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11/07/2011

"Les Ombres de la Caverne" aujourd'hui en librairie

 

Couverture.pngSous ce titre, les éditions Hermann me font l’honneur de mettre aujourd'hui en librairie un recueil de chroniques extraites de ce blog…

Le philosophe Alain l’a écrit : « il faut se passer des moments de vanité comme on sort devant sa porte pour prendre le soleil ». C’est ainsi que je prends la publication de ce recueil par Philippe Fauvernier et c’est ainsi que je prends aussi la bien trop élogieuse préface de mon ami Pierre Blanc-Sahnoun.  Mais j’ai un principe : savoir recevoir est aussi important que savoir donner. Or, il y a dans cette publication et dans ces éloges l’expression d’une affection et d’une complicité que j’accueille l’une et l’autre à bras ouverts.

Lorsque, en suivant mes impulsions du moment, j’ai publié ces chroniques au fil des jours, je n’avais nullement à l’esprit qu’elles pourraient être rassemblées pour former un livre. Cela valait sans doute mieux : j’eusse écrit trois fois moins, histoire de lécher mon style et de lisser ce qui y relèverait un peu trop de l’humeur. Pis : me connaissant, il est probable que la recherche de la perfection et de la mesure aurait finalement rendu ma plume stérile. Les choses sont donc bien comme elles sont. L’existence, s’il faut choisir, vaut mieux que la perfection.

 A quelles motivations ai-je obéi lorsque, il y a une paire d’années, je me suis mis à livrer sur la Toile ce que m’inspiraient faits d’actualité, rencontres, films ou lectures ? Je crois que j’avais une très grande envie de partager une certaine forme de résistance, et d’abord de résistance au prêt-à-penser auquel nous expose notre pente naturelle. Ma vie a été jalonnée d’étonnements, le moindre n’étant pas de me trouver souvent le seul à m’étonner. Le communément admis est devenu pour moi un objet de méfiance, les dérives de l’autorité, quelle qu’en soit la nature, et les molles barrières qu’elle rencontre, un phénomène à surveiller. J’en suis venu à apprécier la remise en question des consensus de complaisance qui, plus souvent que les actes criminels eux-mêmes, nous procurent dévoiements et épreuves. 

L’histoire des grands découvreurs – explorateurs, chercheurs, penseurs, artistes, inventeurs… -  a passionné ma jeunesse. Or, une chose m’y surprenait constamment : l’entêtement de leurs contemporains à refuser ce que ces hommes inspirés leur apportaient sur un plateau. Pis que cela : on ne lésinait pas sur les moyens afin de nier, de ridiculiser et d’évacuer des idées qui, finalement, ne pouvaient que percer: la rotondité de la Terre, l’existence des microbes, l’envol du plus lourd que l’air, la théorie de la relativité… Qu’est-ce qui faisait donc qu’à certains moments, dans certaines circonstances, l’intelligence des hommes parmi les plus brillants d’une époque semblait s’enrayer ? Passe encore les querelles théologiques ! Mais le domaine où la raison devrait être naturellement aux commandes, je veux parler des sciences, n’était pas le moins exempt de passions aveugles et d’indignes chasses aux sorcières. C’est ainsi que je devins ombrageux à l’égard des certitudes.

Il m’arriva aussi de croiser des « cygnes noirs »* et de devoir constater que le monde n’était pas ce qu’il paraissait. Combien de fois l’évidence d’un évènement imminent ne se manifestait-elle qu’après qu’il fût survenu ! Combien de fois les mêmes experts expliquaient-ils sans rougir ex post ce qu’ils n’avaient pas vu venir ex ante ? Je suis parvenu à la conviction que notre représentation du monde, même quand elle se prétend rationnelle, n’est qu’une forme de choix. Comme l’a montré le professeur Berthoz**, notre cerveau décide à tout instant de l’univers le plus probable dans lequel nous sommes. Dire que la réalité est ceci ou cela est donc, en ultime analyse, un pari. A ce pari, les gagnants et les perdants sont parfois inattendus. De Gaulle, pendant la deuxième guerre mondiale, en fera la démonstration face à Pétain. Dans un registre tout différent, l’éditeur qui a accepté de publier Harry Potter, alors que dix autres avant lui l’avaient refusé, en a fait une autre. Et est-il besoin de revenir sur la diabolique surprise des subprimes ? En bien ou en mal, il y a toujours, dissimulées derrière notre représentation du monde, plus de potentialités qu’on n’imagine. J’ai adopté, quand je l’ai découvert, l’avertissement de Jules Lagneau : il faut se méfier de penser trop facilement.

S’abuser soi-même est aussi une pente que polissent nos peurs et nos désirs et que lubrifie la paresse de l’esprit. Cela vaut individuellement comme collectivement. Un autre de mes plus anciens sujets d’intérêt est le processus par lequel un groupe d’humains, une entreprise, un pays, les adeptes d’une religion ou d’un mouvement, se jettent dans l’erreur et parfois dans les pires errements. Suivant le registre du drame, une communauté se suicidera, des tribus ruineront leur écosystème et disparaîtront, une entreprise fera faillite en détruisant des milliers d’emplois, ou encore des peuples civilisés tenteront de s’anéantir. Mais il y a pire, peut-être, que d’errer : c’est quand les survivants se rendent compte que le drame aurait pu être évité, car peu nombreux étaient ceux qui avaient envie d’aller où on est allé, de faire ce que l’on a fait… Je suis aussi devenu ombrageux à l’égard des histoires qu’on se raconte jusqu’au délire, sans esprit critique.

Un autre grand motif d’émoi et de scandale, pour moi, sera toujours la perversion qui parvient à tirer d’une histoire ou d’une éthique le contraire de ce qu’elle prône… Au nom du Christ qui a prêché l’amour, on aura des siècles de persécution, de spoliation, de tortures.  Au nom de la science, on tentera régulièrement d’étouffer des découvertes et de discréditer leurs auteurs. Au nom d’une société plus juste à construire, on dispersera des familles, déportera des populations, asservira des peuples. Au nom de l’esprit du sport, on promouvra la rapacité, l’affairisme, le cynisme, la compétition sans âme. Que de contradictions insupportables ! Mais, plus étonnant et scandaleux encore que ces contradictions, l’aveuglement collectif qui les protège.

Alors, pour accepter ainsi de faire ce qu’il ne veut pas, d’aller où il ne souhaite pas, d’engraisser ses ennemis et de soutenir des causes opposées aux valeurs qu’il chérit, l’homme serait-il définitivement un être sans cohérence? Notre condition serait-elle celle de l’impuissance et notre liberté une illusion ? L’histoire serait-elle écrite d’avance ? Je ne le crois pas. Mais je pense que nous touchons ici au point le plus sensible. Espèce paradoxale, capables de liberté, de lucidité et de courage, nous sommes aussi la source de notre propre asservissement. C’est nous qui nous refusons l’effort du recul libérateur. C’est nous qui donnons notre « temps de cerveau disponible » à des histoires qui nous anesthésient. C’est nous qui donnons pouvoir aux bateleurs. C’est nous qui posons notre tête sur le billot et nous y endormons.

Penser, penser vraiment, être lucide, requiert de l’énergie. Pour emprunter le langage des financiers, c’est un investissement. Mais, quel qu’en soit le coût, penser est urgent. Les menaces, aujourd’hui, sont multiples et écrasantes. La capacité de la Terre à nous supporter, nous et nos appétits, est première en jeu. Dans le prolongement de ce constat, ce dont il s’agit aussi, c’est de l’existence d’une société juste et démocratique : dans la débâcle qui se profile, un tout petit nombre de privilégiés n’aura aucun mal à se ménager des îlots de beauté et de confort tandis que le reste de l’humanité pataugera dans ses poubelles. Ces happy few ont d’ailleurs commencé à s’organiser.

Ultime enjeu : celui de l’humanité même, au cœur de chaque homme. Comme l’a montré Edgar Morin, l’homme fait la société et la société en retour fait l’homme. De quel genre d’homme souhaitons-nous voir l’avènement ? Que voulons-nous que soient nos enfants et nos petits-enfants ? Des créatures infantilisées, sous influence, ballotées par leurs pulsions téléguidées de consommateurs ? Des êtres vivotant à la recherche de leur minimum vital ? De bons petits soldats du monde de l’hyper-concurrence, champions de l’aveuglement, si bien conditionnés qu’ils se font les complices de n’importe quoi pour peu qu’ils figurent au tableau d’honneur trimestriel ?

Non, évidemment. Ce n’est pas cela que nous espérons de l’avenir. Ce n’est pas cela que nous souhaitons à nos enfants et aux enfants de nos enfants. Alors, soyons cohérents. Cultivons l’énergie et le courage de la lucidité. Déjouons tout ce qui prétend nous mettre sous influence, et méfions-nous du pire des pièges : celui de nous croire impuissants. L’impuissance n’existe pas. Seule existe la démission.

 Présentation du livre par l'éditeur: Les Ombres de la Caverne-bd.pdf

* Le cygne noir, Nassim Nicholas Taleb, Les Belles Lettres.

** La Décision, Alain Berthoz, Odile Jacob.

 

09/07/2011

Godillots (2)

 

 

Qu’est-ce qui fait donc que les godillots choisissent de quitter leurs champs, leur famille, leur amis, leur communauté, pour se mettre aux ordres de chefs lointains qui vont les jeter dans des conflits meurtriers ou bien faire de leur vie une prison dorée où les ordres de la direction, la vision d’un seul, primeront sur toute autre considération ? J’ai déjà raconté l’histoire de ce père de famille, honnête homme – et je le dis sans ironie aucune – qui, sans état d’âme, fit un jour raser un village chinois pour qu’une usine de la multinationale qui l’employait pût s’agrandir. Mais je pourrais aussi inviter à témoigner tous ceux  qui, exécuteurs de hautes ou de basses œuvres, renoncèrent jusqu’à la vieillesse à toute prise d’initiative personnelle et ne firent de leur intelligence et de leurs talents qu’un outil d’exécution. Comment et pourquoi choisit-on de devenir godillot ?

 

Il est hors de question d’attribuer la responsabilité exclusive du phénomène à ceux qui - comme je les ai définis dans une précédente chronique – « veulent devenir les grands de ce monde » et qui recrutent valets, laquais, officiers et chair à canon. Ce serait passer à côté du cœur de ce phénomène qu’on appelle le pouvoir : aucun homme ne peut régner sur d’autres sans que ceux-ci se dessaisissent de leur liberté à son profit. Ce sont ces renoncements multipliés qui fondent sa puissance et c’est leur nombre qui en fixe l’étendue.

 

La liberté est un des neuf besoins fondamentaux que Max-Neef attribue à l’être humain. Mais l’économiste chilien  a aussi bien mis en lumière que les hommes peuvent arbitrer entre leurs besoins fondamentaux et choisir de satisfaire certains au détriment des autres. Il appelle cela des transactions. Par exemple, le renoncement à la liberté est souvent une transaction au profit de la sécurité. Vous pouvez ainsi vous interdire de sortir après minuit ou de vous baigner dans une eau trop froide. Mais vous pouvez aussi vous retrouver pris dans des systèmes pervers où vous renoncerez à votre liberté pour vous protéger de celui qui, à dessein, vous terrorise. Les proxénètes en usent à l’égard des insoumises, ces femmes qui prétendent pratiquer librement le commerce de leur corps. Mais certains chefs aussi, sur le mode évidemment psychologique, cultivent, par la peur de leur colère et de la disgrâce, la servilité de leur entourage. Au point que, dans certains milieux – et cela va de l’atelier mécanique aux headquarters moquettés des grandes sociétés – on peut voir à l’œuvre le syndrome de Stockholm : quand le tyran laisse percer un semblant d’amabilité, sa victime s’en retrouve énamourée.

 

Les relations d’autorité et leurs dérives, cependant, ne sont pas une anomalie dans l'absolu. Elles n’existent que dans un monde où elles ont culturellement leur place. Au plus simple, vous pouvez entendre par là que, dans un tel monde, les êtres humains sont d’accord pour que de telles relations existent. Mais je crois que c’est plus radical encore. Il n’y a de telles relations que parce qu’elles constituent pour tous un objet de désir ou, pour parler autrement, une représentation de la réussite. Avoir envie d’être khalife à la place du khalife, tout au moins rêver de l’être, c’est faire du khalifat une valeur, c’est donc vouloir son existence.  Après, la forme et le niveau de ce khalifat dépendent des gens, des lieux et des circonstances. Considérons qu'il y a isomorphisme de toute façon, que l'on parle du mac d'un quartier pourri, d'un grand prédateur comme Al Capone, d'un CEO anglo-saxon ou d'un homme politique français: cet isomorphisme, c'est la pyramide. Sans elle, d'abord, pas d'échelle - pas de "référentiel" - de réussite. Mais, gravir cette pyramide, c'est régner sur les étages inférieurs - et voyez, en passant, comme le langage est expressif: l'infériorité spatiale devient infériorité sociale. Par voie de conséquence, le pouvoir sur les autres est la chose désirable. Nous devons reconnaître que c’est par nos ambitions et nos rêves que nous avons la forme de société que nous avons.

 

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les fondements biologiques de la servitude volontaire. Ce sera pour une autre fois !

 

Les éditions Hermann viennent de publier une sélection de chroniques de ce blog sous le titre Les ombres de la caverne : http://www.editions-hermann.fr/ficheproduit.php?lang=fr&a...

08/07/2011

Nostalgies

 

 

J’ai connu la maison où mon père était né et où il avait grandi : une bourrine vendéenne blanchie à la chaux, dans le hameau de la Martinière, près de Grosbreuil. J’ai moi-même grandi dans une maison étroite, haute de deux étages, près du centre de Villeneuve-sur-Lot. Pas sur la « place aux cornières », qui est le vrai centre, le centre historique, mais tout près. J’ai connu aussi la maison où ma mère avait vécu son enfance, à quelques pas de là, au dessus de l’atelier de tailleur de son père. De son balcon, nous avons vu passer – je m’en souviens - le Général de Gaulle. J’ai même connu le village du Lot – Thédirac – où le père de ma mère avait été élevé. Jusque là, il y a une communauté de souvenirs: dans ma mémoire, plusieurs générations d’origines diverses se retrouvent dans des décors que mon cinéma intérieur est capable de reconstituer.

 

Ma fille et mes fils n’ont pas du tout connu la maison qui fut celle de mon enfance, celle que je quittais le matin pour me rendre à l’école. Tout au plus, la leur ai-je montrée de l’extérieur, en passant dans la rue des Frères-Clavet. Je ne sais même pas s’ils en ont le moindre souvenir. Mes deux aînés ont connu, pour y avoir vécu un peu leur petite enfance, la maison que mon père avait achetée et où nous avions emménagé avec mes grands-parents maternels l’année où je suis entré au lycée. J'y vivais encore quand ils sont nés. Même le petit dernier, qui est né plus tard à Toulouse et a grandi à Montastruc-la-Conseillère, en a un vague souvenir car nous y venions passer les fins de semaine, de temps en temps, auprès de ma mère. D’ailleurs, il est pris en photo dans le parc. Mais, pour lui, la vraie maison de son enfance, c’est celle de Montastruc-la-Conseillère. Là-dessus, la famille a franchi la Loire pour emménager fugacement une première fois à Eaubonne, dans le Val d’Oise, avant d’effectuer un repli stratégique à Montastruc et, quelques années plus tard, de revenir à Eaubonne, cette fois en ordre dispersé. Nous y sommes toujours en ce moment où je prends ma retraite. Une échéance, vous l'avez compris, qui invite à de nouveaux choix géographiques…

 

Pour moi, mes années d’enfance et de jeunesse se résument à la même ville et à deux maisons. Pour mes rejetons, quel  sera le lieu de vie qui marquera le plus leurs mémoires, qui est déjà pour eux le décor qui symbolise majoritairement leurs origines ? Probablement cet appartement de la chaussée Jules-César,  avec Paris à quelques minutes de train, qui correspond à leurs années d’adolescence et d’accès à l’âge adulte. Un appartement dont je me serai sans doute défait dans une paire d’année, excluant alors toute possibilité de retrouvailles saisonnières dans un lieu de mémoire commun… Restera heureusement notre ancrage vendéen et le territoire commun de nos mémoires sera peut-être la baie des Sables d’Olonne qu’à travers des lieux de séjour divers et variés nous avons fréquentée, les uns et les autres, depuis l’âge le plus tendre.

 

La mobilité – que je ne critique pas dans son essence - a dépossédé notre communauté familiale de lieux de mémoire communs. L’enfance de mes parents et la mienne communiquent encore, comme on dirait de certaines pièces d’une grande maison. J’ai vécu dans les mêmes lieux et, a minima, connu la même ville que mes parents. J’ai eu les mêmes pièces pour décor de référence, j’ai souvent utilisé les mêmes meubles, parfois mangé dans les assiettes que nos ancêtres avaient utilisées. Mais mon enfance et celle de ma fille et de mes fils ont déjà plus de mal à se trouver des passerelles. Il n’y a plus d’indivision. Pour refaire les liens, il faut quelques souvenirs précis. La maison de mon adolescence, c’est pour eux « la maison de mamie »: « Ah ! mais oui ! Je me souviens ! On avait fêté Noël à Villeneuve cette année-là. »

 

C’est peut-être parce que, l’un après l’autre, mes enfants se préparent à prendre leur envol et que, moi-même, d’une certaine manière, je suis en train de me défroisser les ailes. En tout cas, je ressens la nostalgie non du temps passé, mais d’un lieu qui réunirait nos mémoires, qui réunirait dans le même espace physique les vivants d’aujourd’hui et ceux qui les ont précédés. Un lieu où nous pourrions même imaginer retrouver un jour nos descendants. Bref, une demeure familiale.