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20/03/2011

Démocratie (2)

 

 

L’autre jour, sur Facebook, mise en ligne par un de mes « friends » d’un document sur la désobéissance civile. Je pense évidemment à un de mes philosophes préférés, Alain, et à sa théorie du « citoyen contre les pouvoirs ». Pour Alain, la pente du pouvoir est le danger permanent niché au cœur de la démocratie. En effet, la tendance naturelle de tout pouvoir est d’occuper tout l’espace disponible. C’est un phénomène analogue à  l’expansion des gaz. Des institutions, une constitution, des chambres, des élections, une justice, une police, ne suffisent pas à le cantonner. Il passe par les fissures, les interstices, aussi invisible que dangereux. Si vous en voulez un exemple, vous avez les retouches discrètes faites récemment au Code minier, à point nommé pour les grandes compagnies qui guignent l’exploitation des gaz de schiste sur notre territoire (1). Mais l’espace ouvert à l’expansion du pouvoir n’est autre que celui de notre démission, à nous, les citoyens. De manière inaliénable, non transférable, c’est à nous qu’il revient de surveiller et de contenir sa tentation permanente de déborder. Etre citoyen, c’est être vigilant, exigeant, sans complaisance. Sans naïveté.

 

L’expert est à ranger dans la catégorie des gens de pouvoir. D’autant plus dangereux qu’il est « celui qui sait » face à des hommes et des femmes qui, sur son domaine, en savent forcément moins que lui. De là à lui laisser les rênes au nom de sa science, il n’y a qu’un pas, trop vite franchi. C’est qu’il en faut du courage pour s’opposer à quelqu’un qui en sait davantage que vous ! Aux yeux des autres ignorants qui courbent déjà l’échine, vous pouvez passer pour fou ou de mauvaise foi. La démocratie, pourtant, est à ce prix. Le citoyen doit renoncer à son complexe d’infériorité. Il lui faut savoir mettre entre parenthèse les solutions techniques, qui font brouillard, pour retrouver la vision du dessein profond. Il n’y a pas de bonne solution, si ce n’est par rapport à ce dessein. Mais l’expert, qui sait où il veut aller, vous répètera que, techniquement, c’est la voie qu’il faut choisir. Il saura vous en faire comprendre juste assez pour que vous vous sentiez incliné à lui donner raison.

 

L’urbanisme, de ce point de vue-là, donne des illustrations aussi contrastées qu’éclairantes. D’un côté, vous avez, majoritairement, les démiurges: architectes, ingénieurs, élus, directeurs de l’Equipement, qui décident – dans le respect des procédures, en toute légalité républicaine - de votre décor quotidien, des bâtiments dans lesquels vous logerez, parce qu’ils se sont institués experts de ce qui est bon pour vous. De l’autre, beaucoup moins nombreux mais dont on espère une nombreuse descendance, vous avez des pratiques différentes, comme celles de Lucien Kroll ou de Yona Friedman – merci, Christian, de me les avoir fait connaître! - qui travaillent avec les populations concernées pour les rendre créatrices de leur lieu de vie. Je vous laisse à décider de ce qui est le plus proche d’une saine démocratie.

 

Citoyens, ne raisonnez pas techniquement, comme vous y invitent les experts : la technique est leur cheval de Troie. Vous proposer une solution, comme l’exploitation des gaz de schiste, c’est avoir choisi le problème à votre place. Ce n’est pas démocratique.

 

(1)    http://www.wikio.fr/video/alerte-gaz-schiste---coup-lepag...

 

19/03/2011

Démocratie (I)

 

 

Rousseau, dans le Contrat social, avait bien pressenti que le problème de la démocratie était son contournement par ce qu'il appelait des "factions". Les factions sont des regroupements d'intérêts sectoriels en vue de court-circuiter l'intérêt général. On a assimilé les factions aux partis politiques et on se souviendra des anathèmes - justifiés - que de Gaulle jeta sur le "régime des partis". Nous en avons toujours l’exemple sous les yeux quand des mesures sont adoptées grâce à la discipline de parti, après un faux débat amenant un vote sans surprise. Il est bien rare que des députés, même s’ils ont reçu de nombreuses mises en garde de leurs électeurs enfreignent cette discipline. Etre mis au ban de la famille leur coûterait plus cher qu’une petite trahison à l’intérêt général.


Mais les factions qui font litière de l'intérêt général ne sont pas que les partis politiques. Nous avons aussi les « lobbies », du nom du vestibule où, aux Etats-Unis, les hommes d’affaires rencontraient les membres du parlement pour les acheter ou les influencer. Ces lobbies, au cours du temps, ont mobilisé des moyens, développé des stratégies, cultivé un savoir-faire et une influence considérables. Par exemple, selon l’agence indépendante Center for Responsive Politics  - http://www.opensecrets.org/  - les compagnies pharmaceutiques américaines ont investi 900 millions de dollars dans leurs activités de lobbying entre 1998 et 2005. Rien qu’aux Etats-Unis, elles auraient influencé, entre 1998 et 2004, plus 1600 dispositions légales dans le domaine de la santé.  A Washington – la capitale fédérale – le lobbying de Big Pharma emploie plus de 1200 personnes. 

 

La stratégie du lobbying est de s’adresser à l’ensemble des acteurs qu’un sujet concerne de manière directe et indirecte et de jouer à chacun de son instrument préféré. Non seulement le Législateur, mais aussi les milieux professionnels, l’enseignement, les publications de recherche, certains chercheurs, certaines ONG, etc. sont approchés et caressés dans le sens du poil. Les moyens d’action varient en fonction de l’honnêteté, de la naïveté et des motivations de ces interlocuteurs. Ils vont du financement des partis politiques à celui de certaines bourses et recherches, en passant par la fourniture d’ « informations scientifiques » aux décideurs politiques, l’organisation de colloques et de séminaires, et la corruption.   

 

Derrière les actions repérables du lobbying des grandes compagnies, on peut discerner aujourd’hui un plan d’ensemble : réduire l’économie de la gratuité au profit de l’économie marchande. Par exemple, le patron de Nestlé allait jusqu’à déclarer qu’il ne voyait pas pourquoi « on n’aurait pas le droit de faire payer aux gens l’air qu’ils respirent ». Quant à la stratégie, elle consiste à disqualifier tout ce qui n’est pas industriel. Pour cela, on fera s’alourdir les mesures règlementaires et on induira la promulgation de normes de plus en plus exigeantes. Il s’agit de rendre hors-la-loi les biens et les services issus de la gratuité et de plus en plus difficile l’équilibre économique des organisations de taille modeste. Avec, bien sûr, la main sur le cœur. Au nom de la protection du consommateur ou du bénéfice pour la société.

 

La protection du consommateur et le bénéfice de la société, c’est l’argument pour les naïfs ou pour ceux qui, toujours à courir, n’ont pas le temps de prendre du recul. C’est aussi une bonne recette pour influencer certains esprits inaptes à une vision globale des choses : vous noterez que la plupart des grandes erreurs viennent de s’être écrasé le nez sur un problème. La solution qui en résulte devient rapidement un problème à son tour.  

 

Bien sûr, il y a d’autres leviers. Certaines personnes, on le sait, résistent difficilement à l’attrait d’un virement sur un compte en Suisse. Ce ne sont pas forcément les plus nombreuses et les plus dangereuses. Les plus dangereux, comme toujours, ce sont les honnêtes gens. Ceux qui n’accepteraient pas un sou mais dont on va panser les plaies narcissiques en les invitant dans des lieux prestigieux où, en noble compagnie, ils auront l’impression d’être reconnus par la cour des grands. Ceux qui ont une idée fixe, une idéologie, un complexe de justicier, à qui on va faire valoir la grandeur de la cause qu’on leur propose de défendre : la santé des populations, l’éradication de la faim et de l’obscurantisme, le progrès de la science et de la technique, etc. Ceux-là vont se sentir envahi par l’esprit du Saint-Office et, suivant leurs influences, enverront des médecins au tribunal, déclencheront des descentes de la maréchaussée, diligenteront les agents de la répression des fraudes.  Si vous avez des doutes, confiez à Google des noms comme Martine Gardénal, Terre du Ciel ou Kokopelli.

 

Un aspect du lobbying est le développement de réseaux d’interlocuteurs dans tous les milieux sensibles. Cela permet de désigner les personnes ou les organisations qu’il leur paraît utile de harceler. Le tissage de ces réseaux permet aussi parfois des alliances étonnantes : par exemple, en France, où certains pratiquent la chasse aux sectes comme d’autres ont pratiqué le maccarthysme, on aperçoit de temps en temps la tentative d’un amalgame entre bio, médecines alternatives et dérives sectaires, mais on découvre aussi que certains pères la pudeur ne sont pas sans lien avec Big Pharma.


En conclusion, je vous laisse réfléchir sur cette citation de Jürgen Habermas : « Les déficits démocratiques se font sentir chaque fois que le cercle des personnes qui participent aux décisions démocratiques ne recoupe pas le cercle de ceux qui subissent les conséquences de ces décisions. » (in Après l’État-nation, une nouvelle constellation politique).

09/03/2011

Réalités diminuées

 

 

La réalité augmentée, c’est lorsque, vous promenant dans une ville inconnue, vous disposez d’informations qui se superposent à la perception des lieux que vous parcourez. Vous portez par exemple des lunettes qui, lorsque vous regardez tel monument, vous affichent son nom et sa date de construction. Si vous êtes à Provins, vous pourrez lire en surimpression : « Tour de César, XIIème siècle ». Si vous vous flânez dans un arboretum, ce sera : « Ginkgo biloba, arbre aux mille écus, Japon ». Vos lunettes reconnaissent le lieu où vous êtes, ce que vous regardez, et elles le combinent avec les informations qu’elles tirent d’une base de données.

 

Anne-Caroline Paucot - http://www.dicodufutur.com/ - qui  n’est jamais en manque d’imagination, proposait que l’on dispose à l’inverse de lunettes « à réalité diminuée » pour s’épargner des perceptions désagréables. Ainsi, l’on allègerait certaines réunions en gommant les stupidités qui s’y disent et les grimaces des hypocrites.

 

En fait, notre appareil cognitif combine déjà les deux modes : réalité augmentée ou réalité diminuée. On sait par exemple maintenant que ce que nous prenons pour la perception pure d’un objet résulte en fait, pour 75% au moins, d’une reconstruction du cerveau. A partir de quelques détails significatifs, celui-ci identifie l’objet probable et rajoute des pixels comme un peintre remplit les blancs de sa toile. On voit les avantages et les inconvénients de ce mode opératoire. Il est économe et rapide, mais peut porter à l’erreur, comme ce maréchal de Napoléon qui, apercevant dans un couloir sombre une statue voilée, crut avoir affaire à un fantôme. Il peut aussi laisser de côté les signes de changements lents au profit d’une image stable, surtout si elle nous rassure. « Du pétrole, il y en aura toujours. »

 

Dans le registre de la réalité diminuée, vous avez sans doute vécu cette expérience désespérante d’être pour certaines personnes - parents, hiérarchiques, enseignants – et  malgré les années, les épreuves, les efforts, le travail sur soi, « toujours le même ». « Tu ne changeras jamais ! » L’effet Pygmalion ici ne joue pas en faveur de l’évolution ! Vous connaissez sans doute aussi des gens qui regardent toujours le monde à travers la même fenêtre. Quelque information qu’ils puissent avoir sous les yeux, rien n’entrera jamais dans leur esprit qui ne soit en accord avec leurs préjugés. J’en connais qui ne voient, partout, que multiplication de femmes voilées, et d’autres que lendemains qui chantent grâce à la science et à la technique. Réalité augmentée ou diminuée ?

 

Dans mon domaine, celui de la prospective et de l’intelligence stratégique, j’ai principalement affaire à deux attitudes : on ne voit que ce qui change ou on ne voit que ce qui ne change pas. Ce qui change et ce qui ne change pas peut d’ailleurs être l’objet d’un traitement sélectif au sein d’un même individu: dans un domaine, il ne verra que ce qui change, dans un autre que ce qui ne change pas. Une majorité, globalement, me semble portée à ne pas voir la portée possible de ce qui change. Pour elle, demain sera comme aujourd’hui. Tout au plus vous concèdera-t-elle quelques % de variation : peut-être y aura-t-il un peu moins de sel et un peu plus de poivre, mais, dans l’ensemble, c’est la même recette, le même goût. On a l’impression que ces gens-là n’ont pas de perspective historique, qu’ils ont oublié combien le monde a changé en cinquante ans, et qu’ils n’admettent pas qu’il puisse connaître des changements de même ampleur. Surtout, ils ne peuvent pas imaginer que la course de l’Histoire puisse bifurquer.

 

Lorsque vous animez un exercice de prospective,  les participants qui ont cette structure mentale constituent un frein permanent. Impossible pour eux, même par hypothèse, que demain soit radicalement différent d’aujourd’hui ! Ils freinent des quatre fers et empêchent les autres d’avancer. Tout ce que vous pouvez relever comme « signaux faibles » est renvoyé dans l’insignifiance : « Oui, mais vous avez vu les chiffres que vous donnez, c’est marginal ! » Impossible même de leur faire accepter qu’une constellation de signaux faibles puisse suggérer une forme en émergence. Il me reste alors à leur rappeler l’improbabilité, selon leur mode de raisonnement, qu’un spermatozoïde de 5 microns et un ovule de 60 puissent devenir un lourdaud de cent cinquante livres !

 

Notre malheur est en partie là, dans ce refus de suspendre notre jugement pour nous rendre perméable au futur. Ce refus nous condamne à attendre que les évènements se produisent et à en être les jouets.