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05/07/2020

Et si* : Dialogue de déconfinement

 

 


Trois collègues de travail: Claire, Fadila, Fred.
La scène se déroule devant la machine à café du personnel.

 

Claire

Depuis la levée du confinement, je ne sais plus trop qui je suis…

 

Fred

Moi, au début, pareil ! Je me suis empressé de reprendre mes habitudes, ça calme les divagations !

 

Fadila
(s’adressant à Claire)

Que veux-tu dire ?

 

Claire

Eh! bien, c’est comme si pendant cette réclusion un autre moi s’était manifesté, avec d’autres aspirations que celles de la vie que je suis en train de reprendre !

 

Fred

C’est normal, le confinement, c’était une expérience déstabilisante. A vrai dire, c’était complètement fou. Je n’aurais jamais imaginé qu’un tel truc puisse exister.

 

Claire

Eh! bien, vous n’allez pas me croire, mais je pense que je ne regrette pas vraiment cette expérience.

 

Fadila

Elle n’a pas eu que des côtés désagréables en effet…

 

Fred

Je m’en serais bien passé quant à moi. Qu’est-ce que vous y avez donc trouvé de si bien ?

 

Fadila

C’était une contrainte inouïe. Mais elle nous libérait d’autres contraintes qui semblaient jusque là inévitables. Je n’avais jamais passé autant de temps chez moi et, finalement, j’ai trouvé cela agréable.

 

Claire

Je me suis rendu compte que certaines choses que je faisais à la va vite, comme une corvée à expédier, à cause du temps pris par tout le reste, recèlent du plaisir si on leur accorde ce qu’il faut. Parce que, du coup, on peut y mettre de l’intelligence et de la créativité.

 

Fred

Comme quoi ?

 

Claire

Comme la cuisine ! Faire une tarte, rouler la pâte, choisir les fruits, les disposer, c’est autre chose que d’en mettre une surgelée au four.

 

Fadila

C’est autre chose aussi avec les enfants. Au lieu d’en rester, le fouet à la main, à surveiller l’exécution de leurs devoirs, nous avons pu faire bien d’autres choses. Quel paradoxe ! Le confinement nous a donné la possibilité d’expérimenter une créativité à laquelle notre société laisse de moins en moins d’espace.

 

Fred

Tu penses vraiment cela ?

 

Fadila

Fred, tu le sais mieux que nous: on est toujours à flux tendu entre vie personnelle et professionnelle. On est perclus de normes, de réglementations, de procédures, la moindre chose est encadrée, tout est devenu tatillon et fliqué. Quand ce n’est pas cela, c’est la pression sociale, un appel au conformisme qui suinte de partout. Au fond, le confinement est bien l’enfant naturel de cette société !

 

Claire

Tu as vu les réformes de la formation ? Peu à peu, il n’y a plus de place que pour les gros organismes, ceux qui ont les moyens de produire à l’infini de la paperasse numérique et dont les produits peuvent rentrer dans des cases comme des poulets en batterie dans leurs barquettes !

 

Fadila

Avec l’argument de la performance, de l’invariabilité, de la conformité, de la sécurité.…

 

Fred

Et vous trouvez que ce n’est pas bien ?

 

Fadila
(ignorant le commentaire de Fred)

Et cet autre « toi » que tu évoquais, que nous en dirais-tu ?

 

Claire

C’est quelque chose à la fois d’encore très présent et d’indéfinissable. Comme si une partie de moi vivait une vie parallèle que je pourrais rejoindre… en traversant le miroir. Une vie faite d’autres plaisirs, d’autres bonheurs, mais aussi d’autres… accomplissements ! Oui, c’est cela: d’autres accomplissements.

 

Fadila

Mais lesquels ?

 

Claire

Cela va te paraître idiot, mais je ne sais pas! Ce que je vois, en revanche, c’est que cet autre moi, je le sens refoulé par le redémarrage du « world as usual ». Je n’ai pas envie de le voir partir mais je ne sais pas quoi en faire, et cela m’attriste…

 

Fred

C’est un coup à devenir schizophrène !

 

Claire

C’est inconfortable en effet. Pour donner un tout petit exemple, il y a des collègues qui pensent que le confinement m'a rendue asociale parce que, depuis le retour au bureau, je n’ai plus aucun plaisir aux conversations devant la machine à café.

 

Fred

C’est pourtant bien ce que nous sommes en train de faire !

 

Claire

Oui, mais nous avons une relation qui nous permet de parler de la vie. On n’élucubre pas sur les travers de tel ou tel collègue ou sur l’agenda caché de la DRH. Ces potins, ces ratiocinations ne m’amusent plus du tout. J’ai l’impression d’y perdre du temps au détriment de quelque chose de précieux.

 

Fadila

Et ce quelque chose de précieux, c’est… ?

 

Claire

Encore une fois, je ne sais pas. C’est comme une musique que je ne parviens pas à entendre clairement.

 

Fred

Deux mois de télétravail, cela t’a peut-être tout simplement rendu la vie de bureau insupportable ?

 

Claire

C’est bien plus que cela. C’est comme si j’étais tombée du manège. Je me relève, je reprends mes esprits, je regarde… et je vois le manège. Ce que je prenais au sérieux n’était qu’un manège !

 

Fred

Là, t‘es vraiment grave. Faut pas rester comme cela!

 

Fadila

Fred, toi, tu es lourd !

Claire, qu’aurais-tu envie de faire ?

 

Claire

Je le répète : je ne sais pas ! C’est comme si j’étais bridée dans ma tête. Mais si je ne regrette pas le confinement, c’est surtout pour cela, pour avoir eu le contact avec cela.

 

Fadila

Il y a bien quelque chose qui t’attirerait ? Un autre travail ? Un autre lieu de vie ?

 

Claire

Je vais te dire: je pense que je ne suis pas la seule à ressentir cela. Mais, pour nous débrider, il faudrait que nous - les gens dans le même état que moi - nous nous trouvions, que nous nous rencontrions. Dans un climat de confiance et de complicité, ce ressenti - peut-être - libérerait je ne sais quoi. Notre imagination peut-être, pour faire simple.

 

Fred
(agacé)

Le monde est tel qu’il est. Nous ne sommes pas Gates ou Soros, nous n’avons pas le pouvoir de le changer. L’intelligence, c’est de s’y adapter. Fuir pour retrouver des gens qui fuient, où cela peut-il mener ?

 

Fadila

Claire s’exprime du fond de son coeur ! Tu n’es pas obligé d’être d’accord, mais respecte au moins ce qu’elle essaye de partager !

 

Fred

Désolé, Claire, je ne pensais pas être agressif. Je ne vois juste pas où cela peut te conduire…

 

Fadila

Je crois surtout que cela te dérange, parce que cela remue tes petites certitudes sur toi et ton monde.

 

Fred

« Mon » monde ? Tu crois que je l’aime tant que cela pour me dire que c’est le mien ?

 

Fadila

Tu sembles y être à l’aise, en tout cas…

 

Fred

Je n’en connais pas d’autre ! Faut bien que je fasse avec !

 

Claire

On ne va pas se disputer. Fred a peut-être raison. Après tout, je ne devrais pas en faire une histoire. Cela finira bien par me passer.

 

Fadila

Je vais t’avouer une chose: je trouverais dommage que cela finisse par te passer. En tout cas, pas avant que l’on ait eu le temps d’en reparler !

 


S’il y a des lecteurs qui ont envie « d’en reparler », qu’ils mettent un commentaire sous cette saynète ou bien m’adressent un mail: dans le cadre d’un projet en cours de mûrissement avec quelques amis, on verra ce que l’on pourrait initier ensemble.

 

* Et si : référence au dernier ouvrage de Rob Hopkins Et si on libérait notre imagination. Cf. son site: https://www.robhopkins.net/