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30/09/2011

Commencements 2: "Libérer la vie"

 

Sommaire

 

 La seule chose qui puisse devenir fatale à l’homme, c’est de croire à la fatalité.  Martin Buber.

 

Andreu Solé

La comédie du bonheur

 

René Duringer

« Free lifers »

 

Deborah Frieze

L’avenir sans attendre

 

Yeu

Grains de sel sur une île

 

Laure Waridel

L’insoutenable illusion de notre impuissance

 

Antonin Léonard

Les technologies et la société du partage

 

Caroline Gervais

Entreprises : The Natural Step, un accélérateur de durabilité

 

Marc Tirel

La puissance inquiétante de l’école mutuelle

 

Sylvie Pouilly

Ralentir, c’est résister

 

CL Claridge

Australie : http://www.slowmovement.com/

 

« Demain, la vie »

A la recherche de soi : expérience d’une mise en abyme

 

Dr Cyrille Cahen

Revenir au désir essentiel

 

http://co-evolutionproject.org/index.php/boutique/adhesion/

29/09/2011

Appelé ou non, l’impossible sera au rendez-vous*

 

 

Pouvez-vous vous remettre dans votre système de convictions d’avant 2008 ? Si, dans un dîner en ville, l’on vous avait annoncé que des Etats parmi les plus riches du monde seraient ébranlés en raison de leurs dettes par les coups de boutoir du capitalisme planétaire et qu’il y aurait jusqu’à une remise en question de l’Euro, n’auriez-vous pas ri au nez du farfelu qui croyait ainsi se rendre intéressant ? Plus encore que d’en rire, je parie que vous en auriez été offusqué comme d’un blasphème. Mais aujourd’hui, peut-être me direz-vous que c’était prévisible et que cela n’a pas été pour vous une réelle surprise. Cela devait arriver. C’est seulement la vitesse du tsunami que l’on n’avait peut-être pas anticipée…

 

Ce que je viens d'évoquer, c’est le phénomène du « cygne noir » que décrit Nassim Nicholas Taleb dans le livre qui porte ce titre. Le cygne noir est un événement qu’on n’a pas anticipé, dont on aurait même nié la possibilité si quelqu’un avait eu l’audace de l’annoncer, et qui, une fois survenu, semble finalement logique à tout le monde. Cela ne pouvait pas ne pas arriver. En ce qui concerne la crise des subprimes, beaucoup de têtes pensantes ont prétendu après coup l’avoir vu se gonfler, mais ceux qui – comme Paul Jorion - l’on écrit de manière indubitable avant que l’évènement se produise, se comptent - pour la planète - sur les doigts d’une main.

 

L’histoire est pleine de cygnes noirs. Parallèlement, elle est pleine de Cassandre qui les avaient vu venir et que l’on conspue. Je pense, par exemple, à l'accueil qui fut réservé par l'intelligentsia économique aux premiers travaux du Club de Rome dans les années 70, ou au retour à la niche du malheureux qui voulut avertir le conseil d'administration de Kodak de la menace que le numérique faisait peser sur l'argentique. Pourquoi conspue-t-on Cassandre ? Seulement parce que ce qu’elle nous annonce est désagréable ? Certes, personne ne trouve plaisir à s’entendre promettre la ruine et la mort, et c’est compréhensible. Cependant, je crois que la raison de notre rejet est plus profonde. On craint moins de perdre ce que l’on a, richesse et confort, me semble-t-il, que de devoir renoncer à ses certitudes et, pour recourir à un concept qui pourra sembler un peu lourd mais qui dit bien ce qu'il veut dire, à la représentation que l'on se fait du monde. Nous pouvons comprendre là pourquoi la lucidité est toujours un effort.

Alors, quels sont les cygnes noirs que nous devrions guetter aujourd’hui et dont la seule évocation nous perturbe au point que nous préférons enfouir la tête dans le sable ? Si je vous dis par exemple: une crise énergétique qui va remettre en question toute notre façon de produire et de vivre, que ressentez-vous à me lire, qu’avez-vous envie de me répondre - voire de me rétorquer ? Sans doute, comme je l’entends souvent, qu’« on trouvera des solutions ! » Difficile, n’est-ce pas, d’imaginer que le monde de demain ne sera pas une image à peine retouchée de celui d’aujourd’hui ? Pourtant, regardons l'Histoire: les mondes se suivent et ne se ressemblent pas. Pourquoi le nôtre serait-il éternel ?

Mon génial ami Andreu Solé, que j’ai déjà cité ici et dont j’ai le bonheur de publier une interview dans le prochain numéro de Commencements, propose de nous voir, nous autres humains, comme des créateurs de monde incapables d’imaginer un autre monde que celui qu’ils ont créé et dans lequel ils se sont enfermés. Parce qu’un monde, dans ses fondements, c’est d’abord l’ensemble des choses que l’on juge possibles et impossibles. C’est pourquoi les cygnes noirs, qui sont parfois les indices d’un nouveau monde en émergence, nous passent sous le nez sans que nous les voyions : les possibles et les impossibles de notre monde – et c’est là leur puissance – interviennent à la source en filtrant ce que nous sommes capables de percevoir.

Si j’avais aujourd’hui un conseil à donner pour se préparer au futur proche, c’est de faire l'inventaire de nos dénis et de les regarder de plus près.

 

* Je paraphrase l’inscription que Carl-Gustav Jung avait apposée sur sa demeure : « Advocatus neque advocatus deus aderit ». Appelé ou non, le dieu sera présent.

25/09/2011

De deux Davis

 

 

Alors que les manifestations de soutien et les admonestations à l’Etat de Géorgie se multipliaient, je ne me suis pas senti d’aborder le sujet ici. J’ai signé la pétition, jugeant qu’une erreur judiciaire qui préserve une vie est préférable à une erreur judiciaire qui l’enlève. La peine de mort est une condamnation sans recours. La barbarie d’Etat, fût-elle légitimée par des lois des procédures respectées reste une barbarie. On reproche à l'assassin ce qu'on va lui faire subir. Quant à l’aspect dissuasif de la peine capitale, il ne peut même pas être démontré : les pays qui la pratiquent encore n’ont pas un niveau de sécurité supérieur au nôtre ! L’impression que j’ai, c’est que la peine de mort subsiste parce qu'elle répond au désir de vengeance d’une population, non à son besoin de justice. C’est donc un lynchage légalisé, pas autre chose. Mais là où la barbarie d’Etat a atteint un sommet, c’est quand le malheureux Troy Davies a passé ses quatre dernières heures attaché sur le siège létal à attendre une grâce éventuelle qui n’est pas venue. Cette cruauté institutionnelle, qu’elle soit couverte ou non par des procédures officielles, reste une abomination. Elle démontre qu’on peut avoir un état de droit, des structures démocratiques, et se comporter, parfois,  comme les pires des arriérés. La coquille ne fait pas tout.

 

Dans ma naïveté, je n’étais pas loin de croire que Troy Davis bénéficierait enfin d’une grâce, ne serait-ce qu’au bénéfice du doute qui, à lire ce qui s’est diffusé, paraissait énorme. Mais alors, l’émotion dépassée, comment expliquer le rejet final et l'exécution ? On en est, bien sûr, réduit aux supputations. Cependant, essayer de comprendre un phénomène qui nous scandalise est la meilleure chose à faire et peut-être, aussi, le plus fertile pour l’avenir. Alors, oui, qu'a-t-il pu se passer ?

 

La première chose qui me vient, c’est d’abord de questionner ma propre naïveté. Pourquoi ai-je cru, un moment, que Troy Davis serait gracié ? Parce que, comme d’habitude, je me suis laissé bercer par la vieille histoire de la Raison confrontée aux Passions et prenant le dessus ? Probable. Mais les gars, là-bas, ils ont été raisonnables, ils ont respecté les procédures et, là-dessus, il faut savoir que nos amis américains sont plus pointilleux qu’un rond-de-cuir de chez Colbert. Ce serait donc plutôt l’inverse : ils n’ont écouté que la raison, la froide raison, quand nous, nous étions dans l’émotion, la compassion - quand nous nous identifions à ce malheureux dans le couloir de la mort. Nous nous sommes racontés une histoire dans laquelle nous leur avions donné un rôle, mais eux, de fait, ils étaient dans une autre.

 

Alors, la deuxième chose qui m’est venue, c’est de m’imaginer à la place des gars de là-bas, ceux qui avaient le pouvoir d’épargner Troy Davis et qui ne l'ont pas fait. Le monde entier semblait s’élever contre eux. Ce sont eux, en définitive, que l’on jugeait. C’est contre eux que se gonflait un tsunami de pétitions, d’interpellations, d’admonestations. D’une certaine manière, leur intelligence et leur autorité étaient contestées à la face de la planète. Leur pays aurait dû se soumettre aux états d’âme étrangers! Alors, pour en finir avec cette contestation, ils ont choisi de montrer à l’opinion qu’ils étaient capables de la braver. C’est un des principes que j’ai décelé chez les gens de pouvoir : ne jamais se laisser emprisonner dans ce qui paraît impossible aux autres, ne jamais leur laisser dicter ce qui doit se passer sur le territoire que l’on contrôle, qu'il s'agisse d'annuler un grand raout ou de couper une tête. Romulus tue son propre frère et, par là, il fonde Rome. Il se peut, et cette supposition est infiniment dérangeante, que le tollé mondial en faveur de Troy Davis ait contribué à la décision inverse de celle qu’il voulait obtenir. Vous me direz que, s’ils avaient eu une once d’humanité, les gars de là-bas n’auraient pas dû choisir cette logique. Possible. Ce qui compte pour moi, c’est de comprendre, pour être plus efficace la prochaine fois.

 

Au vrai, j’ai eu aussi l’impression rétrospective qu’on s’était quelquefois laissé aller à ce jeu psychologique qu’Eric Berne, le fondateur de l’Analyse transactionnelle, avait surnommé « Cette fois, salaud, je te tiens ! ». Ah ! prendre l’autre en défaut, lui clore le bec, lui mettre le nez dans sa mouise ! Il y a de la jouissance, mais une jouissance malsaine, à nommer un méchant et à le traquer. Après l’exécution de Troy Davis, j’ai lu un texte sur Facebook où, arguant d’études scientifiques, l’auteur mettait le peuple américain plus bas que terre. C’était du niveau de la littérature contre les Juifs avant la guerre et c’était manifestement signé d’un pseudonyme. J’ai essayé de lui faire entendre que cette généralisation était, par principe, aussi fausse qu’injuste. C’était évidemment peine perdue. Quand on tient un bon méchant, sur lequel on se sent légitime à défouler ses colères, ses rancunes, ses frustrations et ses préjugés, on a une mâchoire de bouledogue ! En tout cas, je n’ai jamais vu qu'on puisse éteindre la haine avec de la haine.

 

 On peut s’interroger sur la capacité d’une mécanique comme celle que l’on a vue à l’œuvre, à laisser s’introduire le doute, mais on doit surtout se demander comment on pourrait l’aider à l’accueillir. J’ai beaucoup pensé ces derniers jours au film de Sidney Lumet : Douze hommes en colère. Dès les premières minutes, on voit que la cause est entendue : le jeune homme a assassiné son père, cela ne fait aucun doute. De toute façon, vu son milieu social, ce n’est que de la racaille pour la chaise électrique, bon débarras ! Parmi les jurés, cependant, il est un homme – qui d’ailleurs s’appelle Davis… - qui ne partage pas cette conviction. « Vous le croyez donc innocent ! » l’apostrophe, scandalisé, un de ses collègues. « Je ne sais pas s’il est innocent. Je souhaite juste qu’on en parle » répond Davis. Toute la démocratie est contenue dans ces mots : « Je souhaite juste qu’on en parle ». Sans violence mais avec courage et constance, Davis va conduire le jury à en parler, à prendre le temps qu’il faut pour en parler. En passant, le film nous montre comment, dans l’esprit des uns et des autres, la thèse de la culpabilité avait trouvé un écho propice. Finalement, le jeune homme sera acquitté.

 

La première leçon de ce film, c’est qu’une instance démocratique ne vit pas de ses procédures. Elle vit des hommes qui y assument leur rôle d’êtres pensants et qui y exercent leur liberté de parole. Avec les membres d’un conseil d’administration, au cours d’un séminaire que j’avais conçu ad hoc, nous avons étudié l’œuvre de Lumet dans le détail, afin de voir comment la mécanique des procédures et du mental de chacun peut prendre le dessus pour produire des décisions sans intelligence. L’autre leçon que nous avons tiré de cet examen concerne le registre des interventions : la non-violence. La puissance du Davis du film, c’est qu’il n’agresse jamais, même quand il l’est lui-même. Par cette posture, il n’accroît pas les résistances qui sont déjà bien assez fortes quand l’huis-clos commence.   

 

Je terminerai sur une interrogation. Dans combien d’instances de décision - conseil d’administration, comité de direction, jury, conseil municipal, etc. – les décisions se prennent-elles en conscience, sans aucune concession au fonctionnement machinal de l’esprit ou des structures ? Dans combien de situations aurions-nous pu être le Davis de Douze hommes en colère et avons-nous choisi de ne pas l’être ?