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10/02/2012

Et si on parlait de bonheur ? (suite et peut-être fin)

 



Mais voilà… Cette société que nous avons construite de nos choix a évolué de telle sorte qu’elle est en train devenir la société de pénurie que l’on croyait fuir en se jetant dans ses bras. Elle a évolué de telle sorte que l’individu libre et maître de son destin connaît aujourd’hui les effets de cette vieille maxime des hommes de pouvoir : « diviser pour régner ». Sur le divin marché, il y a davantage de choix - quand on a de l’argent. Il n’y a plus de communauté possessive et enfermante - mais il n’y a pas non plus de protection du faible face au fort. La communauté nationale elle-même s’est dissoute dans les mécanismes de l'omnipotent marché, abandonnée qu’elle a été par ceux qui étaient censés la représenter et en assurer l’existence et la cohésion. Illusion, paresse, complicité ? Les hommes et les femmes d’Etat ont choisi le moins d’Etat. Alors, en cet hiver 2011, nous voilà, par exemple, revenus aux débuts de l’abbé Pierre. L’individu d’aujourd’hui n’est libre et maître de son destin qu’à l’instar d’une coquille de noix jetée sur un océan où les dieux décident des vents, des courants et des tempêtes. La finance mondiale, selon ses oscillations, fait et défait les pays et les entreprises avec les peuples qui dépendent d’eux. Le lobbying insidieux des multinationales, parfois assorti de prévarication, promeut telle loi ici, telle dérégulation ailleurs, afin de substituer aux droits les plus élémentaires de ces mêmes peuples les projets d’une ploutocratie mondiale. Les grands pollueurs et les grands empoisonneurs ont d’abord une activité liberticide.

Cette société est aussi une société de prédation et de concurrence de chacun contre tous. L’appauvrissement rampant des pays qui ont dominé le monde y a été compensé et masqué par des marchandises produites ailleurs dans des conditions dont nous ne voudrions pas pour nous-mêmes. Comme nous tenons à garder notre bonne conscience, nous nous sommes persuadés que c'est là pour ces nouveaux esclaves la voie vers les lendemains qui chantent. Une partie des Terriens est devenue la serve des besoins et des fantaisies de l’autre partie. Une partie des surfaces de la planète a été enlevées aux cultures vivrières locales, à la biodiversité et aux peuples premiers qui les habitaient pour satisfaire notre gourmandise, nourrir nos animaux et alimenter la folie de transports. La raréfaction des emplois sur le marché du travail est en train de faire de l’homme, selon la vieille formule latine, un loup pour l’homme. Cette concurrence se transpose à l’intérieur de certaines entreprises où survivre et protéger ses avantages acquis devient, plus que la production de biens ou de service, l'activité quotidien. Des consultants et des dirigeants nous expliqueront que seule la concurrence et le risque de perdre ce que l’on a permet aux individus de donner le meilleur d’eux-mêmes, et que rester à flot sur les lames de la mondialisation est à ce prix. J’ai même connu un chef d’entreprise, déjà dans les années 80, qui prônait et suscitait artificiellement cette atmosphère de menace permanente afin que ses cadres « ne s’endorment pas ».

Le détournement et la récupération idéologique des concepts de Darwin ont donné une teinture scientifique à la ré-institution de la loi de la jungle qui a fait irruption dans nos sociétés comme une bande de loups affamés dans un village. Mais cette école de la concurrence est aussi, paradoxalement, une école de courtisans, de discipline et de soumission.  La liquidation, par les pouvoirs publics, de l’Ecole Mutuelle que présente mon ami Marc Tirel dans le numéro 2 de Commencements*, révèle que le souci des politiques du XIXème siècle n’était pas d’éduquer des citoyens responsables mais de produire des ouvriers bien dressés. Lorsque la compétition n’est pas un fait de nature mais est organisée par les maîtres, le résultat est un hybride étrange. Il faut être le meilleur gladiateur, mais, en même temps, il reste inconcevable de secouer le cocotier d’où le pouvoir organise et surveille les jeux de cirque. Résultat : au sein des organisations on devient prédateur de ceux qui sont « en dessous » et courtisans de ceux qui sont « au dessus » et nous avons, du haut en bas de la pyramide, une cascade de concurrences.  Il faut entendre les conversations dans le métro et le RER ou au restaurant, quand elles évoquent les relations de travail, pour se faire une idée de l’étendue des pathologies de la « performance ». Voilà donc notre individu libre et maître de son destin finalement rien moins qu’affranchi.

Alors, la somme de cet ensemble de disharmonies et de déceptions, c’est que vient un moment pour certains où, à travers le fameux « boulot, métro, dodo »,  la question du bonheur commence à s’insinuer.  « J’ai tout ce dont on m’avait dit dans mon enfance que cela constituait le bonheur. J’ai parfois les moyens de dire oui sans réfléchir aux saltimbanques hallucinés des clips publicitaires qui me proposent la planète du bonheur pour peu que j’achète telle marque de chocolat, de lessive ou de voiture. Mais j’ai l’impression, de plus en plus, que cela a un coût. Non pas en argent, mais dans mon économie intime. Et si je n’ai pas les moyens de craquer de temps en temps pour le dernier téléphone portable ou si je dois me restreindre sur tel ou tel produit, je me sens frustré, amer, malgré tout ce que j’ai déjà. En outre, je suis obligé de me battre pour conserver un emploi qui m'use et où je perds le sens de ma vie**, qui me permet seulement d’accéder à ces biens dont la consommation me déçoit et dont la privation me frustre. J’ai honte de me poser la question, mais : suis-je heureux ? »

Se poser cette question, c’est ouvrir un champ vertigineux. C’est s’apercevoir éventuellement, comme le personnage de The Truman Show***, que nous sommes les marionnettes d’une comédie du bonheur.  Cette comédie du bonheur n’est pas sans me faire penser au conte d’Andersen : Le roi est nu.  En fait, des filous de tailleurs nous ont fait croire, et continuent de nous faire croire, qu’ils nous habillent de félicité. Mais nous sommes nus. Nous sommes nus, mais nous sommes aussi, tous, des rois. A nous de tisser dès maintenant l’étoffe d’autres bonheurs et le monde changera.  

* www.co-evolutionproject.org

** Cf. par exemple parmi les articles récents: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/4961f094-534e-11e1-89d8-a...

*** The Truman Show, de Peter Weir, 1998.

08/02/2012

Et si on parlait de bonheur ?



Le monde change quand une majorité de gens décide d’être heureuse différemment. Comme l’a montré Alain de Vulpian dans A l’écoute des gens ordinaires, c’est la somme de ces choix non explicitement concertés mais dans certains domaines convergents qui, peu à peu, transforme la société. C’est comme une image dont les pixels se modifient, d’abord un à un, puis de plus en plus vite, pour composer un autre dessin que l’on découvre progressivement. C’est dans ce sens que, selon moi, l’usage du mot crise nous empêche de comprendre ce qui se passe réellement en nous enfermant dans une résistance malheureuse à ce qui est de l’ordre non d’un accident mais d’une métamorphose. La crise exprime les ultimes sursauts d’un monde que ses excès ont conduit au-delà de sa pertinence et au bout de sa course. Ce monde mourant devient le terreau d’un monde à naître.

La « société de consommation » dont nous avons commencé à payer le prix est l’expression d’un bonheur fondé prioritairement sur l’usage et la destruction de biens matériels. Elle est la compensation de périodes de précarité, de faim, de froid, de pénuries plus cruelles les unes que les autres qui ont hanté les hommes depuis la nuit des temps. Elle a pu se construire grâce à une combinaison singulièrement favorable de moyens de production et de ressources naturelles disponibles avec des politiques de répartition de la valeur ajoutée entre le capital, le travail et la société. Mais elle ne se serait pas développée sans la transformation progressive d’habitudes ancestrales qui nous incitaient à une prudente sobriété. Aujourd’hui, nous nous éloignons de plus en plus de cette combinaison qui a fait les Trente Glorieuses, mais les représentations de la réussite qu’elle a nourries ont une rémanence supérieure aux évènements. Je n’oserais en dire de même des représentations du bonheur, sauf dans quelques milieux privilégiés qui ne vont bientôt plus être que des îles au milieu de l’océan.

La société dont je crois qu’elle est entrée en agonie ne se caractérise pas seulement par le culte de la consommation et du gaspillage : c’est aussi une société d’individualisme. Les siècles passés, outre celles des pénuries, ont laissé la mémoire et la répulsion du contrôle de la vie personnelle par la vie collective. Au sein de celle-ci, les gens et leurs singularités pouvaient être niés et écrasés. Les décisions, au surplus, se prenaient au château – entendez-le au sens de Kafka –et elles avaient le caractère arbitraire de l’intérêt de quelques-uns s’imposant à l’intérêt de tous les autres. Comme l’illustre la fable de The Village*, l’on n’hésitait pas à recourir aux mythes pour encadrer une communauté et canaliser les individus. Le bannissement était donné comme la punition la plus redoutable : il vous livrait sans défense aux démons du dehors. Alors, à la faveur de la société de consommation, être soi plutôt qu’un reflet du groupe auquel on vous assimilait – qu’il s’agît de la famille, du hameau, de la classe sociale, du sexe ou du métier - est devenu une exigence. Jusqu’à la fatigue**que nous commençons à découvrir et jusqu’à ce que nous nous retrouvions presque tous, à un titre ou un autre, des bannis. Le bonheur par les avantages que procure la seule mécanique du marché est un bonheur éphémère.

Quand nous nous rendons à l’hypermarché, quand nous achetons sur la Toile, nous goûtons jusqu’à l’extrême la disparition des intermédiaires humains. Le peu de ceux-ci qui subsistent – aux caisses, au bout d’une improbable ligne téléphonique en cas de dysfonctionnements - est cantonné à des tâches qui les étiolent si manifestement qu’on les verrait disparaître avec soulagement. Pourtant, ici ou là, il arrive encore souvent que l’on cueille un sourire, d’une hôtesse de caisse ou d’un employé du gaz. J’ai eu récemment à faire rouvrir l’électricité dans un appartement. C’était une démarche que je n’avais pas eu à faire depuis des années. J’ai découvert avec agacement qu’il me faudrait être sur les lieux lors de la remise en service : une question de sécurité que j’ai bien comprise, mais j’aurais préféré que cela se réglât comme l’achat d’un DVD sur Internet, d’autant que la plage d’attente était quand même de cinq heures, ce qui est long dans un logement désert. Comme je tournais en rond dans l’appartement vide, on a frappé à la porte. Je me suis retrouvé devant un grand jeune homme – un mètre quatre-vingt-quinze pour le moins ! – au large sourire et à l’enjouement communicatif. La chose pour laquelle nous étions là lui et moi a été réglée en trente secondes, mais cette brève rencontre m’a laissé un souvenir durable. J’ai pensé au passage de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran***, quand le héros découvre la puissance du sourire. Certes, grâce à la grande distribution, nous n’avons plus à compter avec les états d’âme du petit épicier de notre enfance, qui n’avait qu’une marque de bonbons et qui, en fin de journée, était parfois à court de poireaux ou de salades. Nous n’avons plus à lui faire la conversation, ou plutôt à échanger de ces banalités qui nous paraissaient stupides. Nous sommes protégés aussi de ces agents de la rumeur cancanière qu’étaient tous ces petits commerçants d’un village, postés au long de nos courses jadis. Nous gagnons du temps pour faire les choses qui nous importent, fréquenter les gens que nous avons choisi de fréquenter et, tels des ombres, nous passons partout dans l’anonymat.

(à suivre)

* The Village, film de Night Shyamalan, 2004.
** La fatigue d’être soi, Alain Ehrenberg, éditions Odile Jacob, 2008.

*** Eric-Emmanuel Schmidt.

 

UN CHOIX DE CHRONIQUES EXTRAITES DE CE BLOG A ETE PUBLIE

PAR LES EDITIONS HERMANN

SOUS LE TITRE: "LES OMBRES DE LA CAVERNE"