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03/02/2013

Morlock ou Eloïs ?

 

 

Dans La machine à explorer le temps, Wells imagine un avenir où, sous l’effet d’une bipolarisation sociale qui a entraîné des modes de vie opposés, l’humanité s'est scindée en deux populations physiquement dissemblables: les Morlocks et les Eloïs. Les Morlocks sont les descendants du prolétariat, refoulé avec toute l’activité industrielle sous la surface du sol; les Eloïs ceux des classes privilégiées qui se sont réservé la surface de la Terre, le soleil et l’air pur. Les Eloïs, à vivre de générations en générations dans l’oisiveté, au sein de l’environnement protégé que leur assurent les Morlocks, sont devenus atones, infantiles et inconsistants. Ils ne réagissent même plus lorsque l’un d’entre eux tombe à l’eau et se noie sous leurs yeux. Par un retournement de situation, ils sont devenus le gibier des Morlocks, des hominidés albinos qui vivent dans l’obscurité du sous-sol d’où ils émergent quotidiennement pour les chasser et les dévorer. De ceux qu’ils avaient la charge de nourrir et de servir, les esclaves ont fait un élevage. 

 

On reconnaîtra évidemment dans cette histoire une inspiration darwinienne. Ce qu’il me paraît intéressant de souligner, c’est que Wells imagine une évolution de l’espèce qui ne résulte pas de l’adaptation de celle-ci à un milieu naturel qui s’impose à elle, mais de sa confrontation à celui qu’elle a créé de ses propres mains. En l’occurrence, les Eloïs et les Morlocks ont eu pour matrice la société industrielle de la fin du XIXème siècle que Wells a sous les yeux. Avec maintenant un recul de plus d’un siècle, on peut reconnaître à cette fable de 1895 une indéniable qualité prospective. Par exemple, même si l’on n’a pas encore enterré nos activités, nous avons bien une bipolarisation similaire à celle de l’allégorie: des régions de la Terre et des populations se spécialisent dans les tâches de production industrielle, dans des conditions qui n’ont rien à envier au XIXème siècle tant du point de vue humain que social et écologique, tandis qu’ailleurs d’autres populations profitent de l’aubaine pour vivre à moindre coût, et que des régions se désindustrialisent. Quant à l’évolution de l’espèce elle-même, plus d’un observateur de notre société dénonce l’établissement d’un «totalitarisme mou» qui engendre une humanité sous influence, infantilisée et manipulable, sans plus grand chose à envier à l’inconsistance des Eloïs de Wells. 

 

Il ne s’agit là que d’aspects psychologiques et comportementaux. Mais il est vrai que les croyances et les formes d’organisation dans lesquelles nous nous développons, les outils que nous utilisons et les histoires que nous nous racontons ont sur nous des effets spectaculaires. Elles peuvent engendrer des audacieux, des impuissants, des bâtisseurs, des bourreaux ou des saints. Rien qu’à ce niveau-là, nous ferions bien de nous poser la question de l’anthropogenèse qu’à notre insu, avec plus ou moins de complicité, nous subissons ou mettons en oeuvre. Par exemple, à travers la précarité du couple moderne qui semble imiter l’obsolescence des objets sortis des usines. Nul ne songerait plus - et heureusement - à imposer la poursuite de la vie commune à deux êtres qui se font souffrir. Mais s’est-on suffisamment intéressé aux effets de l'instabilité familiale, en cascade sur plusieurs générations, quant au rapport des individus au fait social, quant à leur psychologie et à leur équilibre personnels ? S’est-on intéressé aux causes qui font que, dans nos sociétés, des humains de plus en plus nombreux ont une difficulté à fonder un couple durable ? On laisse croire que la séparation se résume au dénouement d’une histoire qui se déroulerait en apesanteur ou comme une culture in vitro, et qui commence et s’achève avec deux individus. Or, d’évidence, c’est un phénomène de société et on pourrait regarder de quelle manière la nôtre en est co-productrice. Il me semble s’agir d’un triple processus. La littérature, le cinéma, la chanson, avec les médias, ont rendue pervasive une vision romanesque du couple. Cette vision s’accompagne de la croyance plus ou moins consciente que l'autre doit nous apporter la complétion de notre être et la réparation de nos blessures archaïques - cela, tandis que, en parallèle, la société nous éduque pour être des consommateurs. En résulte la transposition du modèle consumériste au domaine affectif: le client roi, insatisfait, change de fournisseur sans remettre en question des attentes qu’il pourrait découvrir fantasmatiques. S'ajoute à cela, comme l’a montré Alvin Toffler dans La troisième vague, la dissolution de l'environnement social: le lieu de vie, la communauté de travail, les relations familiales ou de voisinage ont perdu leur dimension de long terme en même temps que leur enracinement local. Il y aurait beaucoup à dire, de ce point de vue-là, sur l’immense influence jouée par ce que mon ami Andreu Solé appelle «l’entreprisation du monde»: le processus par lequel les logiques de l’entreprise industrielle ont pénétré notre vie jusque dans ses fibres les plus intimes.

 

Dans un autre de ses romans, Les premiers hommes dans la Lune, Wells nous propose une autre version de l’évolution morphologique: les Sélénites ont un énorme cerveau que supportent difficilement un corps et des membres atrophiés. Alors, à notre insu, de quelles métamorphoses pouvons-nous être les vecteurs ? La disparition progressive de nos dents de sagesse résulte, selon certains, d’une alimentation plus molle et qui requiert moins de mastication. Comme dans l’avenir décrit par Wells, on voit le monde que nous avons créé prendre le relais du milieu naturel. Et là, je l’avoue, les questions que je me pose sont plutôt de l’ordre de l’angoisse que de l’utopie. Ma conviction est que l’alimentation a une incidence déterminante sur ce que nous devenons. Que peuvent engendrer, dès lors, générations après générations, les quarante-sept produits chimiques que l’on trouve dans une bouteille de vin, sans parler des résidus de pesticides ? Qu’attendre des quatorze additifs que recèle le pain ordinaire, sans parler des traitements administrés au blé puis à la farine avant que celle-ci soit livrée au boulanger ? Et les molécules issues de la décomposition des plastiques dans l’océan, que les poissons apportent dans leur chair jusque dans notre assiette ? Et les hormones dont on gave les veaux ou que l’on retrouve dans l’eau du robinet faute de parvenir à les filtrer ? Et les antibiotiques dont est imprégnée la viande des porcs élevés en batterie quand ils ne nous reviennent pas, eux aussi, dans l’eau ou les poissons ? Je ne parlerai pas des OGM et même pas de tout ce qu’on nous administre pour notre santé. La question, que l’on a jusqu’ici limitée à la quantité supportable de telle ou telle substance par ration ingérée, c’est surtout les conséquences de cette combinaison et son effet cumulatif au cours des siècles à venir. "Les parents ont mangé les raisins verts et les enfants en ont eu les dents agacées" (Ezechiel).

 

Le temps long échappe à notre myopie. Il est banni par la rate race que nous nous laissons imposer. Et comme, dans le court terme, il ne se passe rien de remarquable, on y va sans prudence et on garde le pied sur l’accélérateur. Quand, un jour, se manifestent des morbidités, les personnages concernés commencent par nier le lien de causalité: trop d'intérêts financiers d’un côté et d'habitudes de facilité de l’autre sont en jeu. C’est alors un travail de Sisyphe que de faire admettre le risque, la nécessaire diminution des quantités utilisées, le retrait d'un produit ou d'un médicament, le changement d'un comportement. Quant à anticiper, n’y songeons même pas! On pouvait facilement annoncer la pollution dont la Chine est atteinte, mais les ayatollahs du progrès se réjouissaient il y a seulement quelques mois que les Chinois aient fait le choix de la voiture individuelle et du taux de croissance de leur pays.

 

Alors, l’humanité de demain, Morlocks, Eloïs ou Sélénites ? Attention quand même: nous parlons des enfants de nos enfants.