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21/12/2022

Le défi essentiel (1/3)

 

Je m’intéresse depuis longtemps aux dynamiques de notre vie. J’entends par là ce qui anime notre existence, ce qui fait que nous rencontrons certaines épreuves et parvenons à certains accomplissements, et non d’autres, que nous nous sentons au commandes ou, tout au contraire, entièrement dépendants de circonstances extérieures - voire de forces internes qui nous dépassent. J’en suis arrivé à la conclusion que les points de vue exclusifs sont faux. Nous ne sommes pas davantage complètement déterminés que nous ne sommes tout-puissants. La métaphore qui me convient le mieux est celle du navigateur: il a pris la barre d’un navire doté d’un certain tirant d’eau, d’une certaine voilure ; il n’est pas maître du vent et des marées et il ignore ce qui l’attend au delà de la ligne d’horizon. Cependant, il choisit un cap et, par l’habileté de ses manoeuvres, même face à un vent contraire, il progresse. J’ajouterai, pour affiner ma métaphore, que c’est un explorateur, car la vie n’est pas une carte déjà dessinée que l’on parcourrait, faite d’inconnu elle se découvre en avançant. 

 

Je me souviens, enfant, d’avoir contemplé un coucher de soleil dans le jardin de mon grand-père, et m’être demandé à quoi ressembleraient mes années à venir, principalement mes années d’adulte. Eh! bien, elles n’ont été en rien ce que j’aurais pu imaginer et, même, il n’a fallu parfois qu’une rencontre pour que, de la veille au lendemain, le film changeât complètement d’intrigue. Ces basculements sont ce que j’appelle les « bifurcations ». Il en est de plusieurs sortes. Il y a celles que l’on souhaite et que l’on réalise. Il y a celles qui se produisent sans que nous les ayons appelées et qui nous apportent du bon ou du moins bon et souvent des deux. Enfin, il y a celles que l’on désire sans parvenir à les mettre en oeuvre. J’ai depuis longtemps l’oreille attentive aux histoires de vie. Au cours des années, j’en ai ainsi entendu beaucoup et, souvent, j’ai même recueilli des confidences. Au surplus, j’aimais pouvoir aider les personnes qui se livraient ainsi à moi, car celui qui vous confie le feuilleton de son existence ne le fait pas toujours pour le seul plaisir de se raconter: derrière le récit, parfois, il y a des questions, une perplexité qui quête sans le dire un éclairage extérieur. 

 

Mon père, qui n’était ni coach ni psychologue, avait ce talent d’aider les gens à dépasser les périodes où l’on peut être paralysé par le manège tournoyant de nos pensées. Dans sa propre vie, qu’elles fussent imposées, contrariées ou choisies, il avait connu nombre de bifurcations. Orphelin de guerre, pupille de la nation, retenu de s’éloigner pour faire des études par une mère esseulée, à l’âge adulte il avait finalement quitté son lieudit vendéen pour le Fort de Vincennes et embrassé la carrière militaire. Il s’était retrouvé dans la débâcle de 1940, puis prisonnier de guerre, évadé et repris. Libéré en 1944 dans un piteux état, il avait finalement décidé de revenir à la vie civile et d’y trouver une activité indépendante. D’abord courtier en pruneaux d’Agen, il avait été ensuite agent d’assurances avant de se consacrer à l’immobilier. Autant de métiers successifs qui lui avaient fait signe au bord de son chemin et qu’il avait appris sur le tas. Lorsqu’il est mort, je me souviens de la gratitude qu’ont exprimée plusieurs personnes qui, dans des moments de doute, avaient reçu de lui une impulsion pertinente. Je me rappelle en particulier François G. qui avait la possibilité de prendre une carte de représentant en vin, et pas de n’importe quel vin: rien de moins qu’un saint-estèphe. Mais ce métier de commercial, si différent de ce qu’il avait fait jusque-là, l’impressionnait. Saurait-il se faire des clients ? Y gagnerait-il sa vie ? Dépassant ses hésitations François G. se jeta à l’eau et nagea vaillamment. Il n’eut bientôt qu’à se féliciter de sa décision. Dans cet exercice, mon père, différait de moi. Il cernait le caractère de la personne qu’il avait en face de lui et lui communiquait la chaleur de l’audacieux qu’il était lui-même. 

 

Mon style est différent. Dans les années 90, avant de m’intéresser à d’autres approches, je me suis entraîné à développer l’art du « laisser venir ». Cela consistait à accueillir la parole de l’autre jusqu’à ce que, sans réflexion volontaire, une phrase se formât en moi - une question en fait - que j’avais envie de lui soumettre. Il semble que j’y réussissais assez bien. Plus tard, on m’a parfois confié que mes mots avaient provoqué un déclic. Je prenais alors un air entendu, car je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais pu dire ! Cette pratique du « laisser venir » succédait à une erreur que commettent souvent ceux qui veulent venir en aide à une personne piégée dans sa vie: lui décrire ce qu’elle doit faire. C’est une erreur parce que l’on donne une réponse purement technique à un problème qui, dans la réalité, implique la personne tout entière tant à son niveau conscient qu’inconscient. Techniquement, qu’est-ce que traverser une place ? Si vous êtes agoraphobe, ce n’est pas qu’une question de locomotion. Si vous avez la répulsion des araignées, ce n’est pas la comparaison entre la faiblesse de l’animal face à vous qui effacera votre phobie. C’est en vivant moi-même cette situation que je l’ai comprise. Quand je pense aux années de galère que je n’ai pas su abréger, il est clair que la solution ne relevait pas du seul monde objectif et d’une approche « technique ». D’ailleurs, m’admonester moi-même, je n’avais pas manqué de le faire. Sans autre résultat que de rajouter la culpabilité à mon sentiment d’échec. Depuis lors, j’ai souvent revisité ce passé en essayant de mieux le comprendre et, surtout, de mieux comprendre la combinaison des ressources qui m’avait permis de m’en libérer pour renaître. Ce que j’en ai compris est ce que je partage dans mon parcours « Cap au Large ».  

 

(à suivre)

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