24/04/2025
77 ans
En ce jour de mon 77e anniversaire, je ressens la vérité de cette phrase de Groucho Marx: « Dans chaque vieillard, il y un enfant qui se demande ce qu’il s’est passé ».
On peut la prendre dans un sens négatif: quelle étrange chose, quel désastre, quelle calamité que vieillir ! Je pense que, puisqu’on ne peut pas se soustraire à la loi de Chronos, sauf à mourir précocement, il convient de se réjouir que cet enfant soit là. Peut-être, sous le vieillissement des traits, n’est-il pas très perceptible, mais l’essentiel est que nous sachions nous relier à lui, à sa fraîcheur, à sa candeur, à sa spontanéité - à sa capacité de rires et de rêves.
Il y a de courts moments qui nous laissent pour toujours une empreinte vivace. Je pensais ces jours-ci au Père Ceyrac que j'ai eu la chance de rencontrer chez des amis dans les années 90. Il devait avoir alors à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui. Il vivait en Inde, au milieu de la plus grande pauvreté contre laquelle il luttait de son mieux. Et il rayonnait. Il y avait en lui une immense sensibilité - on sentait parfois les larmes d’émotion affleurer dans sa voix tandis qu’il parlait des veuves et des orphelins qu'il s'efforçait de secourir - et il y avait cette vertu d’enfance que les calculs du mental n’embarrassent pas.
Dans L’Ethique, Spinoza parle des « affects positifs » et des « affects négatifs ». Les uns diminuent notre énergie, les autres l’accroissent. D’autres que le Père Ceyrac, vivant son expérience, auraient pu être larmoyants, découragés, en colère. Il était tout l’inverse. Il était l’exemple même des affects positifs et de leur puissance. Or, notre monde en est venu à cultiver un climat - certains diraient un égrégore - d'affects négatifs: la tristesse, la peur, la colère, le ressentiment, sont omniprésents. On nous rappelle en continu - pour notre bien! - tous les risques dont nous devons cultiver l’obsession: les virus, les bactéries, les agressions, la pluie, le soleil, le froid, le chaud, le cholestérol - sans oublier les kilos en trop au moment d’aller sur la plage. A cela s’ajoute la nuée des personnes que nous devons haïr pour être quelqu’un de bien: les vaccinés ou les non vaccinés, les immigrés ou ceux qui s’opposent à l’immigration, les hommes ou les femmes, les hétérosexuels ou les LGBTQ, les retraités ou les actifs, les Noirs ou les Blancs, les citadins ou les ruraux, les végans ou les omnivores... Les médias jouent les idiots utiles ou perfides de cet empoisonnement collectif et notre société finit par ressembler à un puzzle dont les pièces se détesteraient les unes les autres.
Les affects négatifs sont redoutablement contagieux. Ils nous infectent par l’attention que nous décidons d’accorder aux informations qui les véhiculent. Ils s’amplifient - y compris et d’abord en nous-mêmes - quand nous partageons ces informations. Il n’est que d’écouter les voix lors d’une de ces conversations pour se rendre compte des énergies qui sont ainsi diffusées. Même si l’on ne prête pas attention aux mots, la nature des affects et leurs effets sur nous sont perceptibles.
On aura peut-être, ici, une difficulté à me comprendre. Je ne suis pas en train de prêcher l’aveuglement: il convient d’être informé, et je crois pouvoir dire que je le suis, mais il faut ne donner à l’information que la place utile qu’elle peut mériter. Surtout, il faut lui refuser le ressassement et l’obsession qui sont stériles et destructeurs. Qu’il s’agisse de tristesse, de peur ou de colère, nous avons affaire à des affects négatifs, à des émotions nuisibles. Nuisibles évidemment à notre bonheur véritable, à commencer par notre santé, mais nuisibles aussi - et c'est plus grave - à notre capacité créatrice qui est pourtant la clé du renouveau que l’on doit aujourd’hui espérer.
En ce jour de mes soixante-dix-sept ans, la chose que j’ai envie de dire est que, contre cette atmosphère délétère qui suinte d’un peu partout et qui nous stérilise, il n’y a qu’un antidote redoutable: la joie. A condition de comprendre que la joie n’est pas le résultat de circonstances extérieures favorables. Elle est une ressource intérieure qu’il nous appartient de choisir. Elle est une source, et, comme pour toute source, il convient d’en dégager le griffon des scories qui viennent à l’encombrer afin qu’elle puisse jaillir.
Alors, choisissons nos centres d’intérêt, nos projets et nos atmosphères. Choisissons nos compagnons, choisissons-les parmi les bâtisseurs. Pensons davantage à nos amis qu’à nos possibles adversaires, à notre fraternité fondamentale qu’à nos dissensions. A ce que nous pouvons faire ensemble plutôt qu'à ce qui nous pourrait nous séparer.
Et organisons-nous de joyeux moments !
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