UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/03/2020

Et si…

 

 

Passées les premières conférences à distance et en dépit de quelques stakhanovistes qui en convoqueraient ne serait-ce que pour constater qu’on n’a plus rien à se dire ou parce qu’ils ont besoin, l’air de rien, de partager leur angoisse devant un monde qui se dérobe à leur besoin de contrôle, la charge de travail s’amenuise, tout ralentit. Vous finissez par ne plus même mettre votre cravate ou jeter un coup d’oeil à votre coiffure en passant devant la glace avant d’ouvrir votre écran. D’ailleurs, la dernière fois, vous avez prétexté une panne et vous avez débranché la caméra.

 

Passé le souci des stocks de papier-toilette, de riz et de pâtes, et comme il ne vous reste plus, du dehors, que ce que vous pouvez en voir de la fenêtre de votre appartement ou au grand écran de votre télévision murale, et, de l’avenir, qu’un embrouillamini de scénarios contradictoires, le confinement vous est l’occasion d’une rêverie morose.

 

A vingt ou vingt-cinq ans, vous êtes parti à la recherche d’un emploi, vous avez réussi à vous faire recruter par une grande compagnie du genre Bayer, Goldman-Sachs ou BigPharma et, trop heureux d’avoir un job par ces temps difficiles, vous y êtes resté, faisant même éventuellement preuve de quelques talents qui vous ont permis d’améliorer votre statut et vos revenus. C’était il y a quelques lustres. Aujourd’hui, coronavirus mis à part, vous regardez vers l’avenir avec confiance: la « boîte » est solide et vous y êtes reconnu, le risque pour vous d’être débarqué est nul. Le seul risque, à vrai dire, serait celui de finir par vous ennuyer. Mais la sécurité a un prix qu’il faut bien accepter.

 

Seulement, au dehors, ces dernières années, il s’est aussi passé des choses que, le nez dans le guidon, vous avez mis un certain temps à apercevoir. L’avènement des réseaux sociaux ne vous a pas échappé, vous avez même fini par créer votre page Facebook et vous vous y êtes retrouvé avec, surtout, vos plus proches collègues et les photos de vacances des uns et des autres. Plutôt sympa, FB, mais, il faut bien le dire, chronophage.

 

Jusque là, vous étiez évidemment au courant des quelques énervés qui de temps en temps brandissaient ici et là des pancartes aux slogans débiles contre votre compagnie. Des gaucho-marxistes, des fanatiques ou des jaloux, attisés par les Russes et encouragés par des pays de couards comme la France qui, au lieu de stimuler l’esprit d’entreprise, privilégie un système social dispendieux. Au cas improbable où vous seriez abordés par certains de ces individus, on vous avait fourni des « éléments de langage ». Vous n’aviez jamais douté du grand oeuvre auquel contribuait votre employeur: nourrir la planète, la soigner, enrichir l’humanité, etc., mais ce pouvait toujours être utile d’être guidé en cas d’interpellation.

 

Cependant, vous avez commencé à noter combien la récurrence de ces critiques augmentait et qu’elles n’étaient pas du seul fait de marginaux qu’on ferait mieux d’envoyer en camps de travail. Vous avez même lu des horreurs invraisemblables, mais publiées sur des sites ou dans des revues de plus en plus sérieuses. Par exemple, pendant la guerre, des historiens, des vrais, affirment que votre compagnie aurait acheté des lots de femmes pour faire des expériences. Il est vrai que la guerre est un moment particulier qui peut favoriser des dérives condamnables ou des expériences indispensables. Ou alors, ces produits, qui ont permis de remplir l’assiette de Terriens de plus en plus nombreux et affamés, sont accusés de détruire les sols et la biodiversité. Un peu énorme comme assertion! Même si, en y regardant de plus près, on trouve parmi ses auteurs des gens apparemment fort diplômés. Puis, il y a aussi les spéculations auxquelles se livrent, pour le plus grand bonheur des futurs retraités, donc le vôtre, les fonds de pension. Elles auraient démantelé des industries, ruiné des gens. Si c’était vrai - enfin: si c’était plus qu’un accident - le gouvernement n’aurait pas manqué de légiférer. Autre chose: des substances censées guérir de maux redoutables ou les prévenir détruiraient la santé de ceux qui les absorbent jusqu’à les tuer. Il y a toujours eu des gens opposés au progrès. Si on fait la somme de tout, l’humanité dans son ensemble est largement bénéficiaire. L’histoire est pleine d’exemples. Enfin, last but not least, le lobbying de tous ces bienfaiteurs de l’humanité, dont celui que vous servez avec foi et honnêteté - et je n’ironise pas du tout - aurait permis de subvertir la plus grande part de la classe politicienne partout dans le monde. - Il vaut quand même mieux cela que laisser des démagogues incompétents faire n’importe quoi, non ?

 

Mais, là, le vide dans lequel vous plonge le confinement, la disparition des murs de votre bureau ou de votre usine, le temps que ne remplissent et ne rythment plus les rites de l’entreprise, l’évaporation des collègues avec qui l’on partage le même récit dix heures par jour, jour après jour, tout cela fait que votre esprit se relâche et que resurgissent des interrogations sur lesquelles vous vous étiez assis.

 

La part faite de l’exagération des révolutionnaires au couteau entre les dents, seulement acharnés à perpétrer des destructions stupides, que pouvez-vous penser - de vous à vous - de la compagnie qui vous nourrit, vous protège et vous a permis de mettre de l’aventure dans votre vie ?

 

Devant certaines évidences douloureuses, adopterez-vous le principe de certains employés des chemins de fer pendant la deuxième guerre mondiale ? Ceux qui, à la Libération, déclaraient: « Moi, je ne faisais que conduire la locomotive », alors que les wagons accrochés à celle-ci étaient remplis de déportés ?

 

Etre fier de la compagnie qui vous emploie fait partie des besoins humains normaux. Choisirez-vous le déni ? Ou bien, renoncerez-vous à cette fierté, et, à partir de là, jouerez-vous la comédie devant tout le monde - devant vos enfants ?

 

Alors que le monde au dehors vous est interdit par le coronavirus et le gouvernement, vous regardez ou imaginez par delà cette fichue fenêtre, au delà du kilomètre règlementaire, la liberté qu’on vous rendra peut-être bientôt. Le désir de cette liberté contamine votre esprit tout entier au point de déborder le besoin de tout simplement marcher dans la rue ou la campagne.

 

Et si…



Ne vous méprenez pas. Ce texte est une allégorie. Nous sommes tous les conducteurs de la locomotive.

Mais si…