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26/08/2022

L’introuvable nouveau monde

 

«Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas.»
Saint Jean de la croix

 


Depuis ma dernière chronique en forme de nouvelle, « La Grande Libération », j’ai eu l’occasion de plusieurs conversations, soit en ligne, soit autour d’un verre ou d’un café. Il en ressort que nous sommes nombreux, de nos jours, à avoir le sentiment que le monde dans lequel nous sommes va vers sa fin. Il est assailli de toute part, fait eau de partout, les avaries se multiplient à l’envi, l’horizon est opaque et menaçant, les coups de tabac se succèdent sur lesquels nous, pauvres passagers, n’avons aucun contrôle. L’on sent confusément que, quelque espoir que l’on tente de nourrir, les moments à venir s’éloignent d’un bonheur de vivre que nous n’avons peut-être pas suffisamment reconnu. Cette situation évoque pour moi le tout début de la pièce de Shakespeare: La Tempête, quand une navigation au début paisible tourne au drame. Alors, tout est remis en question par le déchainement des éléments et, si l’on ne sombre pas tout de suite, la côte ne sera que le lieu où le vaisseau se fracassera. Remonter le temps, ne pas embarquer et changer l’histoire n’est pas possible. Les passagers et l’équipage crient et s’agitent tout en imaginant de moins en moins qu’ils échapperont à la mort. Ils sont loin de concevoir ce qui les attend sur l’île où règne le magicien Prospero qui, pour commencer, miraculeusement, leur épargnera le pire. 


Comme les voyageurs de Shakespeare, nous avons le sentiment poignant du naufrage et nous espérons et craignons à la fois la côte où nous pourrions reprendre pied. Si je vous demandais à brûle-pourpoint de décrire cette nouvelle terre, il y a de fortes chances qu’à quelques nuances près, elle aurait les couleurs du monde d’avant. Mais, sur l’île de Prospero, les lois que nous connaissons ne fonctionnent plus. C’est un autre monde, un monde où l’on survit au naufrage et où, au terme d’épreuves qui ont finalement un caractère initiatique, les frères se réconcilient et l’harmonie règne. Oui, me direz-vous, c’est bien l’île d’un magicien; seulement voilà: les magiciens n’existent pas et le naufrage, lui, est bien là ! Il y a pourtant dans nos sociétés un phénomène que l’on peut qualifier de magique: lorsque nous changeons de croyances, un basculement se produit. La thèse de l’anthropologue Andreu Solé est qu’un monde se définit par ce que ses acteurs jugent possible, impossible et non-impossible. Ce triptyque est essentiel car il est la matrice de nos décisions et détermine en même temps la profondeur de notre capacité créatrice. Mais il nous est invisible et ainsi nous laisse persuadés que nous portons un regard neutre et exhaustif sur les choses, les personnes et les évènements. Ainsi de l’Etat-major de l’armée française en mai 1940: malgré la photographie aérienne qui montre, s’avançant vers Sedan, une colonne de chars, de véhicules et de troupes de plus de deux-cents kilomètres de longueur, il persiste à penser que les Allemands n’attaqueront pas ce point de la frontière. Andreu Solé donne aussi en exemple le monde des Aztèques pour qui, au terme de la nuit, le soleil pouvait ne pas se lever, précipitant l’univers dans l’abîme. Pour nous, il est impossible qu’un tel évènement se produise; pour les Aztèques, c’était possible et il leur fallait à tout prix - ce prix étant, selon leurs croyances, celui des sacrifices humains - conjurer cette menace. L'aurore, chaque matin, confirmait l’efficacité de leurs rites. Si les contenus que nous mettons aujourd’hui dans les trois cases du triptyque d’Andreu Sole diffèrent de ceux des Aztèques, nous ne sommes cependant pas différents d’eux. Quelle que soit l’époque ou le lieu, nous vivons dans une évidence fallacieuse que seuls de grands bouleversements peuvent révéler a posteriori


Si tout le fonctionnement de notre société ainsi que l’intelligence restreinte que nous pouvons avoir de la réalité sont soumis au contenu de ce triptyque, l’avenir que nous sommes capables d’imaginer l’est encore plus car il a la malléabilité, l’absence de résistance, des pures créations intellectuelles. Les conversations que j’évoquais m’ont montré à quel point nous sommes bridés, et moi le premier : impossible de concevoir, fût-ce pour un pur exercice de créativité, un monde qui soit radicalement différent du nôtre et qui ne se réfère pas non plus à ce que nous savons des précédents. Pour une idée qui sortirait vraiment de l’ordinaire, dix critiques surgissent pour démontrer qu’elle est impossible. Si c’est parfaitement naturel, on touche cependant là au paradoxe de la prospective. La prospective diffère de la prévision en ce qu’elle s’intéresse aux ruptures et non à l’évolution des tendances connues. Or quelle plus grande rupture que celle qui modifie radicalement notre perception de la réalité en changeant nos possibles, impossibles, non-impossibles collectifs ? Mais alors, comment voir ce que notre logiciel nous empêche justement de voir, ce que ses algorithmes nous dissimulent obstinément ? Tout se passe dans notre esprit comme sur Facebook ou Twitter où ne nous sont présentés que des contenus en accord avec nos choix précédents. Ce n’est pas pour rien que, dans les séminaires, l’on fait appel parfois à des artistes afin de bousculer les neurones. On tolère aux auteurs d’anticipations de ne pas soumettre leur imagination à la vraisemblance, laquelle évidemment relève de notre fameux triptyque. C’est ainsi que Morgan Robertson décrit dans un roman publié en 1898 le naufrage du Titanic qui ne surviendra qu’en 1912 et que Tom Clancy, dans « Sur ordre », paru en 1996, décrit un attentat dont le mode opératoire est proche de celui du 11 septembre 2001. Il y aurait eu de quoi, avouez-le, les qualifier en leur temps de complotistes !


Lorsque l’on regarde la manière que nous avons de nous projeter dans l’avenir, force est de constater que nous sommes encore régis par le triptyque d’Andreu Solé. Si l’on commence à admettre qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible, les comportements ne reflètent cependant pas ce constat, les statistiques des pays incluent toujours le taux de croissance du PIB comme un repère de leur santé et, de manière plus ou moins consciente, nous pensons encore que des solutions nouvelles viendront au secours de notre façon de vivre actuelle. Il nous faut de l’énergie ? Il nous en faudra toujours, il suffira qu’elle soit « verte » pour changer les choses. Sinon, comment vivrait-on ? Reviendrait-on à "l’âge des cavernes" ? En réalité, nous tournons en rond. La voiture électrique et les éoliennes ne sont que des totems qui permettent à quelques-uns de s’enrichir encore un peu avant la faillite globale. Si l’on fait le calcul « du berceau à la tombe » de ces solutions, on voit qu’elles coûteront davantage en ressources et du point de vue social et écologique que les anciennes. Ce n’est pas un véritable changement de monde, ce n’est qu’un onéreux et illusoire acharnement thérapeutique. 


Mais alors, peut-on se représenter un autre monde où nous créerions de nouvelles conditions de bonheur ? Il me revient en mémoire la phrase du mystique saint Jean de la Croix qui évoquait le chemin vers Dieu avec ces mots: « Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas. » C’est ce que l’on appelle la « voie apophatique » ou négative. Si je m’autorise à transposer cette phrase à ma présente réflexion - pardonne-moi San Juan de la Cruz ! - est-ce à dire qu’aucune des questions que nous pourrons poser sur le monde futur ne sera pertinente, qu’au contraire elles ne pourront que nous égarer ? Le monde futur ne saurait-il être un objet d’anticipation et sera-t-il exclusivement le résultat d’un processus créatif, plus ou moins long et titubant, dont l’essentiel nous échappera et qu'accompagneront comme sur l’île de Prospero des épreuves à caractère initiatique  ? Je serais prêt à le penser, je l’avoue. Un Romain de la décadence, voire un contemporain de Charlemagne, aurait-il pu se représenter le monde médiéval ou celui de la Renaissance et le chemin qui y conduirait ? 

 

Il serait cependant frustrant d’en rester là. « Pour aller où tu ne sais pas (...) ». Effectivement, je ne sais pas et, si je continue à transposer le propos du mystique espagnol, je dois en outre accepter de ne pas savoir. Sinon, de ce monde à venir, je me ferai une représentation qui le réduit à mes propres logiques si pauvres - à mes possibles, impossibles et non-impossibles - et je m’efforcerai de rebâtir ce qui nous a justement conduits où nous en sommes aujourd’hui. Au mieux, je retarderai l’avènement d’un nouvel ordre, meilleur que l'ancien. « Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas ». Me revient alors cette phrase de Krishnamurti: « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être bien adapté à une société malade ». Voilà une hypothèse intéressante: ceux qui feront émerger cet autre monde pourraient se trouver parmi des personnes aujourd'hui inadaptées à notre société, à ses critères, à ses ambitions, à ses logiques - à ses possibles, impossibles et non-impossibles - et que méprisent les gens sérieux qui gèrent, réglementent, récompensent et punissent. 

 

08/08/2022

La Grande Libération

Possible ?  Impossible ? Non-impossible ? *

 

- Raconte-moi ta Grande Libération !

 

- Mais il te l’a déjà racontée dix fois, tu ne peux pas le laisser tranquille ?

 

- Je veux davantage de détails ! C’est une histoire compliquée et chaque fois que je l’entends, je la comprends un peu mieux.

 

De sa place habituelle, au bout de la table, le vieil homme regarde son petit-fils et une lueur complice s’allume dans ses yeux. En s’appuyant à la table, un peu difficilement, il se lève et tend sa main tavelée au garçon qui accourt et la prend aussitôt.

 

- Viens, allons au jardin. 

 

Ensemble, ils sortent, traversent le jardin et vont s’installer sous une charmille, au bord d’une pente où des vignes dégringolent hardiment vers une rivière.

 

- Tu sais, il faut des garçons comme toi. Connaître la terre, le climat et les semences, c’est la sagesse de la vie. Connaître l’histoire des hommes, et surtout la comprendre, c’est la sagesse des siècles - peut-être des millénaires.

 

- Je veux tout savoir, tout retenir. Plus tard, je raconterai à mon tour la Grande Libération!

 

Le vieil homme regarde au loin, par delà la vallée dont le flanc se creuse à leurs pieds. On dirait qu’il scrute l’avenir qui, au delà de l’autre versant, attend les humains. Une inquiétude, à moins que ce soit une brève douleur, passe sur ses traits. 

 

- Quelqu’un a dit - je me souviens de la phrase mais pas de l’auteur, et je ne le retrouverai pas car tout cela est perdu désormais : « En chaque vieillard, il y a un enfant qui se demande ce qui s’est passé ». 

 

- Je suis cet enfant !

 

- Le matin, lorsque je me regarde dans la glace, je ne vois plus la moindre trace du visage qui était le mien quand j’avais ton âge.

 

- Moi, je le vois ! 

 

- Vraiment ?

 

- Oui ! Et quand je te regarde, je pense à l’image que tu as réussi à sauver. Cette image un peu abimée, toute en longueur, que tu gardes dans ta chambre.

 

- « Un dimanche dans le marais poitevin » ? De Raphaël Toussaint ?

 

- Oui, c’est cela ! 

 

- Mon Dieu ! Dans ce tableau, il y a le monde rêvé du vieil enfant que je suis. Ma terre promise... Pas la nostalgie d’un passé révolu et mythique, mais celle d’un futur à atteindre, à créer. C’est ce que ce tableau m’a toujours dit. 

 

- Et c’est ce que tu as fait! 

 

En réponse, il sourit, puis médite quelques secondes. Accoutumé à ces pauses, le jeune garçon attend patiemment.

 

- A l’époque, on parlait de peinture « naïve » avec un rien de mépris. Parce que ces temps-là...

 

Il semble hésiter à aller plus loin. 

 

- Ces temps-là ?

 

- Oh! Ces temps-là, j’en garde un souvenir amer. Ils engloutissaient impitoyablement tout ce que j’aimais, la beauté, la finesse, la tendresse, les valeurs de l’âme... Je sais aujourd’hui que juger les autres fait partie du problème, mais à l’époque il y en avait tant que je ne pouvais regarder sans être exaspéré! Pour ramener mon grief à l’essentiel : je trouvais la majorité des gens pusillanime. 

 

- Pusillanime ?

 

- Des âmes faibles, inconsistantes. Sans doute parce qu’une partie de plus en plus importante de leur vie se déroulait à travers le Métavers. 

 

- Parle-moi davantage du Métavers. J’ai du mal à me le représenter. 

 

- C’est normal ! Cela a commencé avec « la réalité augmentée », une couche d’informations qui se superposait à la réalité que tu aurais pu appréhender par toi-même. Le problème est que tu y perdais l’habitude et le savoir-faire du contact direct avec le réel et avec les gens. Par exemple, plutôt que demander son chemin à un passant, on se connectait à un lointain robot. Dans des situations de plus en plus nombreuses, on choisissait ce lointain robot à l’être humain tout proche. A force, on se déshabituait de rencontrer nos semblables et cette rencontre devenait même inconfortable. Alors, on n’échangeait quasiment plus qu’entre « pseudos » dans le monde numérique. Mais ce monde du Métavers, aussi riche fût-il, était le reflet de notre abandon: il remplissait l’absence de notre attention au vrai monde ! Et, là, était un autre danger: ceux qui le créaient pour nous, sans qu’ils fussent méchants d’ailleurs, derrière les commodités qu’ils nous offraient avaient leurs propres desseins. Se laisser déposséder est une des grandes erreurs des hommes. 

 

Le vieil homme retrouve un écho de sa fougue légendaire.

 

- Il y avait aussi dans cet espace virtuel tout l’univers des récits imaginaires où l’on pouvait s’introduire et se prendre pour un surhomme, soulager ses colères, se venger de ses humiliations - sans les traiter dans sa vie réelle. On y cultivait des rêves d’héroïsme mais, face au réel, on n’était plus qu’une fumée qu’un courant d’air dissipe. On se moquait de la naïveté, on jouait les cyniques, et pourtant on était crédule à un degré inimaginable. 

 

- Pourquoi était-on aussi crédule ?

 

- Pour une raison très simple que les gens en quête de pouvoir savent depuis toujours exploiter : la peur. Beaucoup de gens de ma génération, étaient singulièrement... couards! Ceux qui voulaient nous contrôler, nous asservir, n’ont eu qu’à organiser une succession de « Grandes Peurs » comme on les a appelées, et, pour être protégés, les peuples leur ont abandonné leur libre-arbitre, leur capacité de réflexion et de résistance - leur pouvoir. Cet abandon a profité à une caste planétaire qui est devenue « les Maîtres du Monde ». 

 

- Mais pourquoi les gens de ton époque avaient-ils autant peur ?

 

- Ils n’avaient rien connu des grandes épreuves des générations qui les avaient précédés. Ils s’étaient désintéressés de leur passé. Ils avaient été élevés à désirer des petits plaisirs et non de grandes histoires. A vivre l’aventure de la vie par procuration et non dans une empoignade avec le réel. La mort était une obscénité qu’on s’efforçait d’oublier, comme la poussière que l’on cache sous le tapis à dix sous. En outre, sous prétexte de réalisme, comme « on ne trouvait pas l’âme sous le scalpel » ainsi que l’avait déclaré un savant, on avait réduit la vie et l’être à des mécaniques vides que rien ne pouvait transcender. 

 

Il évoque les années où les peuples, sottement admiratifs de l’enrichissement et des gens qui s’enrichissent avaient laissé se creuser des inégalités vertigineuses. Il en était résulté entre quelques mains une concentration monétaire inouïe - donc une accumulation de pouvoir. A côté de la fortune des « Maîtres du Monde » les états qu’ils avaient conduits au surendettement étaient rachitiques. Le déséquilibre était monstrueux entre, d’un côté, les masses, et, de l’autre, ces quelques privilégiés. « La Caste » comme on l’appelait avait subverti les gouvernements nationaux et fini par s’instituer - peut-être dans une bonne intention - responsable de l’avenir de la planète. 

 

- Le pire tyran est celui qui te veut du bien. Cette tyrannie n’a pas de fin, car ce tyran-là te tyrannise avec l’approbation de sa propre conscience. Il veut ton bien. Mais, si tu refuses, tu provoques son ire. Tu nies sa supériorité, sa légitimité à décider à ta place. De sauveur, il devient alors persécuteur. Gare à toi si tu fais partie de ceux qui résistent: dans un monde de peureux, tu ne compteras bientôt plus tes amis que sur les doigts d’une seule main!

 

Le récit de cette période se poursuit durant une demi-heure. A bien des moments, le garçon sent des souvenirs d’épreuves personnelles affleurer sous les mots. 

 

- Nous en étions là. Réduits à l’état du bétail dans son enclos - un enclos aux barrières invisibles mais bien réelles - ne sachant comment nous libérer tant la prison était parfaite et beaucoup de prisonniers complices des gardiens. Le destin de l’humanité, son effort millénaire vers un état supérieur de son être, de sa conscience, était sur le point d’être à jamais anéanti. On aurait des maîtres matérialistes, en quête d’une immortalité artificielle, régnant pour des siècles sur un troupeau pucé. Un troupeau dont « l’empreinte écologique » devrait se réduire progressivement, l’objectif étant d’atteindre l’équilibre entre les besoins de la Caste et la population nécessaire pour les satisfaire. 

 

Les plus lucides d’entre nous, ceux qui avaient rêvé d’un autre destin, se réveillaient chaque matin un peu plus désespérés. Certains finirent par se donner la mort. D’autres devinrent des nihilistes qui répandaient ici et là des destructions et des meurtres jusqu’à ce qu’ils fussent abattus. Je ne faisais partie d’aucune de ces deux catégories, même si leurs pentes souvent me tentaient. Mais il y avait dans ce monde des êtres que j’aimais - en particulier mes enfants, tes futurs parents - et que je ne voulais pas abandonner. Pour eux, contre toute évidence, je tenais à cultiver obstinément l’espoir - ou plutôt l’espérance. 

 

Le vieil homme ferme un moment les yeux. 

 

- Je t’ai expliqué ce qu’était l’Internet, cette sorte d’omniprésence qui supprimait temps et distance. C’était à la fois l’immédiateté, l’ubiquité, et tout le savoir du monde à la portée de presque tous. A force se développer il était devenu l’incontournable Métavers. Un matin, vers dix heures de chez nous, il n’y eut plus aucun accès. Nulle part. Et - on le sut des années plus tard évidemment - ce fut pareil sur l’ensemble de la planète. Ce fut le plus grand vertige qu’eût connu l’humanité, si l’on excepte, quelques années auparavant, le déclenchement de la première « Grande Peur », surnommée « la pandémie médiatique ». Habitués que nous étions à la profusion et à l’immédiateté des communications et à passer chaque jour des heures l’oeil sur nos écrans, nous nous retrouvâmes dans un état de déréliction. 

 

Les heures s’écoulèrent sans que le Métavers redevînt accessible. La nuit vint et passa, blanche pour beaucoup d’entre nous. Le lendemain matin, la panne durant, l’inquiétude vira à l’angoisse. Le Gouvernement dépêcha aux préfets, par la route, des messages vagues qui se voulaient rassurants. Alors, chacun y alla de ses conjectures. Selon les uns, il ne s’agissait que d’un problème technique comme ceux auxquels nous étions de plus en plus souvent confrontés, juste un peu plus compliqué; pour les autres d’une vilénie supplémentaire de la Caste afin de mieux nous affaiblir. Quelques-uns évoquaient un problème énergétique: ne savait-on pas que le Métavers, pour fonctionner, avait besoin d’autant d’énergie qu’un pays ? 

 

Les jours qui suivirent, nous dûmes nous rendre à l’évidence: notre société numérisée, connectée,  notre matrice n'était qu’un château de cartes - d’innombrables cartes - et il s’effondrait. Quelle étrange sensation ! Le système de contrôle mis en place par la Caste - les passes divers, le crédit social, la reconnaissance faciale - tout cela, faute d’accès aux bases de données, ne fonctionnait plus. Ce n’était pas à regretter. Mais il apparut très vite que non seulement son accès mais toute la mémoire du système avait disparu. Celle des banques et de l’argent que nous leur avions confié, celle des droits à la retraite et aux soins. Celle des commandes que nous avions passées et des paiements que nous avions faits. Celle des contrats d’assurance, des titres de propriété et de location. Tout ce qui avait été numérisé avait disparu. Les hommes politiques n’avaient plus aucune preuve de leurs mandats, les diplômés de leurs diplômes, les animaux de leur pedigree. Et je ne parle pas des milliards de consultations frivoles que, faute d’avoir voulu mémoriser comme nos ancêtres, nous faisions chaque jour : pour une recette de cuisine, pour soigner un bobo, pour réparer un objet. Tout cela était fini ! Nous avions été riches d'une mémoire qui n'était pas la nôtre et nous nous découvrions ignares !

 

Le vieil homme s’accorde un nouveau silence. 

 

- Le pire restait à venir. Pour tout ce qui dépendait d’une automatisation, d’une Intelligence Artificielle, d’archives numériques, ce fut la fin. Les usines, les trains, les administrations cessèrent de fonctionner. Plus un avion ne décolla. Puis ce fut le coup de grâce: il nous frappa à la production et à la distribution de l’électricité. Il y eut, sans qu’aucune explication pût nous parvenir, des pannes de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues, jusqu’au moment où, au soir de l’automne, le courant ne revint plus. Eclairage, lave-linge ou lave-vaisselle, cafetières, téléphones, ordinateurs, chauffe-eau, voitures, rasoirs, postes de radio et écrans de télévision, lecteurs de DVD, tondeuses à gazon - tout s’éteignit définitivement. Les maisons se retrouvèrent encombrées de cadavres de robots.

 

Fuyant des villes désormais sans ressources alimentaires, des colonnes de réfugiés envahirent les routes et les chemins. Ceux qui avaient, à la campagne, de la famille ou des amis tentaient de les rejoindre. Quand ils y parvenaient, c’était parfois pour ne pas se sentir les bienvenus. Moi, sans nouvelles comme nous l’étions tous, j’attendais néanmoins mes enfants avec impatience. Quand je les aperçus enfin sur la route en contrebas, je me précipitai pour les prendre dans mes bras. C’est ainsi que, quelques années plus tard, tu es né à la ferme. 

 

Au coin de son oeil une larme de tendresse brille.

 

- D’autres familles, sans beaucoup de succès, avaient essayé de se faire héberger à proximité des productions vivrières, ce qui entraîna un peu partout des violences désespérées mais aussi des générosités merveilleuses. Cet hiver-là fut terrible. Beaucoup moururent de faim, de froid, de maladies qu’on ne pouvait plus traiter. Les médecins, privés de leurs ressources technologiques, ne savaient plus diagnostiquer et, privés tout autant des artefacts de l’industrie pharmaceutique, ne savaient plus quoi prescrire. Beaucoup de gens moururent aussi d’un mal nouveau: la détresse. La détresse face à un monde avec lequel ils étaient incapables d’imaginer comment vivre.

 

Des bandes se formaient, de « Flagellants », de « Prédateurs » ou de « Desperados » comme on les appelait. Comme nous pûmes l’apprendre plus tard, elles apparurent partout sur les cinq continents, et ceci en soi est un mystère alors que l’information, qui ne circulait plus à l’échelle planétaire, ne pouvait susciter de telles modes. Il faut croire que l’inconscient collectif recèle de tels archétypes. Les « Flagellants », un retour de la fin du Moyen-Age, à l’époque de la peste, parcouraient les rues et les routes torse nu en se fouettant le corps et en appelant à la repentance une population qui souffrait déjà beaucoup. Ils ne se nourrissaient pas, perdaient beaucoup de sang du fait de la flagellation et mourraient assez vite. Ils n’étaient pas vraiment dangereux mais leur spectacle glaçait les âmes. Les petites communautés qui s’efforçaient de survivre vivaient dans l’angoisse de voir survenir les Prédateurs et les Desperados. Les Prédateurs pillaient, violaient, tuaient puis, quand il n’y avait plus rien dont ils pussent jouir, s’en allaient plus loin et, parfois, dans le désert qu’étaient devenues de nombreuses régions, mourraient de faim en chemin. Les Desperados ne recherchaient rien qu’à brûler, démolir, raser puis finissaient par se suicider. Tous se réclamaient d’une mission transcendantale et pratiquaient des rites grotesques. 

 

Alors que les mémoires numériques s’étaient effacées, les musées et les bibliothèques qui conservaient quelque chose de nos civilisations étaient devenues une proie facile: les systèmes électroniques ne les protégeaient plus. Il y avait eu très vite des vols dont on soupçonna la Caste. Dérober la Joconde ou la Victoire de Samothrace dans la même nuit et sans laisser de trace supposait une réactivité, des moyens et une organisation qui n’étaient pas à la portée de n’importe quel cambrioleur. Mais ceci n’est hélas! qu’un détail de l’histoire: quand les Desperados pénétrèrent dans ces bâtiments, ils brûlèrent ce qui restait de nos civilisations : les livres, les tableaux, les partitions, le mobilier, les films, les enregistrements musicaux. Puis, ils brisèrent les statues et les objets précieux, les souillèrent autant qu’ils purent et dansèrent sur les débris. Quand ils en eurent fini avec les bâtiments publics, après les avoir incendiés, ils rentrèrent dans les maisons, jetant dehors tout ce qui pût avoir une valeur culturelle, fût-ce un livre de cuisine. Bien sûr, en passant, ils se servaient en nourriture. Ils finirent eux aussi par disparaître.

 

- Mais que s’était-il passé en fait ? Avez-vous fini par l’apprendre ?

 

- Isolés comme nous nous retrouvâmes, privés de toute information lointaine, aucune opinion sérieuse ne pouvait être émise. Les imaginations tentèrent évidemment de combler ce vide. Je crois que l’on n’en saura jamais rien. Bien sûr, on a soupçonné la Caste. Avait-elle subitement décidé d’accélérer notre disparition ? De nos jours, on entend encore raconter qu’elle se serait réfugiée au fin fond de l’Amérique du Sud ou de la Chine, où elle aurait préparé ses arrières depuis longtemps. Elle vivrait luxueusement, à l’abri d’épaisses murailles, avec des technologies que nous n’imaginons même pas. Cela fait penser à d’antiques légendes déjà entendues! On a aussi soupçonné des hackers. Ils avaient montré qu’ils pouvaient prendre les commandes d’une usine et y mettre le feu en s’introduisant dans les systèmes de gestion automatisés et en y modifiant les paramètres de sécurité! 

 

- Pourquoi auraient-ils fait cela ?

 

- Par idéal, par jeu, ou par vice. Moins entendus, des astrophysiciens avaient rappelé, avant que les écrans s’éteignent définitivement, les cycles périodiques de suractivité que connaît notre soleil. On était, selon eux, à l’entrée de l’un d’entre eux. Une information peu relayée car, dans le moment, on préférait mettre en avant des périls dont on pût charger les masses: cela permettait, en les culpabilisant, de les manipuler. 

 

Le vieil homme semble regarder très loin. 

 

- Certains invoquèrent aussi une intervention divine. Voyant ce que l’humanité avait fait de sa Création - et d’elle-même - Dieu n’avait-Il pas déjà voulu l’effacer ? Selon les mythes, il avait jadis envoyé le Déluge, concédant quand même à un juste une chance de recommencer l’aventure de l’humanité. Le « Grand Reset », comme il était à la mode de dire au sein de la Caste, aurait-il été en réalité l’oeuvre de Dieu ?

 

En attendant, la réalité la plus crue à laquelle nous étions brutalement confrontés était que nous devions, de toute urgence, tout réinventer de ce qui nous permettrait de survivre. Cette partie indispensable de notre savoir enfoui dans les décombres de notre civilisation devait être reconstruite. Cela demanda des décennies et les premières années furent terriblement rudes, exténuantes, désespérantes. Parfois, même, elles furent horribles, car, si survivre fait des héros, cela engendre aussi des monstres. Le Déluge que raconte le mythe, pour nous, ce furent ces décennies d’épreuve au cours desquelles beaucoup disparurent. Traversèrent un peu mieux que les autres cette période terrible les populations qui formaient de vraies communautés. Par exemple, ce que l’on appelait les « cités », les « quartiers » ou encore les « zones de non-droit » manifestèrent en leur sein une solidarité remarquable. Certes, elles surent s’organiser, mais, surtout, elles eurent l’avantage d’une fraternité qui n’était pas conceptuelle. La fraternité issue d’un récit qui parle d’une famille, d’un sang et d’un sens communs.

 

Aujourd’hui, après cette ascèse terrible, l’humanité refleurit. Nous vivons sobrement mais nous avons réussi à remettre de la douceur et du sens dans nos existences. Nous avons dû ré-inventer comment faire durablement et intelligemment société. C’est-à-dire autour d’une même table, dans le respect et l’écoute de l’autre, sans céder à la crainte de la confrontation. En amont de tout cela, nous avons dû nous réinventer nous-mêmes. Les épreuves dont regorge l’histoire et singulièrement celle que nous venons de vivre ne sont qu’une conséquence des démons intérieurs de notre espèce. Tant que nous ne les tirons pas à la lumière pour les exorciser, ils resurgissent sans cesse et nous dévoient de notre vrai destin. Ce que nous appelons « la Grande Libération » n’est pas la libération de la servitude qu’organisaient les «  Maîtres du Monde ». En vérité, il s’agit de la libération de ce qui, en nous, attire les maîtres et la servitude. On ne fait confiance aveuglément à l’autorité que lorsqu’on a besoin d’elle à n’importe quel prix. C’est l’un des enseignements que nous aurons retenu - je l’espère - de nos épreuves.

 

- Mais quel est ce « vrai destin » dont tu parles ?

 

- « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Notre destin est sans doute de chercher la réponse à ces questions que notre espèce se pose depuis qu’elle est apparue. Mais, ce que nous devrions avoir appris, c’est à nous méfier des réponses que nous sommes tentés de leur donner. Nous ne sommes pas des dieux et ne deviendrons pas comme des dieux. Nous ne sommes pas - et il n’y a pas parmi nous - une « race supérieure ». Nous augmenter avec des artefacts n’a rien à voir avec l’évolution de la vie. « Pécher », dans la langue ancienne, c’est « manquer sa cible. » Quelle est la cible de l’humanité ? Selon moi, c’est ce qui peut nous inspirer un progrès qui vient de l’intérieur. Un progrès qui se mesure à l’harmonie que nous sommes capables de composer avec le Vivant qui nous entoure et dont nous faisons partie...

 

Le vieil homme, soudain, semble gêné:

 

- Je crois que j’ai beaucoup parlé. 

 

- Juste ce qu’il faut Grand-Père. Juste ce qu’il faut. 

 

Ils se regardent avec reconnaissance. Les ombres se sont allongées. Ils reviennent, silencieux et pensifs, vers la ferme d’où l’on vient de les appeler pour le dîner. 

 

* Le titre de cette chronique reprend les trois catégories qui, selon Andreu Sole, définissent un monde: ce que l’on y croit possible, ce que l’on y croit impossible et ce qui ne peut pas y être impossible. 

 

PS: Certaines idées que véhicule cette nouvelle m’ont été inspirées par le livre de Matthew Crawford: Contact, Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, La Découverte, 2016.