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29/03/2020

Une vie que j’aurais pu vivre

 

 

 

Jusque vers l’âge de onze ans, les chemins m’étaient ouverts. J’apprenais ce que je voulais, j’étais année après année le meilleur élève, toujours en avance d’une classe (1). Je passais beaucoup de temps à lire et à rêver et de temps en temps j’allais explorer les bois alentours avec mon bon copain Michel. J’avais un grand amour: les animaux. A telle enseigne qu’un de mes oncles, nonobstant mon jeune âge, m’avait offert les deux in quarto de Larousse, La vie des animaux, du professeur Bertin. De mes lectures d’enfant, je me rappelle aussi les courts récits du Journal de Mickey qui romançaient la vie d’un animal sauvage: renard, belette ou lapin des neiges. Mais l’histoire qui m’a le plus marqué fut Le Grizzly, de James Oliver Curwood, que ma mère m’avait acheté dans un librairie de Vichy où mon père faisait sa cure annuelle. Sa lecture m’avait mis dans tous mes états. Je me représente encore l’ours Thor attaqué par une meute d’airedales qu’il éventre de ses redoutables griffes mais dont le nombre menace de le vaincre, tandis que se rapproche le maître des chiens avec son fusil. A la télévision qui proposait alors peu de chaînes, il y avait des émissions consacrées aux animaux que je ne manquais qu’à contre-coeur. Plus tard, il y aurait la série Sherlock Holmes au zoo, du sympathique cryptozoologue Bernard Heuvelmans. 

 

 

Je rêvais, disais-je. De quoi ? Comme Tintin, de rencontrer le yéti dans l’Himalaya ou, embauché à bord du bathyscaphe du professeur Tournesol - pardon: Piccard - de filmer enfin le grand serpent de mer ou le calamar géant. Plus modestement aussi, appareil photo ou caméra à l’oeil, de faire le portrait de ces frères que je ne qualifierai jamais d’inférieurs. C’est dans ces dispositions que je vis venir les cours de sciences naturelles que l’on nous promettait en sixième. Mais c’est alors que tout s’est effondré, et moi aussi. Ces cours ne ressemblaient à rien de ce que j’attendais et le professeur les dispensait au surplus avec un ennui contagieux. Pour couronner le tout, un jour il m’envoya quérir chez le « surgé » (2) un animal empaillé qu’il voulait nous montrer. Le surgé me répondit avec agacement : « Vous lui direz qu’il est sous cloche ». Je ne compris pas ce qu’il entendait par là, sinon qu’il n’était pas question que l’on baladât l’animal en question de peur qu’il s’enfuît. Le professeur eut un geste épuisé, marmonna quelque chose et reprit son cours. Je ne vois toujours pas à quoi sert à un lycée d’avoir des animaux empaillés que l’on ne peut voir. 

 

 

Cela n’eût été rien si, au fil des années, mon cerveau, jusqu’alors si vif, ne s’était progressivement gélifié. Prix d’excellence encore en sixième, je m’enlisai ensuite peu à peu dans l’expérience du cancre. La langue allemande et le latin m’ont sauvé quelque temps, mais l’anglais pour lequel je n’avais pas d’oreille m’enfonçait. Quant aux maths, elles me fascinaient mais je n’y entendais rien. J’aurais pu me rattraper en français si mon écriture ne s’était elle aussi dégradée au point qu’un jour, en classe de seconde, le professeur d’humanités me rendit ma copie en avouant qu’il n’avait pas réussi à me lire. Ce fut le coup de grâce car ma dissertation, j’en étais sûr, était bonne. Bref, je me sentais détruit par un marasme incompréhensible, peut-être moins vertigineux que je ne me le représentais alors, mais qui décida de la suite de ma vie. Ce marasme renforçait une ennemie que la réussite m’avait aidé jusque là à surmonter: la timidité. Quelles décisions pouvez-vous prendre dans un tel état d’être ? On ne fait pas d’autres choix que ceux qui correspondent à l’image que l’on a de soi. Ce fut celui de la fuite. Mon père me récupéra et me mit à encaisser les loyers de ses clients. 

 

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Maintenant, je vais essayer de m’imaginer ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais surmonté mes difficultés intérieures et fait carrière de ma passion pour les animaux. D’abord, j’aurais sans doute imité mon bon copain Michel: j’aurais passé une partie de mes vacances à l’étranger, auprès d’une correspondante qui m’aurait appris plein de choses sur son pays. Michel et moi, nous nous sommes justement retrouvés à Paris lors de son retour d’Allemagne, alors que je venais de passer mon premier séjour dans la capitale. Mon oncle nous avait accompagnés de la gare de l’Est où on était allé accueillir mon copain à celle d’Austerlitz d’où le train nous ramènerait chez nous. A Paris, j’avais vu beaucoup de monuments, mais surtout j’avais fait mon premier film animalier: armé de la caméra Super 8 à remontoir que m’avait valu l’obtention du BEPC, j’avais fait le tour du zoo de Vincennes. Autant que je me souvienne, le résultat était convenable pour un gamin de treize ans. Dans la mesure où j’en avais eu la possibilité, j’avais su choisir mes cadrages. La simplissime caméra et les produits Kodak avaient fait le reste. Ce fut mon premier film animalier - et mon dernier. 

 

 

 

Je vais repartir de ce moment-là. Que puis-je imaginer comme élément susceptible de déclencher un clinamen ? Quelle expérience suffisamment fondatrice, quelle aide du destin pour lever la barrière du sentiment d’infériorité et faire apparaître les chemins auxquels j’ai tourné le dos ? Parmi ceux-ci, il y aurait des études de zoologie ou de cinéma et peut-être les deux. A la faveur d’un séjour linguistique aux Etats-unis, je me retrouverais nez à nez avec celle qui deviendrait l’amour de ma vie. Elle ferait des études vétérinaires ou botaniques et, par son intermédiaire, je rencontrerais un gars improbable qui montait une expédition. A la recherche du grand anaconda, au fin fond du Mato Grosso. Quelqu’un dans le genre de Lucien Bonnard, le personnage joué par Daniel Gélin dans Rendez-vous de juillet (3). Voire! Je serais Lucien Bonnard lui-même, celui qui conduit un véhicule amphibie oublié par l’armée américaine et qui organise une expédition ethnologique en Afrique. Quand j’ai vu ce film, j’ai eu l’impression d’avoir vécu les difficultés du personnage principal qui est le seul à prendre son projet sérieusement jusqu'au bout et qui, à la veille du départ, doit réveiller ses compagnons que le rêve a attiré mais que l’ordinaire retient.

 

 

Au long des années qui s’écouleraient ensuite, je verrais grandir sous toutes les latitudes le drame que vivent les animaux devant l’avancée destructrice de l’emprise humaine. Mes films et mes images, de documentaires, deviendraient militants. Actuellement, bien qu’ayant dépassé l’âge de la retraite, je serais sans doute encore quelque part, en Afrique, en Asie ou ailleurs, aux côtés des espèces menacées: éléphants, girafes, rhinocéros, orang-outans, ornithorynques… Je serais au service d’une association qui lutte contre le braconnage, la destruction des biotopes et les stupides trophées publiés sur Instagram. Au lieu de donner des conférences sur les bifurcations de vie, je parlerais du sort du lynx en France, du puma qui a disparu aux Etats-unis, des oiseaux qui se taisent pour toujours un peu partout. Ou, peut-être, en ce moment, serais-je perdu au fin fond de je ne sais quelle jungle et, comme ces soldats japonais qui n’ont jamais su que la guerre était finie, loin de tout confinement, je photographierais au téléobjectif une espèce rare de perruches en ignorant tout du coronavirus.   

 

 

(1) Sauf en dessin: détail significatif mais qui n’est pas l’objet de cette chronique.

(2) Surveillant général. 

(3) Film de Jacques Becker, 1949.