UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04/08/2011

Les raisins de la colère

 

 

J’ai revu avant-hier soir le film tiré par John Ford du roman de John Steinbeck, avec le jeune Henry Fonda dans le rôle central. Alors que la Grande Dépression, partant de Wall Street, s’est abattue sur l’économie mondiale, l’Oklahoma et l’Arkansas sont en outre frappés, durant plusieurs années consécutives, par des tempêtes de poussières – le Dust bowl - qui ruinent l’agriculture. Les malheureux fermiers, dans l’incapacité d’honorer leurs dettes, sont violemment expulsés et, par millions, fuient sur les routes en direction de la Californie, où la cueillette des fruits a besoin de main d’œuvre. Tom Joad, qui vient de sortir de prison, arrive dans une ferme familiale désertée et finit par retrouver les siens chez un oncle, au moment où tous s’apprêtent à prendre la route dans leur vieux camion.

 

L’histoire aurait pu s’intituler Vae victis ! – Malheur aux vaincus ! Mais il y a tant d’histoires à qui ce titre irait bien ! Le malheur des uns a toujours procuré des opportunités au bonheur des autres. Les propriétaires et les prêteurs envoient leurs sbires s’assurer que les malheureux s’en vont bien et qu’ils ne seront pas tentés de revenir. Les bulldozers renversent les modestes bâtiments de bois, on les arrose d’essence, on les brûle. Les pauvres gens voient détruire ce qui a été leur vie. Après avoir cultivé la terre, ils sont devenus une mauvaise herbe qu’on arrache. Ils regardent, incrédules, ceux qui exécutent des ordres aussi cruels. Comment peuvent-ils faire cela ? Ne nous connaissions-nous pas ? Et c’est la réponse, toujours la même, de tous les fourriers de malheur depuis des siècles : « Je n’y suis pour rien dans ce qui vous arrive. Je ne fais que mon travail. Je suis payé pour cela. »

 

Il y aura un moment d’humanité, lorsque, dans un snack au bord de la route, une serveuse émue par la petite fille cède des friandises – et, par respect, sans le dire - en dessous de leur prix. Pourtant, deux minutes auparavant, la même femme avait refusé de ne vendre que du pain, la seule chose que la famille avait les moyens de payer, au motif « qu’ici ce sont des repas complets que l’on sert ». Ce n’était peut-être pas la réponse qu’elle avait envie de donner, mais celle, à son idée, que son chef attendait d’elle. Encore un réflexe de tous les temps. Heureusement, le chef intervient et ordonne qu’elle vende le morceau de pain. Au passage, on aura aussi reconnu une autre rengaine sempiternelle : en appeler aux normes, aux procédures et aux règlements pour se défausser de sa responsabilité personnelle.

 

Parvenus en Californie, ce sont d’autres avanies qui attendent les exilés. Ils viennent pour travailler et ils sont accueillis comme de la racaille. Il n’y a rien qui fasse davantage peur aux riches que les pauvres sans qui ils ne seraient pas riches. Police ou milice, contremaîtres ou chiens de garde, le mépris et la brutalité sont de règle. La famille est parquée, avec des centaines d’autres, dans un campement enserré de barbelés, aux rares points d’eau, et logée dans une baraque rudimentaire. Les salaires sont loin de correspondre aux promesses des prospectus : la « loi du marché » est à l’œuvre. Le gain d’une longue journée de travail permet à peine d’acheter de quoi manger à l’épicerie du camp. Loin d’être la terre promise, les grands vergers ne sont qu’un autre lieu d’exploitation de la misère.

 

Nous avons là la combinaison de trois phénomènes qui confèrent à cette histoire une actualité très sensible. Le Dust bowl de l’Oklahoma est une catastrophe écologique d’origine humaine : c’est le résultat d’une érosion causée par l’abus des labours. Le vent a fait le reste. La Grande Dépression, quant à elle, résulte de l’interaction entre l’économie réelle et les activités financières. Le troisième phénomène est social : quand la société, sous prétexte de vertu économique, ne fait qu’organiser la loi du plus fort. Les raisins de la colère : une histoire d’hier ou d’aujourd’hui ?

02/08/2011

Le risque

 

En juin, j’ai organisé un de mes séminaires sur Ouessant, « l’île sentinelle », la terre la plus à l’ouest de la France. Le thème était celui du risque, et, sous la houlette d’Ondine Morin, la jeune érudite locale, nous nous sommes mis d’abord dans l’ambiance en faisant la tournée nocturne des phares de l’île et en écoutant des histoires de navires naufragés sur les récifs, là, à portée de vue. Le lendemain matin, avec ma complice Anne Vermès, nous avons passé la matinée sur l’histoire du Titanic. Cette histoire est une véritable tragédie grecque. Elle est emblématique d’une forme de risque : celui qui naît des certitudes arrogantes. Souvenez-vous : au début du film de Cameron, le déjà très insupportable fiancé de Rose affirme péremptoirement : « Même Dieu ne pourrait pas couler le Titanic ! » On connaît la suite. Mais ce n’est pas Dieu qui a coulé le Titanic. Ce n’est même pas l’iceberg. C’est l’aveuglement des protagonistes de l’histoire.

 

L’après-midi, en contrepoint, fut consacrée au risque de vivre sur cette île que des tempêtes dévastatrices peuvent frapper. Là, pas question de nier que la chose puisse se produire : c’est le moment qui relève de l’imprévu, pas l’événement lui-même dont le retour est inscrit dans l'histoire. Là, pas question de manœuvre désespérée de dernière minute : une île ne peut changer de cap pour éviter le danger ! Et pas question, non plus, d’être résignés si l’on veut survivre et revivre. La lucidité prime, assortie d’une forme de sérénité impavide, avec l’intelligence des moyens à mettre en œuvre et la modestie qui permet de compter sur les autres quand les éléments se déchaînent. Contraste entre le risque nié et l’hybris qui présidèrent aux destinées du grand paquebot, et le risque reconnu et assumé par ceux qui ont fait le choix de la vie insulaire.

 

Deux attitudes opposées, donc, face au risque : d’un côté, la négation orgueilleuse, de l’autre le courage intelligent et modeste. Quand je regarde l’histoire dans laquelle nos sociétés se trouvent aujourd’hui embarquées, l’argent spéculatif qui tue l’économie réelle, la misère croissante des peuples qui furent les plus riches de la planète, le garrot de la dette souveraine qui se resserre impitoyablement, la course obsessionnelle à une croissance qui détruit notre écosystème, et notre « toujours plus de la même chose » sans que la récurrence des mêmes résultats indésirables nous fasse réfléchir, - quand je pense à tout cela, j’ai bien peur que nous ayons fait le choix collectif du Titanic. « Mais non, il n’y a pas d’icebergs sur notre route, pas en cette période de l’année ! Et d’ailleurs, même Dieu ne pourrait couler notre navire ! »

 

Vous voulez progresser ? Faites la liste des paquebots que vous pensez insubmersibles et imaginez – autorisez-vous juste à imaginer ! – que l’un ou l’autre ne le soit pas. Alors ? Vous trouvez cette gymnastique stupide ? Pour Descartes, ce ne serait rien d’autre que l’exercice du doute fondateur.