeté cet héritage. En outre, nous n’étions qu’au tout début de cette société que l’on devrait qualifier de « société du conditionnement ». Les programmes de télévision n’étaient pas encore interrompus par la publicité. La « réclame » diffusait encore des messages au premier degré, presque naïfs. La matrice culturelle n'avait pas encore été presqu'entièrement subvertie par des intérêts financiers.

 

Aujourd’hui, nous en sommes à la troisième génération de la société du conditionnement. Si ma génération a parfois gardé quelques traces d’autres bonheurs, reçu quelques anticorps de son expérience d’un autre monde encore vivant quand j’étais enfant, qui peuvent lui faire accepter voire désirer un mode de vie heureux fondé sur la sobriété, qu’en est-il des suivantes ? Elles n’ont pas eu le contact avec leurs ancêtres et leurs parents étaient déjà engagés dans la course. L’exploitation intensive du temps de cerveau disponible (4), relayée jusqu’au harcèlement par la tyrannie de la cour de récréation, est au delà de la simple persuasion commerciale. Elle est devenue la matrice culturelle qui prolonge la matrice biologique. Elle participe de l’anthropogenèse. Sauf dans des communautés très fermées et autoritaires, elle se substitue à ce que la famille pourrait transmettre de valeurs éventuellement divergentes du système. De la mode ou des parents, on voit qui l'emporte généralement. Certaines séries télévisées complètent d’ailleurs les messages commerciaux en présentant des comportements et des modes de vie exerçant une attraction mimétique. Au point qu’aujourd’hui, quand on entend parler certaines personnes dans la rue, on se demande si elles imitent les personnages des séries télévisées ou si ce sont les personnages de ces séries qui s’inspirent d’elles. Quelle que soit l’hypothèse retenue en réponse à cette question, on voit que l’on a affaire à une caisse de résonance.

 

La société de conditionnement modèle un certain type d’humanité qui a pour caractéristique essentielle une absence de transcendance. L’a évacuée l’éparpillement obsessionnel de l’attention pour une multitude de préoccupations matérielles artificiellement suscitées et nécessitant de s’adapter à l’ordre économique capitaliste. Or la transcendance est ce qui résiste, ce qui donne les moyens de la lucidité et de la résistance. Son absence se traduit par l’incohérence, voire l’inconsistance des comportements comme on l'a vu dans l'exemple des SUV. Vous aurez remarqué, d’ailleurs, que lorsque la publicité ne s'adresse pas à ses fantasmes, elle ridiculise de plus en plus souvent l’être humain, le montrant dans des états orgastiques parce que, par exemple, il a trouvé le meilleur tarif d’abonnement à je ne sais quoi. Or, si cette représentation caricaturale n’est pas rejetée du public et reste commercialement efficace, c’est que sa cible accepte d’être ce que l’on montre ou, à tout le moins, se reconnaît dans la dérision.

 

La machine capitaliste - c’est ce qui montre son vice consubstantiel, son inviabilité - ne peut vivre que sur une trajectoire de croissance infinie puisqu’elle est fondée sur le réinvestissement d’une part déséquilibrée de la valeur produite. Elle peut envisager de colorer différemment l’objet de son business, le blanchir, le verdir ou le bleuir, mais elle ne peut envisager de renoncer à la croissance. Pour sauver, sur notre planète, les richesses de la vie, nous avons besoin dès maintenant d’autres humains que ceux qui se pâment devant une voiture, le prix d'un abonnement à Internet ou le cours d’une action. Mais comment notre société, formatée comme elle l’est, peut-elle les engendrer en nombre suffisant ? Dans une conférence que je donne sur les bifurcations de l'existence, j’évoque le paradoxe de la décision de changer de vie : la décision est l’œuf et nous sommes la poule. La poule peut-elle pondre un oeuf qui ne soit pas un oeuf de poule ? Comment produire la décision qui nous changera sans que nous ayons préalablement changé ?

 

(à suivre)

 

(1) https://www.youtube.com/watch?v=ghljaJr0Hdk

(2) Edward Bernays, Propaganda : Comment manipuler l'opinion en démocratie (trad. Oristelle Bonis, préf. Normand Baillargeon), Zones / La Découverte, 2007.

(3) Réponse de Daniel Cohn-Bendit au général de Gaulle qui essayait de comprendre le phénomène mai 68. 

(4) Expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1: ce que la chaîne de télévision vend, c'est du temps de cerveau humain disponible pour les annonceurs.