22/05/2011
Identité suicidaire
Une histoire simple.
Cadre moyen, Dominique, mari de Karen et père de Néo et Alix, est au chômage depuis bientôt un an. Histoire classique de l’entreprise rachetée par des actionnaires successifs et qui, à chaque tour de roulette, débarque un lot supplémentaire de ses salariés. Dominique qui avait eu de la chance au début, a fini par se retrouver dans une charrette. Il s’est inscrit à Pôle Emploi. Il a appris à faire un cv et une lettre de motivation. Il a appris à utiliser Internet pour « poster » des candidatures. Au début, il a eu quelques entretiens. Il est même passé, une fois, tout près de l’embauche. Mais il fallait déménager à l’autre bout du pays et Karen aurait dû quitter un emploi solide pour le suivre. Ou, autre solution, ils auraient dû accepter de ne se voir que le week end - et encore une fois sur deux car l’employeur ne voulait pas payer le billet d’avion. Karen et Dominique décidèrent d’espérer une autre offre. Les mois ont passé et n’ont rien apporté.
Karen, qui aime sincèrement Dominique, l’a vu changer peu à peu. Elle a senti diminuer son allant et s’altérer son humeur. Avec chaleur et sincérité, elle a maintes fois essayé de lui redonner du courage. « Tu finiras par trouver quelque chose, tu es compétent, il ne faut pas tomber les bras ! » Mais, depuis deux mois, elle a l’impression d’être de plus en plus maladroite. Plus elle pousse Dominique, plus il fait le mort. Au vrai, il devient taciturne. Sinistre même. Il rabroue les enfants. A table, Karen a l’impression qu’il les regarde comme s’il leur reprochait ce qu’ils mangent.
Financièrement, la famille peut tenir le coup encore quelques mois. Mais si Dominique ne retrouve pas un emploi, la vie va devenir très difficile. Karen y pense de plus en plus et commence à ressentir l’angoisse de la précarité. Or, lorsqu’elle part le matin à son travail, son mari dort encore (à moins qu'il fasse semblant) et, le soir, quand elle rentre, il est rivé à son ordinateur. Il y est souvent encore quand elle va se coucher. Il lui arrive même de plus en plus souvent de s’endormir sur le divan et d’y rester. Au début, c’était pour rechercher du travail. Il avait acheté un livre : « Comment retrouver un job grâce à Internet » et, plein de confiance, s’y était donné « à donf ». Récemment, Karen a regardé par-dessus son épaule : il jouait en ligne à un jeu débile. D’ailleurs, il lui a jeté en retour un regard mauvais et a éteint l’écran avant de s’éloigner sans un mot.
Karen et Dominique ne font plus l’amour depuis environ trois mois. Qu’il fût salarié ou chômeur, Karen avait toujours du désir pour son mari. C’était toujours « son homme ». Pour elle, pas de différence. Mais pour Dominique, salarié ou chômeur, cela fait une différence. Au début, Karen a pris quelques initiatives, mais Dominique s’est dérobé, prétextant la fatigue. Un soir, imaginant son besoin de réconfort, Karen a juste voulu le serrer affectueusement dans ses bras. Dominique s’est dégagé avec agacement. La scène s’est reproduite et, une nuit, Karen a failli lui dire que ce n’était pas de sa faute, à elle, s’il ne trouvait pas un emploi. Mais, si elle l’a pensé, elle ne l’a point dit. Elle l’aimait encore beaucoup.
Au début, elle comprenait. Maintenant, un autre sentiment commence à recouvrir son empathie : celui d’être rejetée. Elle en souffre. Elle a l’impression d’être le bouc émissaire des difficultés de son mari. Elle a essayé d’en parler avec lui. Dominique a rompu sèchement la conversation. Karen commence à ne plus éprouver de désir pour cet homme qui n’est plus celui avec lequel elle avait décidé de fonder un foyer.
Or, Dominique n'est qu'un acteur d'une pièce qui n'existerait pas sans lui et qui n'existerait pas non plus sans Karen, sans leurs voisins et leurs relations. Le mal dont souffre Dominique, qui lui fait courir le risque d’être emporté - et d’entraîner les siens - dans la spirale de la destruction, est une production typiquement contemporaine: le surinvestissement identitaire dans le statut de travailleur. C'est toute la société moderne qui s'est organisée là dessus. Il semble que nous ne tirions notre valeur personnelle, le droit d’exister, d’être estimable et aimé, y compris de nos proches, que de ce statut. Au point que certains se suicident quand il menace l’identité qu’il avait d’abord contribué à construire. Que d’autres, comme le personnage central du film « L’adversaire », essaient de dissimuler qu’ils l’ont perdu. Et que d’autres encore, beaucoup plus nombreux, si on en croit les psychologues et les médecins du travail, le supportent comme un poison qu’ils doivent absorber chaque jour et ne rêvent que de fuite.
J’entends bien la vieille objurgation de saint Paul : « Celui qui ne travaille pas ne mange pas ! » Ce n’est pas ce que je questionne. Ce que je questionne, c’est le rôle que nous avons donné à la dimension identitaire de ce statut. Le rôle que nous lui conservons alors même que, depuis une vingtaine d’années, nonobstant les mérites des hommes et des femmes qui sont sur le marché du travail, il devient de plus en plus précaire. Un rôle si prédominant - pour ne pas dire si dominateur - que, s’il nous est retiré, quels que soient ces mérites et ces qualités, tout le reste est en panne, à commencer par notre élan vital. Comme si le fait d’être un père, une mère, un amant, un mélomane, un herboriste, un voisin ou un ami n’était qu’accessoire à ce rôle et ne représentait qu’une énergie bien faible dans notre économie intime.
Aux dernières nouvelles, Karen commence à avoir honte de Dominique. Elle l’aurait même traité de looser devant leurs enfants.
Il est temps de comprendre la prison dont nous sommes les co-auteurs.
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21/05/2011
L’insoutenable différence
Lettre adressée au courrier des lecteurs du New Global Time et publiée le 26 octobre 2046.
« J’ai décidé de quitter ce monde et je ne suis pas le seul. Quand je vous aurai dit que je mesure un mètre quatre-vingt cinq pour un poids de soixante dix-neuf kilos et un âge de cinquante ans ; que, depuis ma naissance, je suis en excellente santé, ne porte pas de lunettes, ne suis appareillé d’aucune manière et, malgré cela, cultive une assez bonne opinion de moi-même, vous aurez presque tout compris. L’intolérance de votre société nous est devenue insupportable. L’obsession agressive des braves gens à l’égard de ceux qui ne soutiennent pas l’emploi suscite en nous trop de dégout pour que nous continuions à vivre parmi vous.
Tel que je me suis décrit à l’instant, je promettais d’être dès ma naissance. Ma vie sociale a commencé par les moqueries des autres gamins. Jusque là, je n’avais essuyé que les regards incrédules et les remarques acides de mon père quand j’entrais le matin dans la cuisine pour le petit-déjeuner. Dans le genre : « Mais d’où sort-il celui-là ? » Ma mère lui répliquait invariablement : « Mais laisse-le tranquille. En prenant de l’âge, tu verras, il évoluera ». Moi, bien sûr, ces réflexions paternelles m’intriguaient autant qu’elles me mettaient mal à l’aise. J’avais fini par comprendre que les pères aiment se reconnaître dans leurs enfants. Pour le coup, d’évidence, il avait de quoi être frustré. Je ne pourrais guère mieux comparer mon géniteur supposé qu’au bon citoyen moyen : une masse ronde et blanchâtre d’où sortait de temps en temps une petite voix sifflante. Ma mère, à vrai dire, était si je puis dire du même tonneau ; mais heureusement elle ne paraissait pas avoir de doute quant au fait que je fusse le fruit de ses entrailles !
Je revois mon arrivée à l’école, quand une vingtaine de paires d’yeux arrondis se posèrent sur moi, incrédules. « C’est un mec ça ? » « Eh ! Dave, t’as vu ce vomi de rat ? » « Il s’est échappé du cimetière ? » Tous les gamins qui me scrutaient, pantois devant mon physique, étaient à l’image de mes parents et des adultes que je connaissais. Ils étaient magnifiques : lourds, adipeux, faits de replis empilés comme ces chiens dont j’ai oublié la race. J’avais pensé me faire des amis et je trouvais des juges mal disposés à mon égard. Ils auraient pu me plaindre, mais non. J’ai encaissé le coup. Le regard de l’institutrice ne fut guère plus amène. « Encore un anormal » sembla-t-elle se dire derrière ses hublots. « Allons ma vieille, attention à l’effet Pygmalion, mettons-nous en ++ ». Les choses ne s’arrangèrent pas au moment du déjeuner. Tous les gamins avant d’engloutir leur ration ordinaire – dont le cinquième me suffisait - sortirent de leurs sacs à roulette des gélules, des cachets, des tablettes qu’ils déglutirent ou sucèrent avec les marques d’une grande habitude. Je ne pouvais même pas créer là un terrain de complicité ; mon organisme débile n’avait besoin de rien : ni médicament, ni alicament. Le désespoir ! J’ai bien tenté le lendemain de prendre quelques substances chipées dans l’armoire familiale pour faire comme tout le monde, mais j’en fus ce jour-là et les suivants tellement malade que je renonçai au subterfuge. Tant pis pour la vie sociale et les amitiés.
Ce furent là les débuts d’une vie qui ne s’annonçait pas facile. Plus tard, j’eus évidemment du mal à trouver du travail. Les recruteurs, dès qu’ils me voyaient arriver du fond du couloir, me regardaient avec suspicion. L’un d’eux, un jour - sûrement pour me déstabiliser - me demanda si j’étais sûr d’être né sur cette planète. Heureusement, nous eûmes pendant quelques années des lois sur la discrimination positive. Puis, un nouveau gouvernement décida que « l’assistanat » était nuisible à la santé de l’économie – que, par exemple, la misère engendrant la violence était favorable aux emplois de sécurité - et revinrent les années de galère. Galère identique, tout naturellement, pour me trouver une compagne. Amateur de magazines et de films glamour, je n’avais d’autre idéal que celui des tous les hommes de ma génération : une femme la plus énorme possible, le crâne rose entre les mèches pâles, de tout petits yeux et des soupirs fatigués dans la voix. De ce point de vue-là, j’étais dans la norme. Mais, en revanche, ces magnifiques nanas de graisse molle que je convoitais n’avaient que du dégoût pour ma personne fluette et trop ferme… Ce qui me sauvait, c’est que j’avais depuis toujours une irrésistible envie de me dépenser physiquement. Après avoir parcouru au trot enlevé une douzaine de kilomètres, je me sentais bien dans ma peau, quelque bizarre et inadéquate qu’elle parût aux autres. Mais, comme vous pouvez l’imaginer, cela me perdait aussi en brûlant le peu de gras que j’aurais pu faire - d’autant que mon appétit, quoi que je fisse, continuait à se contenter d’une poignée de calories.
J’aurais pu trouver un petit bonheur à vivre ainsi. C’était sans compter sur la télévision, sans cette satanée émission de Globish Channel qui eut un retentissement extraordinaire à la fois dans le monde et dans ma vie. Un soir, un économiste brillant expliqua doctement que la santé de l’économie, donc de l’emploi, dépendait de notre niveau de consommation. Il détailla les emplois des différents secteurs - l’alimentation, la pharmacie, les vaccins, la sécurité, la banque, le cinéma, etc. – qui avaient besoin de notre engagement. Quelques actionnaires expliquèrent ensuite que la première victime d’une consommation insuffisante serait la recherche et le développement des nouveaux produits. « Vous imaginez ce que cela signifie en ce qui concerne la santé ? » Dans la foulée, vinrent témoigner des salariés, syndiqués ou non, qui confiaient à la caméra, des larmes aux yeux et dans la voix, leur angoisse du lendemain. En conclusion, l’économiste fit le portrait de « l’ennemi public économique numéro 1 ». Et je me reconnus ! Je mangeais peu, je ne dépensais rien pour mes loisirs, je n’avais pas besoin de crédit, je me déplaçais à vélo, je ne fréquentais pas les salles de fitness, je n’avais pas besoin d’examens médicaux et encore moins de drogues ou d’opérations – et même pas d’une psychanalyse...
Si j’avais été le seul à m’identifier, ce n’aurait pas été trop grave. Mais, comme il y avait eu une aggravation terrible du chômage au cours des derniers mois, énorme fut l’audience de cette émission. Pour ceux qui lisent encore des livres d’histoire, je ne peux trouver meilleure comparaison que la fixation que l’on fit il y a une trentaine d’années sur un nommé Ben Laden et sur ce que l’on appela, je crois, « l’islamisme ». Je n’étais pas le seul doté d’un physique débile. Nous étions une petite minorité que leur apparence même trahissait. Dès le lendemain de l’émission, nous devînmes « l’axe du mal ». Nous dûmes essuyer les regards torves des voisins de palier, surtout de ceux qui avaient des enfants au chômage. Puis ce furent les tracasseries et les descentes policières, ensuite les invectives politiques des partis extrémistes qui nous accusaient d’organiser un complot, en commençant par la démoralisation des populations honnêtes. Nos contempteurs s’enhardirent et, en pleine rue et en plein jour, nous jetèrent des pierres sans que personne ne levât le petit doigt. Il y eut même des groupes de jeunes qui se donnaient rendez-vous à la nuit pour ce qu’ils appelaient « une chasse au sous-homme ». Finalement, pour caresser l’opinion publique dans le sens du poil, le Parlement vota des lois discriminatoires. Comme le déclara la femme politique qui remporta l’élection présidentielle : « L’emploi doit aller à ceux qui le soutiennent ! »
Alors, avec ceux de nos semblables qui sont au même point de dégout, nous avons décidé de quitter votre monde. La suite est une autre histoire qui ne vous concerne pas. »
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16/05/2011
Bonheur intégré
Père prit la télécommande et, au bout de quelques secondes, les deux fenêtres latérales de notre salle à manger s’éclairèrent. Un paysage se mit à y défiler, où l’on voyait des montagnes bleues sur un ciel rose fuchsia, avec des torrents bondissants aux éclaboussures multicolores, bordés de fleurs aux belles formes complexes.
C’était son repas d’anniversaire, un moment où - nous en avions l’habitude - Père aimait nous parler du passé. D’ailleurs, nous aimions bien cela aussi.
- Vous devez vous souvenir des grandes épreuves que l’humanité a surmontées. Vous pourrez en connaître vous-mêmes, alors sachez qu’il n’y a rien dont l’intelligence et la créativité ne puissent venir à bout. Se souvenir du passé, c’est avoir foi dans l’avenir, même aux heures les plus sombres.
Il fut interrompu par une voix féminine qui prononçait doucement son prénom. Il se leva aussitôt et quelques secondes plus tard revint avec un plat fumant tout droit sorti du four à micro-ondes. Il posa le plat sur la table, soudain pensif.
Le petit dernier, que nous appelions « le gamin », en profita pour lui poser une question :
- Tu as changé la voix de la cuisine ?
Le père sembla se réveiller :
- Oui, en effet. C’est la voix de Juju Robineau…
- Je l’avais reconnue ! » s’exclama le gamin.
- Tu sais bien que Père est amoureux d’elle » railla ma sœur.
- Amoureux, il ne faut pas exagérer ! Ce n’est qu’un avatar. Mais, quand je me sens seul, cette voix me réconforte.
Le plat qu’il avait posé sur la table était en fait un puzzle composé de ramequins aux contenus différents afin que chacun eût une ration à son goût. A la couleur, nous savions où étaient le « goût poisson », le « goût viande blanche », etc.
- Je disais donc qu’il est important de puiser du courage dans les épreuves que les hommes ont déjà su dépasser pour continuer sur la voie du « bonheur intégré »…
Il piqua une bouchée prédécoupée et la mâcha en silence.
- Au début du XXIème siècle, nous espèce eut à faire face à un défi colossal. Le défi de l’énergie. Si nous ne l’avions pas relevé, nous serions aujourd’hui de retour à l’époque des cavernes, une vraie régression.
Il se versa un verre de vin bleu, aux beaux reflets de pétrole, et nous fit un clin d’œil : la couleur n’avait pas été choisie par hasard.
- Consommer, quand on a connu des millénaires de pénurie, c’est la base du bonheur. L’humanité, vous le savez, a longtemps vécu avec pour compagnons la faim, le froid, la maladie et, évidemment, la peur. Pendant des siècles, elle s’est déplacée lentement et péniblement. Ses distractions étaient frustres et consistaient souvent à se battre ou à créer des objets rudimentaires, maladroits et procurant peu de sensations.
Il devait aussi penser à ces autres distractions que se procurent réciproquement les hommes et les femmes, mais devant le gamin il laissa le sujet de côté. Je me souvenais cependant de ce qu’il m’avait un jour raconté : qu’en ces époques-là, la jouissance se réduisait à une brève impulsion et l’expérience d’une vie, souvent, à un seul partenaire, car la société (pour des raisons que je n’avais pas saisies) avait son mot à dire. Rien à voir avec…
- Nous avions jusque là vécu sur des sources d’énergie dont je vous ai déjà parlé et qui s’épuisaient rapidement, car procurer à des milliards d’êtres humains tout ce que l’industrie a permis de créer, cela demande beaucoup d’énergie. Il fallait donc à la fois économiser celle-ci et en trouver de nouvelles sources afin que le progrès se poursuive et puisse bénéficier à tous les habitants de la planète.
La voix douce de Juju Robineau nous annonça que la suite de notre repas était prête. Le gamin, une lueur espiègle dans les yeux, fit mine de se lever, mais Père le devança.
Père rapporta un dessert composé en apparence d’un amoncellement de pierres précieuses de toutes les couleurs. Quand on les mettait dans la bouche, elles s’évaporaient avec un grésillement, laissant dans le palais un parfum intense de fleurs. Certaines, en se dissolvant, disaient même « Merci… » avec des accents à la Juju Robineau. « Merci de me consommer… »
Aux fenêtres de la salle à manger passaient maintenant des prairies violettes que survolaient des libellules géantes irisées d’arcs-en-ciel.
- On prit donc des décisions très sages. Par exemple, les voyages étaient très consommateurs d’énergie. On décida donc qu’on voyagerait désormais virtuellement. Les technologies de la communication nous ont permis de reconstituer la réalité de manière très fidèle et, même, d’augmenter cette réalité pour la rendre encore plus belle qu’elle ne l’est. Bien sûr, quelques personnes aux responsabilités particulières, ou qui ont rendu de signalés services à la société de consommation – politiques, chanteurs, humoristes par exemple - conservent le droit de se déplacer réellement, mais elles sont nécessairement peu nombreuses. Pour des gens comme nous, les voyages sont virtuels et on ne saurait s’en plaindre car c’est une expérience bien supérieure à celle de la réalité.
Le gamin profita de la pause :
- Il paraît que même pour l’amour c’est encore mieux !
Au bord de l’éclat de rire, nous, les grands, nous piquâmes du nez dans notre bol. Le gamin avait toujours su se trouver des sources d’information.
- Tu as l’air d’en savoir plus que je ne pensais. En effet, nous avons augmenté la réalité dans ce domaine-là aussi. Mais, le plus important puisque tu évoques ce sujet, c’est que nous avons su augmenter la réalité des êtres humains eux-mêmes. Dans la mesure où l’on ne communique plus que grâce à la médiation technologique, on habille nos comportements, notre façon de parler, de bouger, notre odeur, notre timbre de voix, d’une virtualité qui permet à nos relations avec les autres d’approcher la perfection puisqu’elle correspond à ce que l’autre attend de nous et à ce que nous attendons de l’autre. Pour dire les choses brièvement : je vous apparais tel que vous me souhaitez et vous m’apparaissez tel que je vous souhaite.
- Mais alors, par exemple, ce que tu es vraiment, nous ne le saurons jamais ? » insista le gamin.
- Dans le virtuel, tout n’est pas faux. D’ailleurs, rien n’est faux : la cravate, le costume, les chaussures que je choisis pour m’habiller sont-ils faux ! Ne sont-ils pas des extensions de moi-même que j’ai choisies, qui sont l’expression de mon désir, donc de ce que je suis au plus intime de moi-même ? C’est la même chose pour l’EHA, l’être humain augmenté. Nous avons acquis la suprême liberté d’être nous-mêmes et de plaire à l’autre, sans devoir nous contraindre à perdre du poids ou à changer nos comportements. La médiation technologique, c’est comme un habit qui nous met en valeur en fonction des personnes avec qui nous sommes en relation.
Le gamin n’avait pas l’air satisfait de la réponse, mais Père embraya sur la suite de son propos.
- Alors que, les hydrocarbures s’épuisant, certains prophètes de malheur nous annonçaient la fin de la civilisation industrielle et de ses bienfaits et voulaient nous renvoyer, comme je le disais, à l’époque des cavernes, on découvrit de nouvelles sources d’énergie - les gaz de schiste par exemple - beaucoup mieux réparties que les hydrocarbures. Tous les pays ou presque se mirent à creuser, à pomper, à transformer, et ce fut le deuxième âge industriel, dont nous bénéficions aujourd’hui pleinement…
Le gamin tripotait la télécommande. Aux fenêtres, les paysages se mirent à changer en saccades. Il leva les yeux vers Père. Je sentis qu’il hésitait à poser une question qu’il avait au bord des lèvres. Mais il avait choisi d’être brave :
- Et si la médiation technologique nous empêchait juste de voir que nous sommes devenus laids, stupides et méchants ?
Avant que personne n’ait eu le temps de répondre, il appuya sur un bouton de la télécommande :
- Et s’il en était de même pour la planète ? Je veux dire : si nous l’avions rendue si moche qu’on ne veut plus nous la montrer qu à travers des films de synthèse ?
Les images oniriques qui avaient défilé jusque là furent remplacées par des plans d’une horreur indescriptible : paysages noircis et pelés, couverts ici et là de gigantesques constructions industrielles, ciels chargés de suie et de fumée jaunâtres, rares êtres vivants, végétaux ou animaux, manifestement dégénérés. Nous reconnûmes tous une de ces œuvres qu’on appelle « réalité piratée », réalisée par des gens qui prétendent montrer la vérité. Le gamin avait dû fouiner longtemps en cachette pour parvenir à récupérer celle-là.
Père eut le dernier mot. Avec sérénité, il demanda :
- Dans tous les cas, ce ne sont que des images sur un écran. Alors, ne vaut-il pas mieux regarder celles qui nous font du bien ?
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