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20/07/2022

Quand nos créatures s’émancipent

L’autonomisation de la technique est un de ces concepts qui, comme le ferait une radiographie, révèlent des phénomènes que nous avons sous les yeux et ne voyons pas, et qui expliquent les pesanteurs et les blocages de notre société. Si notre monde est ce qu’il est, ce n’est pas seulement que nous l’ayons voulu ou que certains d’entre nous, dotés d’un pouvoir démiurgique, en auraient décidé ainsi, et si le réformer semble la plupart du temps impossible, ce n’est pas seulement dû à la mauvaise volonté des politiciens. C’est que nous avons engendré des créatures qui, pour continuer à se développer, se passent de nos décisions et échappent à notre contrôle. 

 

Je commencerai par une anecdote que rapporte Matthew B. Crawford dans Contact, son dernier ouvrage où il montre et analyse comment des couches technologiques de plus en plus épaisses s’intercalent entre nos perceptions et le réel avec lequel nous sommes censés être en interaction. Il donne notamment en exemple le cas de voitures à la technologie si poussée que certains modèles réintroduisent artificiellement les sensations habituelles de la conduite, y compris le bruit du moteur. Dans un de ses chapitres, Crawford évoque la « querelle des orgues ». Cet instrument de musique qui, grâce à des compositeurs comme Bach, accompagne l’élévation de l’âme fut initialement jugé trop charnel par certains et, de ce fait, impropre aux offices. Quelques siècles plus tard, avec l’apparition de l’électricité, nouvelle querelle, cette fois entre ceux, comme Albert Schweizer, qui non seulement préfèrent le son des orgues traditionnelles mais aussi le contact direct avec l’instrument, et ceux, davantage tournés vers la modernité, qui apprécient la puissance et l’aisance supplémentaires qu’apporte leur électrification. Crawford évoque l’orgue du Boardwalk Hall Auditorium, à Atlantic City. Celui-ci compte pas moins de trente trois mille tuyaux - on en ignorerait de fait le nombre exact - et, s’il est évidemment d’une puissance à rendre sourde une foule, il n’est cependant guère jugé particulièrement mélodieux, et ce gigantisme interroge. « Dans l’univers de la musique comme ailleurs, commente Crawford, il semble régner un sentiment d’inéluctabilité de la technique, que l’on tend à considérer comme une force aux impératifs magiques, non pas comme un outil subordonné à la volonté humaine ». 

 

Mais, direz-vous, c’est une personnification empruntée à la poésie: la technique n’est pas une personne et encore moins une déité, elle n’a pas d’intention, de volition, d’initiative propres. Pour reprendre les mots de Crawford, elle ne peut être que « subordonnée à la volonté humaine ». Oui, si l’on considère la technique comme un brevet dans un tiroir, qui décrit froidement une façon de fabriquer des orgues, des voitures ou de produire de la lumière. Mais certaines technique peuvent se révéler de redoutables séductrices. Prenons le cas de l’aéronautique. Au commencement, elle propose une transgression fascinante que quelques scientifiques prophétisent impossible: faire voler le plus lourd que l’air. Ce défi aux lois de la matière va d’abord mobiliser des ingénieurs audacieux, des risque-tout que brûle le désir de s’affranchir de la pesanteur, des mécaniciens passionnés. Autour de son berceau, donc, de bonnes fées et bientôt une véritable élite. Puis, des transporteurs de marchandises ou de personnes, des militaires et des industriels intrépides perçoivent, chacun dans son domaine, les potentialités du vol à moteur. Le public, lui, s’enflamme quand les frères Wright font leur premier décollage (1903); quand Blériot traverse la Manche (1909); quand John Alcock et Arthur Brown, à bord d’un bombardier de la Première Guerre mondiale, rallient l’Irlande depuis Terre-Neuve (1919), et quelques années plus tard quand Lindbergh relie Paris à New York (1927). Qui ne rêve pas, alors, d’avoir un jour la possibilité de faire au moins son « baptême de l’air » ? 

 

 

Passée l’époque héroïque, le système qui se développe autour de l'aviation devient polymorphe. C’est un monde qui se construit: matériel, avec les usines de construction et d’assemblage, les zones aéroportuaires, les industries du tourisme, les approvisionnements en énergie; humain, avec la prolifération des professions et des talents qui lui sont nécessaires. Ce monde a même ses écrivains, ses poètes et ses philosophes dont les noms nous parlent encore aujourd’hui: Saint-Exupéry bien sûr, mais aussi Romain Gary, André Malraux, Joseph Kessel, Jules Roy, Richard Bach. Il promet de l’aventure, du prestige, des revenus et des emplois, des rendements financiers. C’est, au final, un système tellement complexe que, d’une manière ou d’une autre, tous ses acteurs, si divers qu’ils soient et parfois en concurrence, ne peuvent être que solidaires les uns des autres. Le constructeur veut vendre plus d’appareils, le personnel navigant ou au sol veut que son emploi soit garanti jusqu’à sa retraite et s’efforce de faire embaucher ses connaissances. Des touristes de plus en plus nombreux veulent voyager et de plus en plus loin, les hommes d’affaires, les politiciens et les artistes sauter d’un continent à un autre. Les maires des communes où un aéroport s’est implanté, souhaitent que son trafic s’accroisse, crée des emplois pour ses administrés et verse des taxes au budget de sa commune. Des enfants, les yeux levés vers le ciel, rêvent de piloter. Les écoles professionnelles que concernent directement ou indirectement toutes les activités de la nébuleuse aéronautique veulent former de plus en plus de gens. Des stratèges imaginent les armées de demain et les armes que, grâce à l’avion, elles pourront transporter. Tout ce monde n’a en tête qu’un impératif: croître, s’accroitre. Pour le servir, les lobbyistes apparaissent et remplissent diligemment leur mission qui va parfois jusqu’à la corruption. 

 

L’aéronautique est loin d’être la seule technique à avoir eu ce pouvoir conquérant et, si je l’ai prise pour exemple, ce n’est pas que je ressente une acrimonie particulière à son égard, bien au contraire. Vous pouvez examiner vous-mêmes la manière dont d’autres techniques se sont mêlées intimement aux fibres de notre société au point de la dominer et de ne pouvoir en être dissociées: l’automobile, l’informatique, la médecine, etc. A quelques détails près, vous verrez le processus se répéter. Aux origines, un attracteur, une technique nouvelle et audacieuse autour de laquelle s’agglomère une élite: des innovateurs, des pionniers, des utilisateurs précoces et des apôtres dont le récit fondateur nimbe  d’une aura de sainteté les premiers épisodes de l’aventure. Cette aura subsistera alors que, s’éloignant de ses idéaux, le système se sera transformé, devenant à lui-même sa propre fin. A l’abri de ce prestige, il peut polluer, épuiser des ressources stratégiques, bousculer notre environnement, favoriser les maladies, devenir contre-productif : il a acquis la pulsion qui caractérise tout être vivant, qui est de persister dans son être. 

 

La force d’un tel système est dans son polymorphisme: il associe à la faveur d’innombrables transactions des centaines et peut-être des milliers de métiers, d’activités et d’intérêts différents. Il est insaisissable car il n’a pas une tête où se prennent les décisions et avec laquelle discuter, ou que l’on pourrait éventuellement couper comme on a pu le faire d’un roi de France. Son cap, sa consistance et sa résilience sont la résultante des forces hétérogènes qui le composent. Il façonne les paysages de notre vie mais aussi - et surtout - nos représentations, nos croyances, nos comportements. Crawford évoque cette autre capacité qu’il a acquise, qui n’est pas la moindre, qui est de produire un être humain désormais dépendant de lui. Dépendant à cause des désirs qu’il cultive en lui car il en vit. Dépendant, parce qu’il s’impose comme la clé des problèmes qu’il a contribué à créer. Dépendant car sa puissance de persuasion décourage toute critique. Dépendant, parce qu’en fusionnant avec la notion de progrès, il se pose en religion. « Vous voulez revenir à l’âge de pierre ? » est la réponse habituelle aux interrogations que l’on peut partager sur ses dérives. Comme s’il fallait tout prendre ou renoncer à tout. 

13/07/2022

Vacances, rêves et liberté

La période des vacances est le moment de nous extraire de la gangue que forment les multiples pressions de notre quotidien. Elle favorise la remise en question du mode de vie qui façonne le reste de notre année, ainsi qu’une écoute plus empathique des ressentis qu’habituellement nous refoulons. S’ajoutant à cela, la perspective de la rentrée et du « retour à la normale », par contraste avec ce moment de relâche, peut nous inciter parfois à envisager des changements radicaux. Offrir une bifurcation à notre vie, parce que nous sommes insatisfaits du tour qu’elle a pris ou parce que nous craignons la destination qui se profile devant nous, revient à exercer notre liberté. 

 

Il y a beaucoup de flou autour du concept de liberté. Rester immobile au milieu d’un milliard de choix possibles sans aller vers aucun d’entre eux est peut-être enivrant, mais ce n’est pas la liberté. Sinon, cela voudrait dire que ma liberté serait d’autant plus étendue que, sans en élire aucun, je garde tous les possibles par-devers moi. Pire, cela impliquerait que, dès lors que je me risquerai à faire un choix, je m’appauvrirai. Tout au contraire, selon moi, notre liberté est celle du potier qui décide de prendre la glaise à pleines mains, de la poser sur le tour et d’observer ce qui se passe quand on se collète avec la matière telle qu’elle est, avec ses surprises et sa récalcitrance - et avec sa capacité infiniment précieuse d’apporter sa réalité à nos rêves. Un vase qui existe rendra plus de services et apportera éventuellement, par sa beauté, davantage de bonheur qu’une oeuvre qui se blottit peureusement dans notre imagination. On ne peut pas donner à boire dans un verre imaginaire. Prenons un exemple simple, mais qui constitue aussi une bonne métaphore de la manière dont se déploie notre liberté. Avant de savoir lire, de quelle liberté disposais-je dans ce domaine ? Quelles lectures étais-je capable de choisir ? Pouvais-je anticiper les réflexions vers lesquelles elles me conduiraient, les inspirations que ma vie en recevrait ? Evidemment non. Je ne crée de territoire à ma liberté qu’en avançant et en faisant.

 

Mais si, tout au contraire du milliard de choix possibles que j’évoquais plus haut, rien ne se présente à nous ? C’est qu'il est nécessaire de humer le parfum de nos rêves. C’est ainsi que commence le dialogue à nouer avec nous-mêmes quand nous sommes insatisfaits de notre existence. Pour certains d’entre nous, ce pas lui-même est difficile à franchir. « A quoi cela me servirait-il de rêver ? Tout au plus à rendre ma vie actuelle encore plus désolante, à ruiner l’effort d’adaptation que je fais chaque jour ! » Cette réaction part de la conviction que nous ne sommes pas grand-chose, que la vie, de toute façon, est ingrate ou injuste, que les rêves ne peuvent s’y réaliser et qu’il s’agit seulement de survivre. Dès lors, rêver nourrirait une souffrance, celle de notre impuissance. Il est vrai que, si ces rêves ne relèvent que du fantasme, ils ne recevront guère d’énergie créatrice. Parce que je souffre de privations matérielles, j’aimerais être milliardaire, parce que je me sens méprisé, je voudrais être célèbre: en l’occurrence, ces rêves nous parlent moins de nous que de ce qui nous fait mal. 

 

Dès lors qu’un éditeur - le douzième qu’elle tentait - eut décidé d’accepter le manuscrit de Harry Potter, J. K. Rowling devint à la fois riche et mondialement célèbre. Cela nous dit-il qu’elle rêvait de richesse et de gloire ? Peut-être, mais je crois que cela nous dit surtout qu’elle aimait écrire, créer des personnages et des histoires dans le registre du fantastique et qu’elle avait envie de partager cet univers en étant publiée. La gloire et la fortune sont venues de surcroît. « D’accord. Mais alors, moi, quel talent devrais-je développer pour connaître la même réussite que l’auteur de Harry Potter ? » En fait, ne vaudrait-il pas mieux - dans un premier temps tout au moins - laisser de côté la gloire et l’argent comme marqueurs du chemin que nous devons chercher ? Nombre de personnes ont accompli leur vie - et quelle vie! - sans cocher ces cases. L’argent et la renommée vous seront peut-être donnés un jour, mais ce qui importe d’abord est de l’ordre d’un nouvel accord que vous pouvez créer - au prix probable d’une évolution personnelle - entre le monde et vous, entre le monde et ce qui vous rendra heureux. 

 

Le rêve, si l’on prend sa reconnaissance comme le premier pas d’un nouveau chemin, si l’on ne confond pas ce qui vibre vraiment en nous avec ce qui n’est qu’un fantasme de revanche, mérite notre respect et notre attention. Peut-être, dans la plupart des cas, ne le rendrons-nous pas réel, mais il a le charme de nous mettre en route intérieurement. Il se réalisera d’une certaine manière, peut-être méconnaissable, à travers le mouvement qu’il aura suscité en nous. Passer ensuite du rêve à un processus évolutif nécessite que nous ouvrions de nouveaux territoires à notre liberté. Celle-ci ne peut exister que dans la rencontre avec la matière, qu’il s’agisse de l’argile à façonner, d’un nouveau milieu à apprivoiser, de talents à développer. Le paysage n’apparaît que lorsque nous nous mettons à marcher. Notre pensée ne sort de ses ruminations stériles que si nous lui donnons à moudre le grain du réel. Agir, en outre, est une façon efficace - la plus efficace peut-être - de faire connaissance avec nous-même. Nous ne nous découvrons que dans la rencontre avec les chantiers que nous ouvrons. Nous nous explorons grâce aux résonances que le réel éveille en nous quand nous travaillons avec lui. 

 

Dans la recherche d’une bifurcation de vie, à côté de l’impossibilité de choisir l’autre piège serait de ne s’engager que lorsque l’on a réussi à graver dans le marbre la nouvelle existence que l’on va vivre. Anticiper, faire des scénarios, élaborer des modèles, se projeter dans l’avenir, a un intérêt indéniable. Passionné par la démarche prospective, je l’ai maintes fois utilisée pour faire réfléchir des groupes. Mais, loin de le faire pour que les gens se construisent de nouvelles certitudes, je l’ai considérée comme une gymnastique d’assouplissement mental, comme un apprentissage de l’incertitude et une préparation à accueillir l’imprévu. Comme le disait Napoléon, qui savait de quoi il parlait, « il n’arrive que l’imprévu ». S’engager sur une bifurcation de vie, c’est accepter de jouer avec l’imprévu. Au moins deux fois, dans ma vie, j’ai dû ainsi inventer mon métier. J’avais posé ma candidature sur un coup de tête - ou, disons, une poussée intuitive. Je pourrais aussi ajouter, en plaisantant à peine, que là-dessus je fus recruté par erreur. Entendez par là que ce qui m’a le plus servi n’est pas ce qui avait fait retenir ma candidature. Ce que j’ai fait ensuite, je n’aurais pu le construire à l’avance dans ma tête. Certes, je pourrais raconter l’histoire de manière logique et il y eut une sorte de logique. Reste que le chemin fut celui d’un dialogue continu, celui d’un esprit avec ce qu’il perçoit du nouveau paysage où il s’avance, où il a la possibilité de s’incarner, en servant une cause qui lui paraît valable. Mais c’est un paysage qu’il ne domine pas et qui lui réserve des surprises, bonnes et moins bonnes. Un de mes mots préférés est celui d’exploration. Donner un espace supplémentaire à notre liberté ne peut résulter que d’une exploration. 

 

Pour en revenir aux vacances, si les vôtres vous suggèrent les réflexions auxquelles j’ai fait allusion au début de mon propos, je ne saurais trop vous recommander de déterminer l’expérience concrète qui, le plus tôt possible, prolongerait vos rêves de l’été.