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29/10/2022

Bifurcation de vie et divertissement

 

Le terme « divertissement » provient du verbe latin diverto qui signifie détourner. En français, il s’appliquera d’abord à la soustraction illégitime d’une part d’héritage. Blaise Pascal l’a rendu célèbre en faisant du divertissement ce qui nous détourne de l’essentiel. Le mot a évolué pour désigner les loisirs et les amusements. Dans ma précédente chronique, j’ai évoqué ce qui peut nous empêcher de conduire une réflexion approfondie sur les projets qui nous tiennent à coeur. Je crois utile de m’y attarder d’autant que, venant d’une époque maintenant lointaine, je suis comme le Huron de Voltaire: je m’étonne de phénomènes qui passent pour ordinaires à la majorité de la population.

 

De Gaulle a écrit* que les hommes d’action sont de grands méditatifs. A voir les gesticulations permanentes des politiques et nos façons de vivre quotidiennes, j’observe qu’il est de plus en plus difficile de préserver le temps et la profondeur de la réflexion. Ainsi, l'action - si même elle est produite - perd-elle en qualité. Tous les projets ne ressemblent pas à ces coups de foudre qui nous conduisent prestement devant l'autel. Lorsque l’on a un projet personnel important, comme l’est une bifurcation de vie, bâcler sa maturation peut entraîner le retard ou l’échec de sa réalisation. De même que la procrastination: quand on dit que l’on « caresse » un projet, c’est souvent qu’on ne lui accorde pas encore l’attention qu’il nécessite, que l’on n’a pas vraiment mobilisé son énergie. Il est naturel qu’une fois un projet apparu dans notre esprit, il y ait une période d’observation préalable à l’engagement qui peut prendre la forme d’une rêverie récurrente. On lui rend visite, le soir, dans son lit, avant de fermer les yeux; dans les transports en commun quand on éprouve l’ennui du boulot-métro-dodo; ou encore en faisant réchauffer la troisième pizza de la semaine. Un pas plus loin, on l’évoquera peut-être avec une personne de confiance dont on sait qu’elle nous écoutera avec respect. Un jeune couple californien décrivait ainsi le début du chemin qui les conduisit à se lancer dans la permaculture. D’une certaine manière, durant cette étape en apparence passive, on s’apprivoise aux défis que le projet recèle. 

 

Il peut arriver aussi à certains d’entre nous de n’avoir besoin que de cela: rêver. J’ai connu quelques personnes qui ont ainsi traversé leur vie, apparemment en toute sérénité. Les rêves qu’elles caressaient sans les réaliser se logeaient entre les bavardages quotidiens, les chansons qu’elles écoutaient et les romans qu’elles lisaient ou les films qu’elles regardaient. Le rêve, alors, est une sorte de présence affectueuse, un peu comme le chat qui dort prés de vous, au coin du feu, pendant que vous feuilletez l’almanach Vermot. « J’aimerais faire ceci - ou cela. » Si vous ne le faites pas et si vous n’en ressentez pas de frustration, où est le mal ? Le rêve a rempli une de ses fonctions: aider à vivre. Souhaitons seulement que nous ne nous abusions pas nous-même. Le rêve comme évasion ou comme compensation d’une vie ennuyeuse est une possibilité. Il y en a une autre, plus dramatique, si votre vie a besoin de bien davantage que d’un songe à jamais en suspens. Mais voilà: vous cédez aux innombrables sirènes qui tournent autour de vous et vous incitent à refouler vos méditations personnelles pour écouter leurs chants. On les connaît tous, ces sirènes, elles sont nombreuses. Je n’aborderai ici que celles propres à notre époque. Quand je pense à mes années de jeunesse, je suis sidéré de leur multiplication et des conséquences qu’elles ont sur notre présence à nous-mêmes et au monde. Le « petit écran », comme on le nommait alors, en est en quelque sorte l’ancêtre. Jusqu’à l’apparition de la télévision dans les foyers, si nous voulions voir un film, assister à un concert, à un meeting politique ou à une course hippique, il nous fallait sortir de chez nous, aller à la rencontre d’autres personnes et c’était quelque chose que l’on ne faisait pas tous les jours. Un peu plus tard, lorsqu’il n’y avait encore qu’une seule chaîne, passés les premiers émerveillements, si le programme ne nous plaisait pas nous pouvions décider de ne pas allumer l’appareil: une soirée ou un dimanche après-midi se libéraient ainsi pour vivre autre chose. Mais, depuis que les chaînes se sont ajoutées aux chaînes avec une croissante diversité de contenus, il y a toujours une émission susceptible de nous retenir dans le fauteuil jusqu’à ce que nous nous y endormions. Avec le développement des supports numériques, aux contenus diffusés massivement s’est ajoutée la possibilité de créer notre propre programme. Le DVD - ou les films à la demande - nous offrent de pouvoir rester collés à un écran même si les innombrables programmes des nombreuses chaînes ne nous conviennent pas. Les confinements ont clairement renforcé cette addiction et ont même rajouté la vidéomanie: plutôt qu’écrire un article, on se fait filmer en train de causer. Mais avez-vous remarqué que le même texte, si vous le lisez, vous prend moins de temps que si vous le regardez prononcé par son auteur, et que, au surplus, votre niveau de réflexion n’est pas le même ?

 

Je souhaite poser ici, avant de poursuivre, qu’avec l’arrivée du premier poste de télévision dans les foyers s’est engagée à notre insu une révolution anthropologique aux conséquences considérables. Dans le cadre de cette chronique, je n’en citerai que trois aspects et ne m’attarderai que sur un seul. Le premier concerne notre rapport au monde: pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous passons un temps considérable devant des images, et c’est au détriment de celui qu’auparavant nous passions en prise directe - par nos sens et nos gestes - avec le réel.** On peut ajouter que c’est la première fois, aussi, concomitamment, qu’entre films, séries, jeux vidéos et clips publicitaires, notre cerveau est à ce point gavé de fictions. Le deuxième aspect, en référence à l’ingénierie sociale que nous avons particulièrement vue à l’oeuvre depuis les années covid, est l’influence des médias sur nos processus mentaux et la fabrique de la conformité sociale. Mais, comme je l’ai dit, je ne m’attarderai ici que sur le troisième aspect de cette révolution anthropologique: l’enjeu de l’attention. 

 

En intensité comme en durée, notre attention est une forme d’énergie limitée et fluctuante. Même les insomniaques dorment un peu et les meilleurs cerveaux ne peuvent pas fonctionner à plein régime en permanence. Ce constat banal soulève la question de la gestion de notre attention en fonction de l’importance des sujets auxquels la consacrer. Or, aujourd’hui, elle intéresse de nombreux prédateurs qui veulent à tout prix l’attirer. Ceux-ci, comme les trappeurs du grand nord, disséminent des pièges - des pièges qui ont la forme prédominante d’un écran. Il y en a des petits qu’on met dans sa poche et qu’on ne cesse de consulter même quand on prend le café avec un ami. Il y a l’omniprésence des plus grands qui fonctionnent en continu et exercent leur attraction sur notre regard dans des lieux naguère dédiés aux rencontres et conversations: les cafés et les restaurants. Il y a ceux des ordinateurs portables ou fixes. Il y a les tablettes et, bien sûr, les écrans de télévision qui trônent dans nos salons. 

 

Le détournement par les écrans a un complice redoutablement efficace : le bavardage numérique. La fréquentation de plateformes comme Facebook ou Twitter est chronophage. Dès que l’on arrive sur leur page, on se prend au jeu, on rebondit de post en commentaire, de commentaire en commentaire. Comment ne pas dire à tel « friend » combien nous sommes d’accord avec lui et à celui-là la stupidité de ses propos ? Comment ne pas partager cet article, cette image géniale, avec Pierre, Paul ou Jacques ? Puis, selon son caractère, son inspiration, on distille ses humeurs, cisèle des mots d’esprit, fait la propagande de ses idées et son spectacle. Si ces « dialogues » avec des inconnus m’enlèvent au réel et réduisent ma présence au monde, les conversations sur le téléphone portable me privent de la présence du monde qui m’entoure. Elles me rendent proche des personnes qui sont loin de moi et m’éloignent de celles qui sont là, que je peux toucher. Elles font irruption à tout moment, nous donnant l’impression que nous devons réagir aussitôt, brisant le fil de nos pensées, nous habituant à accomplir des tâches sans cesse interrompues. Le pire, cependant, est l’impression d’avoir « fait quelque chose ». Or, notre énergie investie dans ces "activités » au fil des heures s’est dissipée dans le métavers, alors que, concentrée sur notre existence, mise au service de notre capacité créatrice, elle aurait pu faire bouger les lignes de notre vie. Quand on observe combien de notre temps est capté par cette vie numérique, on se demande comment on passait ses journées avant que tout cela ne nous envahisse.

 

Le problème est que notre vie est comme un jardin que fertilise et ensemence l’attention que nous lui portons et les actes qui en découlent. Un jardin ne prospère pas grâce à l’attention que nous dilapidons dans le monde abstrait de jardins lointains. Plus notre attention est absorbée par les ombres du théâtre numérique, plus stérile risque d’être notre vraie vie, celle des projets dont nous pourrions l’enrichir. Etre présent au monde que nos sens peuvent percevoir, l’explorer, se frotter à lui est la manière d’ouvrir de nouveaux possibles dans notre vie. Lors des sessions de créativité, beaucoup d’idées sont émises, et c’est déjà surprenant, mais l’important est ce qui se passe entre ces idées: elles se font la courte-échelle, s’attirent, se combinent et en engendrent de nouvelles complètement inattendues, et parfois c’est un changement de dimension, la disruption pour utiliser un mot prisé des consultants. Etre présent au monde que nos sens peuvent percevoir, c’est être comme ces nuages d’idées qui s’en vont à la rencontre des autres à la rencontre de l’improbable découverte.  

Le premier pas vers une bifurcation de vie commence par la reprise en main de notre « temps de cerveau disponible ».

 

* Le fil de l'épée, Berger-Levraut, 1932. 

** Ceux qui sont intéressés par le sujet pourront lire, de Matthew B. Crawford, Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Editions La Découverte, 2021. 

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