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06/11/2021

Echos de 1954 et 2007 en 2021

J'ai retrouvé ce texte que j'ai rédigé en 2008. Le relire aujourd'hui lui rajoute une épaisseur supplémentaire. A vous d'en juger ! 

 

Le cinéma est comme ces rêves et ces cauchemars qui nous visitent la nuit et qui, si nous voulons bien les entendre et les déchiffrer, nous apprennent quelque chose sur nos peurs ou nos désirs les plus profondément enfouis. Il nous parle bien sûr de ceux qui le font : les romanciers ou les scénaristes qui ont imaginé une histoire, les réalisateurs qui l’ont élue, les producteurs qui ont accepté de la financer. Mais je crois que, plus largement, le cinéma est un révélateur de la psyché collective. Après avoir vu, la nuit de la Saint-Sylvestre 2007, Je suis une légende, le film de Francis Lawrence avec Will Smith dans le rôle principal, je m’étais demandé ce qu’il nous disait de l’inconscient collectif de ce début de siècle. 

 

Il est intéressant de constater d’abord que, si Richard Matheson a publié Je suis une légende en 1954, il aura fallu attendre 2007 pour que le roman devienne un film (1). Sans nul doute, les projections que nous pouvons faire aujourd’hui sur cette histoire sont-elles différentes de celle qu’un lecteur aurait faites alors que les cendres du maccarthysme fumaient encore. Je suis une légende nous présente d’abord une mégapole – Los Angeles dans le roman, New York dans le film - désertée par les humains. Dans cette ville surréaliste rôdent seulement des animaux échappés du zoo. Puis, au fur et à mesure que nous suivons Robert Neville, le héros, nous découvrons que, plus effrayante que les fauves, une variété humaine cauchemardesque se terre dans le sous-sol des immeubles. Elle vit d’anthropophagie et est physiquement plus redoutable que les loups ou les tigres. 

 

Cette peur d’humains qui ne seraient plus humains est archétypale. Elle est bien au delà de la peur du loup ou du tigre. Qu’il s’agisse des zombies, des vampires ou des créatures fabriquées par le Dr Moreau dans le roman d’H. G. Wells, elle ne cesse de nous hanter. Mais si les récits font évidemment la part belle à l’horreur spectaculaire, ne nous y trompons pas : la véritable horreur est intime. C’est celle de l’âme ou de l’absence d’âme. En tirant un peu plus sur ce fil, on peut imaginer que représenter désertée de toute humanité, livrée aux êtres les plus cruels, une ville qui est le symbole de la civilisation moderne – on peut imaginer que cette mise en scène a aussi une dimension allégorique. On nous parle du monde que nous avons engendré qui, à son tour, engendre des êtres soumis aux dérives de l’hybris.

 

Dans Je suis une légende, le facteur de la mutation qui fait d’êtres humains des créatures de cauchemar est un rétrovirus. En 1954, on aurait pu y voir une allégorie de cette peste des esprits que fut le maccarthysme. Aujourd’hui, ce qui fait écho en nous, c’est la confiance que nous avons perdue dans la science et généralement en tout ce que nous avons cru longtemps respectable. C’est très explicitement la crainte que, soumis à des logiques qui ne sont plus celles de l’intérêt général, nos laboratoires ne déclenchent un jour une réaction en chaîne qui leur échappera. Comme l’apprenti sorcier de Paul Dukas, mis en scène par Walt Disney, qui grâce à une formule magique multiplie les balais censés transporter des seaux d’eau à sa place. Seulement, voilà – et vous ne pourrez pas vous empêcher de faire une analogie avec une mitose incontrôlée ou le remplacement inexorable des hommes par les machines – les balais en question se dédoublent à l’infini et l’eau qu’ils transportent devient un raz-de-marée menaçant. 

 

La solitude du héros de Je suis une légende est spectaculairement mise en scène : la Grosse Pomme déserte, ce n’est pas rien ! Si l’inconscient du spectateur l’incite à s’identifier à Robert Neville, c’est que les sentiments de solitude, de faiblesse et de menaces diffuses deviennent dominants dans nos sociétés. L’ultime accomplissement du système néolibéral, sous prétexte de marché parfait à atteindre, est de conduire à cette atomisation où chacun se retrouve seul et en compétition contre tous.  La solitude est également ressentie par ceux qui, en désaccord avec le système, rêvent d’une vie qu’inspirerait d’autres valeurs au moment où des forces inexorables semblent nous pousser vers un monde sinistre et sans joie. 

 

L’affaire des subprimes a jeté à la rue des milliers d’emprunteurs impécunieux. La crise bancaire mondiale qui en a résulté a incité les actionnaires à dégraisser au maximum. Rien qu’aux USA, des millions d’emplois ont été supprimés et, loin des illusions d’une embellie, le New York Times titrait aujourd’hui que pour des millions de chômeurs, il n’y aurait guère d’espoir avant des années. Ajoutez à cela que pour la première fois de notre histoire, des Etats ont la tête sur le billot, et ce sont les financiers qui manient la hache. Le sentiment d’une catastrophe possible ne se dissimule plus. Aux Etats-Unis, les gens se sont jetés sur les salons de vente d’armes. Certains ont déclaré sans fard qu’avec la paupérisation croissante, il fallait se préparer à défendre ses biens contre la violence de nouveaux desperados. Un mouvement se développe, celui des preppers (« ceux qui se préparent ») qui ne veulent pas être pris au dépourvu par une dislocation générale, un séisme naturel, voire l’Apocalypse.  Les uns en stockent des vivres et des armes au fond d’un bunker, les autres apprennent à cultiver leur jardin et s’efforcent d’être autonomes.

 

Des êtres humains qui ont perdu toute humanité, une société de menaces permanentes, la solitude de l’individu, une apocalypse imminente - voilà les peurs que, de manière plus ou moins métaphorique, Je suis une légende met selon moi en résonance. Mais qu’en est-il des désirs ? Quelles sont les perspectives que peut ouvrir la terrible épreuve d’un coup de torchon mondial, fût-il seulement cinématographique ?  L’ordalie nous invite-t-elle à un accomplissement ? Plus pessimiste que Je suis une légende, le film La route, produit deux ans plus tard – est-ce un signe ? - s’abstient d’évoquer l’issue. La route en question est peut-être interminable ou sans autre espoir qu’une illusion. Je suis une légende - plus explicite ou plus optimiste ? - se termine sur un camp retranché, où l’espoir, veillé comme une flamme fragile, peut renaître. Je crois qu’il y a, dans ces histoires d’effondrement d’un monde, à la fois l’expression d’un grand ras-le-bol et une grande peur d’avoir envie de cet effondrement. Mais, par-dessus tout, il y a me semble-t-il un grand désir de recommencement. 

 

(1) Mon ami Lionel Ancelet me fait remarquer ici  une erreur factuelle: entre 1954 et 2007 ce roman de Matheson n'est pas resté sans adaptation. Cf. son commentaire. 

Commentaires

Merci Thierry pour ce très bel article.
Juste une précision : I am legend n'est pas la première adaptation du roman de Richard Matheson. Il y a eu en 1971 un film avec Charlton Heston, sous le titre The Omega Man (Le survivant, en français). Et avant ça, The Last Man on Earth (Je suis une légende) en 1961, avec Vincent Price.

Écrit par : Lionel | 09/11/2021

Merci Lionel de ton commentaire, à la fois du compliment et de ta rectification de cinéphile averti! Heureusement, ma remarque erronée n'était pas un pilier de mon article !

Écrit par : Thierry | 09/11/2021

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