UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

10/02/2012

Et si on parlait de bonheur ? (suite et peut-être fin)

 



Mais voilà… Cette société que nous avons construite de nos choix a évolué de telle sorte qu’elle est en train devenir la société de pénurie que l’on croyait fuir en se jetant dans ses bras. Elle a évolué de telle sorte que l’individu libre et maître de son destin connaît aujourd’hui les effets de cette vieille maxime des hommes de pouvoir : « diviser pour régner ». Sur le divin marché, il y a davantage de choix - quand on a de l’argent. Il n’y a plus de communauté possessive et enfermante - mais il n’y a pas non plus de protection du faible face au fort. La communauté nationale elle-même s’est dissoute dans les mécanismes de l'omnipotent marché, abandonnée qu’elle a été par ceux qui étaient censés la représenter et en assurer l’existence et la cohésion. Illusion, paresse, complicité ? Les hommes et les femmes d’Etat ont choisi le moins d’Etat. Alors, en cet hiver 2011, nous voilà, par exemple, revenus aux débuts de l’abbé Pierre. L’individu d’aujourd’hui n’est libre et maître de son destin qu’à l’instar d’une coquille de noix jetée sur un océan où les dieux décident des vents, des courants et des tempêtes. La finance mondiale, selon ses oscillations, fait et défait les pays et les entreprises avec les peuples qui dépendent d’eux. Le lobbying insidieux des multinationales, parfois assorti de prévarication, promeut telle loi ici, telle dérégulation ailleurs, afin de substituer aux droits les plus élémentaires de ces mêmes peuples les projets d’une ploutocratie mondiale. Les grands pollueurs et les grands empoisonneurs ont d’abord une activité liberticide.

Cette société est aussi une société de prédation et de concurrence de chacun contre tous. L’appauvrissement rampant des pays qui ont dominé le monde y a été compensé et masqué par des marchandises produites ailleurs dans des conditions dont nous ne voudrions pas pour nous-mêmes. Comme nous tenons à garder notre bonne conscience, nous nous sommes persuadés que c'est là pour ces nouveaux esclaves la voie vers les lendemains qui chantent. Une partie des Terriens est devenue la serve des besoins et des fantaisies de l’autre partie. Une partie des surfaces de la planète a été enlevées aux cultures vivrières locales, à la biodiversité et aux peuples premiers qui les habitaient pour satisfaire notre gourmandise, nourrir nos animaux et alimenter la folie de transports. La raréfaction des emplois sur le marché du travail est en train de faire de l’homme, selon la vieille formule latine, un loup pour l’homme. Cette concurrence se transpose à l’intérieur de certaines entreprises où survivre et protéger ses avantages acquis devient, plus que la production de biens ou de service, l'activité quotidien. Des consultants et des dirigeants nous expliqueront que seule la concurrence et le risque de perdre ce que l’on a permet aux individus de donner le meilleur d’eux-mêmes, et que rester à flot sur les lames de la mondialisation est à ce prix. J’ai même connu un chef d’entreprise, déjà dans les années 80, qui prônait et suscitait artificiellement cette atmosphère de menace permanente afin que ses cadres « ne s’endorment pas ».

Le détournement et la récupération idéologique des concepts de Darwin ont donné une teinture scientifique à la ré-institution de la loi de la jungle qui a fait irruption dans nos sociétés comme une bande de loups affamés dans un village. Mais cette école de la concurrence est aussi, paradoxalement, une école de courtisans, de discipline et de soumission.  La liquidation, par les pouvoirs publics, de l’Ecole Mutuelle que présente mon ami Marc Tirel dans le numéro 2 de Commencements*, révèle que le souci des politiques du XIXème siècle n’était pas d’éduquer des citoyens responsables mais de produire des ouvriers bien dressés. Lorsque la compétition n’est pas un fait de nature mais est organisée par les maîtres, le résultat est un hybride étrange. Il faut être le meilleur gladiateur, mais, en même temps, il reste inconcevable de secouer le cocotier d’où le pouvoir organise et surveille les jeux de cirque. Résultat : au sein des organisations on devient prédateur de ceux qui sont « en dessous » et courtisans de ceux qui sont « au dessus » et nous avons, du haut en bas de la pyramide, une cascade de concurrences.  Il faut entendre les conversations dans le métro et le RER ou au restaurant, quand elles évoquent les relations de travail, pour se faire une idée de l’étendue des pathologies de la « performance ». Voilà donc notre individu libre et maître de son destin finalement rien moins qu’affranchi.

Alors, la somme de cet ensemble de disharmonies et de déceptions, c’est que vient un moment pour certains où, à travers le fameux « boulot, métro, dodo »,  la question du bonheur commence à s’insinuer.  « J’ai tout ce dont on m’avait dit dans mon enfance que cela constituait le bonheur. J’ai parfois les moyens de dire oui sans réfléchir aux saltimbanques hallucinés des clips publicitaires qui me proposent la planète du bonheur pour peu que j’achète telle marque de chocolat, de lessive ou de voiture. Mais j’ai l’impression, de plus en plus, que cela a un coût. Non pas en argent, mais dans mon économie intime. Et si je n’ai pas les moyens de craquer de temps en temps pour le dernier téléphone portable ou si je dois me restreindre sur tel ou tel produit, je me sens frustré, amer, malgré tout ce que j’ai déjà. En outre, je suis obligé de me battre pour conserver un emploi qui m'use et où je perds le sens de ma vie**, qui me permet seulement d’accéder à ces biens dont la consommation me déçoit et dont la privation me frustre. J’ai honte de me poser la question, mais : suis-je heureux ? »

Se poser cette question, c’est ouvrir un champ vertigineux. C’est s’apercevoir éventuellement, comme le personnage de The Truman Show***, que nous sommes les marionnettes d’une comédie du bonheur.  Cette comédie du bonheur n’est pas sans me faire penser au conte d’Andersen : Le roi est nu.  En fait, des filous de tailleurs nous ont fait croire, et continuent de nous faire croire, qu’ils nous habillent de félicité. Mais nous sommes nus. Nous sommes nus, mais nous sommes aussi, tous, des rois. A nous de tisser dès maintenant l’étoffe d’autres bonheurs et le monde changera.  

* www.co-evolutionproject.org

** Cf. par exemple parmi les articles récents: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/4961f094-534e-11e1-89d8-a...

*** The Truman Show, de Peter Weir, 1998.

Commentaires

Vivre sans nuire, c'est le grand défi !

C'est le projet politique de nombreuses sociétés traditionnelles.

Écrit par : Natacha | 10/02/2012

Superbe analyse aussi bien dans ses fondements que dans la forme !

Écrit par : Saint-Arroman | 10/02/2012

Les commentaires sont fermés.