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26/08/2022

L’introuvable nouveau monde

 

«Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas.»
Saint Jean de la croix

 


Depuis ma dernière chronique en forme de nouvelle, « La Grande Libération », j’ai eu l’occasion de plusieurs conversations, soit en ligne, soit autour d’un verre ou d’un café. Il en ressort que nous sommes nombreux, de nos jours, à avoir le sentiment que le monde dans lequel nous sommes va vers sa fin. Il est assailli de toute part, fait eau de partout, les avaries se multiplient à l’envi, l’horizon est opaque et menaçant, les coups de tabac se succèdent sur lesquels nous, pauvres passagers, n’avons aucun contrôle. L’on sent confusément que, quelque espoir que l’on tente de nourrir, les moments à venir s’éloignent d’un bonheur de vivre que nous n’avons peut-être pas suffisamment reconnu. Cette situation évoque pour moi le tout début de la pièce de Shakespeare: La Tempête, quand une navigation au début paisible tourne au drame. Alors, tout est remis en question par le déchainement des éléments et, si l’on ne sombre pas tout de suite, la côte ne sera que le lieu où le vaisseau se fracassera. Remonter le temps, ne pas embarquer et changer l’histoire n’est pas possible. Les passagers et l’équipage crient et s’agitent tout en imaginant de moins en moins qu’ils échapperont à la mort. Ils sont loin de concevoir ce qui les attend sur l’île où règne le magicien Prospero qui, pour commencer, miraculeusement, leur épargnera le pire. 


Comme les voyageurs de Shakespeare, nous avons le sentiment poignant du naufrage et nous espérons et craignons à la fois la côte où nous pourrions reprendre pied. Si je vous demandais à brûle-pourpoint de décrire cette nouvelle terre, il y a de fortes chances qu’à quelques nuances près, elle aurait les couleurs du monde d’avant. Mais, sur l’île de Prospero, les lois que nous connaissons ne fonctionnent plus. C’est un autre monde, un monde où l’on survit au naufrage et où, au terme d’épreuves qui ont finalement un caractère initiatique, les frères se réconcilient et l’harmonie règne. Oui, me direz-vous, c’est bien l’île d’un magicien; seulement voilà: les magiciens n’existent pas et le naufrage, lui, est bien là ! Il y a pourtant dans nos sociétés un phénomène que l’on peut qualifier de magique: lorsque nous changeons de croyances, un basculement se produit. La thèse de l’anthropologue Andreu Solé est qu’un monde se définit par ce que ses acteurs jugent possible, impossible et non-impossible. Ce triptyque est essentiel car il est la matrice de nos décisions et détermine en même temps la profondeur de notre capacité créatrice. Mais il nous est invisible et ainsi nous laisse persuadés que nous portons un regard neutre et exhaustif sur les choses, les personnes et les évènements. Ainsi de l’Etat-major de l’armée française en mai 1940: malgré la photographie aérienne qui montre, s’avançant vers Sedan, une colonne de chars, de véhicules et de troupes de plus de deux-cents kilomètres de longueur, il persiste à penser que les Allemands n’attaqueront pas ce point de la frontière. Andreu Solé donne aussi en exemple le monde des Aztèques pour qui, au terme de la nuit, le soleil pouvait ne pas se lever, précipitant l’univers dans l’abîme. Pour nous, il est impossible qu’un tel évènement se produise; pour les Aztèques, c’était possible et il leur fallait à tout prix - ce prix étant, selon leurs croyances, celui des sacrifices humains - conjurer cette menace. L'aurore, chaque matin, confirmait l’efficacité de leurs rites. Si les contenus que nous mettons aujourd’hui dans les trois cases du triptyque d’Andreu Sole diffèrent de ceux des Aztèques, nous ne sommes cependant pas différents d’eux. Quelle que soit l’époque ou le lieu, nous vivons dans une évidence fallacieuse que seuls de grands bouleversements peuvent révéler a posteriori


Si tout le fonctionnement de notre société ainsi que l’intelligence restreinte que nous pouvons avoir de la réalité sont soumis au contenu de ce triptyque, l’avenir que nous sommes capables d’imaginer l’est encore plus car il a la malléabilité, l’absence de résistance, des pures créations intellectuelles. Les conversations que j’évoquais m’ont montré à quel point nous sommes bridés, et moi le premier : impossible de concevoir, fût-ce pour un pur exercice de créativité, un monde qui soit radicalement différent du nôtre et qui ne se réfère pas non plus à ce que nous savons des précédents. Pour une idée qui sortirait vraiment de l’ordinaire, dix critiques surgissent pour démontrer qu’elle est impossible. Si c’est parfaitement naturel, on touche cependant là au paradoxe de la prospective. La prospective diffère de la prévision en ce qu’elle s’intéresse aux ruptures et non à l’évolution des tendances connues. Or quelle plus grande rupture que celle qui modifie radicalement notre perception de la réalité en changeant nos possibles, impossibles, non-impossibles collectifs ? Mais alors, comment voir ce que notre logiciel nous empêche justement de voir, ce que ses algorithmes nous dissimulent obstinément ? Tout se passe dans notre esprit comme sur Facebook ou Twitter où ne nous sont présentés que des contenus en accord avec nos choix précédents. Ce n’est pas pour rien que, dans les séminaires, l’on fait appel parfois à des artistes afin de bousculer les neurones. On tolère aux auteurs d’anticipations de ne pas soumettre leur imagination à la vraisemblance, laquelle évidemment relève de notre fameux triptyque. C’est ainsi que Morgan Robertson décrit dans un roman publié en 1898 le naufrage du Titanic qui ne surviendra qu’en 1912 et que Tom Clancy, dans « Sur ordre », paru en 1996, décrit un attentat dont le mode opératoire est proche de celui du 11 septembre 2001. Il y aurait eu de quoi, avouez-le, les qualifier en leur temps de complotistes !


Lorsque l’on regarde la manière que nous avons de nous projeter dans l’avenir, force est de constater que nous sommes encore régis par le triptyque d’Andreu Solé. Si l’on commence à admettre qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible, les comportements ne reflètent cependant pas ce constat, les statistiques des pays incluent toujours le taux de croissance du PIB comme un repère de leur santé et, de manière plus ou moins consciente, nous pensons encore que des solutions nouvelles viendront au secours de notre façon de vivre actuelle. Il nous faut de l’énergie ? Il nous en faudra toujours, il suffira qu’elle soit « verte » pour changer les choses. Sinon, comment vivrait-on ? Reviendrait-on à "l’âge des cavernes" ? En réalité, nous tournons en rond. La voiture électrique et les éoliennes ne sont que des totems qui permettent à quelques-uns de s’enrichir encore un peu avant la faillite globale. Si l’on fait le calcul « du berceau à la tombe » de ces solutions, on voit qu’elles coûteront davantage en ressources et du point de vue social et écologique que les anciennes. Ce n’est pas un véritable changement de monde, ce n’est qu’un onéreux et illusoire acharnement thérapeutique. 


Mais alors, peut-on se représenter un autre monde où nous créerions de nouvelles conditions de bonheur ? Il me revient en mémoire la phrase du mystique saint Jean de la Croix qui évoquait le chemin vers Dieu avec ces mots: « Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas. » C’est ce que l’on appelle la « voie apophatique » ou négative. Si je m’autorise à transposer cette phrase à ma présente réflexion - pardonne-moi San Juan de la Cruz ! - est-ce à dire qu’aucune des questions que nous pourrons poser sur le monde futur ne sera pertinente, qu’au contraire elles ne pourront que nous égarer ? Le monde futur ne saurait-il être un objet d’anticipation et sera-t-il exclusivement le résultat d’un processus créatif, plus ou moins long et titubant, dont l’essentiel nous échappera et qu'accompagneront comme sur l’île de Prospero des épreuves à caractère initiatique  ? Je serais prêt à le penser, je l’avoue. Un Romain de la décadence, voire un contemporain de Charlemagne, aurait-il pu se représenter le monde médiéval ou celui de la Renaissance et le chemin qui y conduirait ? 

 

Il serait cependant frustrant d’en rester là. « Pour aller où tu ne sais pas (...) ». Effectivement, je ne sais pas et, si je continue à transposer le propos du mystique espagnol, je dois en outre accepter de ne pas savoir. Sinon, de ce monde à venir, je me ferai une représentation qui le réduit à mes propres logiques si pauvres - à mes possibles, impossibles et non-impossibles - et je m’efforcerai de rebâtir ce qui nous a justement conduits où nous en sommes aujourd’hui. Au mieux, je retarderai l’avènement d’un nouvel ordre, meilleur que l'ancien. « Pour aller où tu ne sais pas, il faut prendre le chemin que tu ne connais pas ». Me revient alors cette phrase de Krishnamurti: « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être bien adapté à une société malade ». Voilà une hypothèse intéressante: ceux qui feront émerger cet autre monde pourraient se trouver parmi des personnes aujourd'hui inadaptées à notre société, à ses critères, à ses ambitions, à ses logiques - à ses possibles, impossibles et non-impossibles - et que méprisent les gens sérieux qui gèrent, réglementent, récompensent et punissent. 

 

Commentaires

Je reste un fervent adepte du "c'est possible"!
Le tout est de savoir, en l'occurrence, ce que représente le "c'"!

Écrit par : Gilbert | 29/08/2022

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