20/07/2013
Du fanatisme et du scotome
Abordons un de ces sujets que le bon sens populaire enjoint d’écarter de la table du dimanche sous peine de voir voler rapidement insultes et couverts et d’engendrer des haines inexpiables!
Il y a une opinion fort répandue aujourd’hui qui proclame que la religion, par définition, est mauvaise. Sans avoir besoin d’une grande érudition, ses partisans rappellent les croisades, les persécutions, les tortures, les bûchers, les conversions forcées, le goupillon qui seconde l’artillerie, le soutien à un ordre social inique et, bien sûr, l’oppression des milieux scientifiques. Je suis le premier à dénoncer l’imposture d’une religion - la mienne, en l’occurrence - quand, au nom d’un Dieu d’amour et de vérité, ceux qui prétendent la représenter répandent ou couvrent le mensonge, la servitude, la souffrance ou la mort. Cependant, s’en tenir à cette dénonciation revient à confondre une discussion de café du commerce avec une véritable réflexion, ou une idéologie avec une démarche scientifique. Du même tonneau est l’admiration de principe pour une paire d’exhibitionnistes qui choisissent l’autel de Notre-Dame de Paris pour leur mascarade et ne font qu’y illustrer la théorie de Guy Debord sur notre «société du spectacle». C’est mettre en balance des éléments disproportionnés et il faut que je le dise: je ne me sens pas respecté dans ma légitime identité tant par cette pantomime vulgaire que par les ricanements complices de ceux qui se croient sur les barricades en train de défendre la démocratie alors qu’ils ne font que caresser leur suffisance. Ils me rappellent ce que dit Vauvenargues des faibles qui trouvent dans l’action de détruire le sentiment d’une puissance illusoire. Le vrai problème, c’est qu’à se satisfaire d’une cible aussi facile qu’un monument religieux dans un pays où on ne risque pas grand chose, on passe à côté des véritables leviers de ce que l’on prétend combattre.
A notre décharge, on peut reconnaître qu’à l’école des vedettes du gazon, du loft story et du show business, au milieu de cette prolifération de gloires aussi factices les unes que les autres, nous vivons une époque qui, faute de discerner de vrais héros et de vraies valeurs, a l’admiration facile et le sens critique rabougri. J’en dirai de même du twitt émis par le mari d’une ministre. Cet homme a tout à fait le droit de penser ce qu’il pense et de le gazouiller sur les toits de la République. Mais, s’agissant d’aujourd’hui et de notre pays, de même que les Femens françaises à Notre-Dame, c’est cultiver la gloriole sans prendre un grand risque. On aimerait savoir si ces professionnels de l’affichage seraient aussi impavides dans d’autres circonstances, par exemple en 1943, ou dans d’autres régions du monde contemporain que je m’abstiendrai de citer. A ces jeunes gens qui ignorent prétentieusement l’Histoire, je rappellerai que nos parents ont été heureux d’entendre les bottes des hommes de Leclerc et des Alliés chasser celles d’un occupant qui n’était autre que l’organisateur des camps de la mort. Je leur demanderai si leur critique facile de l’armée va jusqu’à pratiquer, dans leur vie et dans leurs affaires, la non-violence d’un Gandhi, d’un Lanza del Vasto ou d’un Louis Campana. Je rappellerai aussi à cette génération que la révolution fondamentale de l’Evangile a été de reconnaître à chaque être humain une dignité intrinsèque qui n’a rien à voir avec les richesses qu’il détient ou sa position dans l’échelle sociale: une leçon que notre époque ferait bien d’entendre alors qu’aujourd’hui les écarts de revenus et de possessions se creusent à nouveau vertigineusement et ne semblent pas choquer grand monde.
Selon moi, ce que l’on reproche à la religion comme un vice consubstantiel n’est qu’une posture de l’être humain que l’on retrouve en réalité dans beaucoup d’autres domaines, notamment scientifiques, médicaux, économiques et politiques. A l’origine, la religion résulte de l’expérience exceptionnelle, vécue par quelques personnages, d’un monde ou d’une Présence au delà du sensible. Cette expérience leur a semblé essentielle au sens juste du terme et ils l’ont partagée. Or, quelle que soit la culture au sein de laquelle cette expérience s’est produite, à part pour de très rares élus qui la vivent spontanément, y accéder suppose une certaine discipline de l’esprit, du coeur et du corps. On élabore alors des règles et des pratiques qui peuvent faciliter les incursions dans cette terre inconnue, et une organisation se met en place pour les transmettre à ceux qui, au long des générations, désireront avancer sur ce chemin. C’est là que les choses peuvent se gâter, le médium - comme le dirait Marcuse - se prenant un jour pour le message lui-même et les règles devenant une fin en soi sous une forme moralisante qui, en instituant le contrôle sur une population, donne le pouvoir à une caste. Le plus souvent, d’ailleurs, il y a une récupération de ces règles par les pouvoirs temporels qui y trouvent de quoi s’accroître sans avoir la moindre préoccupation spirituelle. Délaissons le contenu de l’enseignement lui-même et observons par exemple que, sous l’angle de l’apprentissage de la docilité, l’école des hussards de la République, laïque en diable si je puis dire, n’avait rien à envier à l’enseignement catholique de son temps. Observons aussi la manière dont Big Pharma nous enrégimente avec la complicité de l’Etat - pour le bien de nos corps, sinon de nos âmes, évidemment.
Alors, si vous croyez, par exemple, que la croisade contre les Albigeois ou la conquête de l’Amérique latine sont un fait purement religieux, vous souffrez d'un scotome: vous oubliez la rapacité de la soldatesque qui va fondre sur le Languedoc ou sur l’empire aztèque, une rapacité qui n’a rien à voir avec le message évangélique et qui n’en avait même pas besoin. Une rapacité que vous pouvez retrouver aujourd’hui, en dehors de toute croyance religieuse, au sein du capitalisme financier et des multinationales que dénonce Naomi Klein dans The Shock Doctrine. Je ne suis pas en train d’innocenter les hommes d’Eglise qui, en contradiction avec leur engagement, ont perpétré l’appel au meurtre et à la spoliation et confondu ce qui revient à César et ce qui revient à Dieu. Je veux juste que l’on défasse un amalgame trop facile entre la parole du Christ qui irrigue des âmes sincères depuis bientôt deux mille ans et les détournements qu’on lui a fait subir. Comme le rappelait un soir Edgar Morin, la grande invention qu’à sa naissance le christianisme apporte au monde, c’est l’amour, le pardon. C’est, de la part d’un incroyant, remettre honnêtement les choses à leur place et même s’il y a eu des impostures, des dérives et des détournements, les vrais exemples de fidélité au message primitif, heureusement, n’ont jamais manqué au sein du christianisme.
Continuons: le point que je soutiens c’est que le fanatisme oppresseur, destructeur et meurtrier est une posture qui n’est pas le propre du fait religieux ou, dit autrement, le fait religieux tel que certains l’entendent n’est pas propre au domaine spirituel. Il peut s’approprier n’importe quoi. Faut-il rappeler la «pacification» de la Vendée par les armées de la République - estrapades, femmes enceintes éventrées et enterrées vivantes, peau arrachée pour faire des gants ? Faut-il rappeler la démence du nazisme, les errements terribles de ces athéismes que furent le stalinisme et le maoïsme, sur lesquels toute une intelligentsia européenne, affamée d’une terre promise ici bas, a voulu fermer les yeux ? Faut-il rappeler les Chicago boys de Milton Friedman se faisant les complices de Pinochet pour instaurer au Chili, dans une coercition digne de l’Inquisition, le «marché parfait» ? Faut-il convoquer à la barre tous les chercheurs que la doxa de leur époque a condamnés ou condamne encore de nos jours en les faisant passer pour des obscurantistes ? Semmelweis au XIXe siècle, dont la découverte aurait pu sauver des milliers de parturientes, Beljanski au XXe, et tant d’autres ? Faut-il rappeler les débats actuellement étouffés autour des vaccinations à outrance et des excès de la chimiothérapie et l’excommunication par principe de certains thérapeutes qui ne sont pas suffisamment orthodoxes ? Pourtant, s’il est un domaine où devraient primer la raison, le doute cartésien, l’esprit d’exploration, la mise à distance des convictions, n’est-ce pas celui de la science ? Mais, parce que la science elle-même, entre les mains de certains hommes, peut devenir une religion obscurantiste, fanatique et prébendière, faut-il la rejeter ?
Le processus, chaque fois, est le même. Autour d’une découverte, quel qu’en soit le domaine, s’organise une communauté en général animée des intentions les plus droites. Mais, le temps faisant son oeuvre, des membres de cette communauté peuvent confondre leur intérêt avec le sens de leur mission, leurs certitudes intéressées avec la vérité, le tangible avec l’intangible. C’est ce qu’on appelle parfois l’institutionnalisation, que Péguy résumait dans cette formule: «Tout commence en mystique et finit en politique». Pour autant, nous devrions nous garder, comme le disent les Anglais, de jeter systématiquement le bébé avec l’eau du bain. Notre-Dame de Paris, que l’on soit croyant ou non, d’une manière ou d’une autre, est un lieu sacré. Emblème d’un legs spirituel, magnifique de beauté et d’inspiration, elle est l’oeuvre de compagnons qui y ont mis leur foi, leur énergie, leur compétence et leur talent. C’est un chantier de cent-sept ans que la plupart entreprit en sachant qu’elle n’en verrait pas l’achèvement - générosité dont notre époque semble bien incapable, qui brûle la terre des générations futures. Ce lieu - aussi bien pour nous-mêmes qui en sommes les héritiers - mérite mieux que d’être une scène pour mascarades vulgaires, subventionnées au surplus par un multimilliardaire en mal d’amusements. Peut-être ne partageons-nous pas les croyances dont ce monument est l’enfant. Peut-être ne voyons-nous plus en lui qu’une curiosité ou qu’un livre de pierre à déchiffrer. Peut-être même ne partageons-nous plus les valeurs d’humanité qui en furent la semence. Mais, peut-être aussi, malgré tout, pour certains d’entre nous plus nombreux qu’on ne pense, reste-t-il encore le repère de quelque chose à conserver précieusement.
Ne nous aiderait-elle, cette cathédrale, qu’à conserver le sens d’un Mystère qui nous dépasse, l’intuition d’un Univers qui ne se livre pas entièrement à nos sens, le sentiment d’une fenêtre possible sur autre chose, la possibilité d’une histoire qui ne serait pas seulement celle d’un assemblage d’atomes accidentels brassés dans un processus darwinien, que ce serait là un legs important à transmettre aux générations futures.
Et peut-être le fait religieux n’est-il en définitive qu’une rivière dont nous voyons l’embouchure charrier poisons, cadavres et déchets en oubliant que ce sont simplement certains aspects de notre humanité qui l’ont polluée tout au long de son parcours. Ce qui nous fait en même temps oublier l’existence, la nécessité et la pureté de sa source.
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16/07/2013
Le radeau de la Méduse
On a surtout en mémoire l’impressionnant tableau éponyme de Géricault et un vague souvenir écoeuré d’anthropophagie. Mais il ne s’agit là que du terrible dénouement d’un drame dont le déploiement est tellement emblématique qu’on se prend à penser que nos tragédies obéissent souvent à un scénario commun.
Le 16 juin 1816, accompagnée de trois autres bâtiments, la frégate La Méduse prend le large pour rallier le Sénégal que l’Angleterre vient de restituer à la France. Les vents sont favorables et moins de quinze jours plus tard, les quatre navires approchent les côtes de l’Afrique. Le capitaine de la Méduse, qui commande l’expédition, entend couper au plus court, bien que l’équipage s’inquiète des récifs et des bancs de sable qui rendent cette route propice à l’échouement. Tout au contraire de cette élémentaire prudence, n’écoutant ostensiblement personne, le capitaine fait hisser la grand voile pour accélérer la course de la frégate. Ceci a pour effet d’isoler La Méduse de deux des autres vaisseaux qui, bientôt, la perdent de vue. Les officiers qui avertissent le capitaine de la frégate du danger se font rudement rabrouer. Comme la mer est calme et l’eau transparente, le capitaine décide même de passer encore plus près de la côte. Bien que de plus en plus inquiets, les officiers n’osent plus lui adresser la parole et ils se contentent d’exécuter ses ordres.
Le capitaine suit le «Livre de Belin» dont on sait déjà à l’époque qu’il donne de fausses indications sur les côtes. A l’approche présumée d’un grand banc de sable, il ordonne de réduire la voilure et de sonder régulièrement. Nonobstant que le seul navire qui la suivait encore décide alors qu’il n’y a pas assez de profondeur et change de route, La Méduse garde son cap et se retrouve finalement seule. Bientôt, comme le sondeur ne trouve plus le fond, le capitaine juge que le banc de sable a été contourné. En fait, les cartes l’ont abusé: le banc de sable est droit devant. Quelques heures plus tard, un enseigne s’inquiète de voir l’eau trouble. Il demande au capitaine la permission de sonder. Celui-ci la lui refuse et retourne dans ses quartiers. L’enseigne brave l’interdiction et trouve seize brasses, ce qui est peu. Prévenu, le capitaine demande de jeter à nouveau la sonde: on ne trouve plus que six brasses. L’échouement est imminent. Il se produit, malgré le changement de cap qu’ordonne précipitamment le capitaine.
L’espoir de s’en sortir grâce à la marée se révèle illusoire: la mer est déjà haute. Il ne reste plus qu’à alléger le navire en jetant par-dessus bord tout ce que l'on peut en attendant le retour de la pleine mer. C’est alors que l’on décide de construire le fameux radeau, pour y stocker une partie du matériel dont on se déleste. Cependant, la frégate ne parvient toujours pas à se libérer du banc de sable et, de marée en marée, la mer se gâte. Durement secoué, le vaisseau commence à faire eau. Il faut l’évacuer. Six embarcations sont disponibles, en mauvais état. Les hommes grognent, s’agitent, la révolte gronde. Le capitaine, du fait de ses erreurs entêtées, a perdu toute autorité. Une première échauffourée est évitée grâce à l’intervention énergique des officiers, mais le climat reste tendu. Devant cela, certaines personnes refusent de quitter le navire. On y retrouvera trois d’entre elles, plus tard, quasiment mortes. Les autres prennent place tant bien que mal sur les embarcations et le radeau qui ont été reliés entre eux par des cordages. Mais la mer est tellement agitée qu’on décide de les désolidariser. Surchargé de passagers, sans aucun instrument de navigation, le radeau s’éloigne, emporté vers le dernier acte, horrible, de sa tragédie. L’un de ceux qui a défait les cordages en gardera la honte toute sa vie.
Comme de tous les drames emblématiques, les leçons et les analogies qu’on peut tirer d’une telle histoire sont nombreuses. D’abord, évidemment, on se rappellera la phrase célèbre de Korzybski: «la carte n’est pas le territoire». Je ne sais pas quelle analogie vous vient en ce moment à l’esprit. Pour moi, la carte qui n’est pas le territoire, le «livre de Belin» de notre époque, n’est autre que la théorie économique dominante et les indicateurs qu’elle utilise. Echouée sur un banc de sable, une partie de l’humanité l’est déjà, il n’est que de voir l’état de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne et les perspectives que nous-mêmes nous avons. Il n’est, surtout, que de faire l’inventaire écologique de la planète, de ses ressources en voie d’épuisement ou dangereusement corrompues, de la biodiversité en chute libre. Pour autant, nos capitaines ne remettent pas en question le cap qu’ils ont choisi. Ils continuent à évoquer la croissance et à parler de reprise. Ils continuent à saigner les pays et les peuples. Jetons les richesses et les hommes par dessus bord, la marée finira bien par soulever la coquille une fois qu'on l'aura bien vidée!
Autre situation qui se répète aussi maintes fois au cours de l’Histoire, qu’il s’agisse de celle des peuple ou de celle des organisations: la difficulté d’être le second d’un chef aveugle et brutal qui n’admet aucune remarque. Les trois vaisseaux qui ont décidé successivement de suivre leur propre route ont été saufs. L’un d’eux, l'Argus, a même pu revenir sur les lieux du naufrage. On se demande ce qui se serait passé si les officiers et l’équipage de La Méduse avaient décidé de se mutiner et l’avaient fait assez tôt. Certes, c’était prendre un grand risque: la mutinerie est punie de la peine de mort. Mais le drame aurait pu être évité. Au lieu de cela, nonobstant l’avis de ses officiers, le capitaine va d’abord isoler son bateau du reste de l’expédition avant de le conduire à un naufrage qui, de ce fait, devient fatal.
Un autre enseignement du Radeau de la Méduse, c’est l’épouvantable chaos qui s’empare d’une communauté dès lors que les chefs faillent et quand l’exposition à l’angoisse d’une mort jugée injuste devient obsessionnelle. C’est alors que, d’abord, les inégalités culminent, ce qui fait de la violence la seule règle du jeu. On voit, comme lors du naufrage du Titanic, les privilégiés embarquer sur les chaloupes. On voit, surtout, comment le reptile atavique, tapi au fond de nous, prend le dessus chez les êtres en apparence les plus policés. Quant aux autres, abandonnés sur le radeau, ils se retrouvent en quelques jours au fond du désespoir qui rend fou et s’entre-dévorent. Vous avez peut-être remarqué, pour en revenir à notre époque et à nos soucis, la chute de crédibilité de nos élites et combien les inégalités, actuellement, se creusent avec un écart de 1 à 1800 entre les salaires au sein de certaines compagnies, avec des riches qui s'enrichissent encore tandis que la masse s'appauvrit, avec des fortunes privées qui pèsent plus lourd que le budget d'Etats qu'on affame. Les chaloupes se désolidarisent du radeau. On peut craindre que cela prépare l'irruption dans nos sociétés d'une violence dont on a perdu la mémoire.
Comme dans la tragédie du Titanic, on a aussi la manoeuvre de la dernière chance. Elle intervient trop tard et ne fait qu'aggraver la situation. Quand on pilote des systèmes lourds qui ont la capacité d'aller longtemps sur leur erre, rien ne remplace l'anticipation. Quelle est cette histoire asiatique sur le moment le meilleur pour planter une forêt ? Ah! oui: le meilleur moment, c'était il y a vingt ans. L'autre meilleur moment, c'est aujourd'hui.
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10/07/2013
L’emploi, et alors ?
Je rêve qu’un économiste calcule un jour les emplois que créent et entretiennent nos mauvaises habitudes et nos erreurs. Prenons quelques exemples.
Vous critiquez peut-être, comme moi, la prolifération de la voiture individuelle, cet engin polluant de sa construction jusqu’à sa mort, qui mobilise plus d’une tonne de métaux et de matières synthétiques pour ne transporter le plus souvent que quatre-vingts kilogrammes de viande et d’os - et cela, dans les grandes villes et leurs conurbations, à une vitesse moyenne souvent ridicule. Mais, imaginez que nous soyons suivis dans cette opinion par un grand nombre, que le parc automobile, en quelques années, diminue de moitié: que vont devenir les cadres et les OS de Peugeot, Citroën, Renault - pour ne parler que de nos compatriotes ? Que vont devenir les pompistes, les salariés de Total, les constructeurs de route, les guichetiers d’autoroute, les assureurs, les marchands de radar ? Que vont devenir les organismes de crédit ?
Autre exemple. Dans un hypermarché, je regardais, songeur, le linéaire des produits pour animaux. Il faisait bien vingt mètres de long: il faut savoir que la France compte quasiment autant d’animaux de compagnie que d’êtres humains. Ce n’est pas que je n’aime pas les animaux, bien au contraire. Mais la prolifération actuelle de ces compagnons à poils, à plumes ou à écailles vient alourdir l’empreinte écologique humaine, car, à la différence de ceux de mon enfance ou des espèces sauvages, ils sont maintenant majoritairement nourris, comme nous, de produits industriels. Songez qu’il y a même une «Chambre Syndicale des Fabricants d'Aliments Préparés pour Chiens, Chats, Oiseaux et autres Animaux Familiers»! Soudain, me sont apparues toutes les professions, tous les emplois que menacerait une éventuelle récession de ce marché: les ingénieurs et la main-d’oeuvre des usines à bouffe, mais aussi les producteurs des ingrédients de base, les vétérinaires, les fabricants de vaccins et les assurances mutuelles - sans oublier les toiletteurs de caniches.
Continuons. Les études se multiplient - surtout à l’étranger - concernant la dérive, sous l’emprise de l’industrie pharmaceutique, des pratiques médicales. Rien qu’à lire ce que j’ai lu sur le sujet, je n’ai qu’une envie et qu’une volonté: l’hygiène préventive. Même pas le dépistage qui a ses effets pervers et qui se pare abusivement du terme de prévention. Non, l’hygiène par le mode de vie. Mais cela signifie qu’il faut résister à deux choses: à la fois au climat de peur entretenu par les industries de la maladie - peur qui a son retentissement insuffisamment étudié sur notre physiologie - et à l’incessant racolage de la malbouffe organisée. D’un côté, ce sont les campagnes qui s’enchaînent: de vaccination contre la grippe du poulet ou du cochon; de dépistage du cancer du sein ou de la prostate; d’information sur les maladies cardiovasculaires ou l’escarre des femmes de chambre. De quoi regretter d’être en vie tellement, à la fin, c’est angoissant de se sentir ainsi assiégé par mille ennemis de l’intérieur: point étonnant que le Français ait le record de consommation de neuroleptiques! De l’autre côté, c’est l’appel continu à se rendre malade en se goinfrant d’aliments adultérés; en consommant des nourritures saines - peut-être - mais en trop grande quantité (comme la viande rouge) ou des légumes et des fruits qui, cultivés à la mode des années 70, avec force engrais et pesticides, contribuent en fait au développement de pathologies multiples.
Seulement, voilà: vous représentez-vous tous les pans de l’économie que nous allons ébranler si nous décidons de diminuer, par la prise en main de notre alimentation et de notre façon de vivre, nos risques de cancer, d’apoplexie ou de polyarthrite rhumatoïde ? D’abord, c’est l’usage des pesticides et des engrais chimiques qui va chuter, puis ce sera la consommation d’aliments carnés et de plats industriels. Ensuite, le ressac de cette marée atteindra tous ceux qui vivent de nos maladies: les médecins, les pharmaciens, les industries pharmaceutiques, les hôpitaux. Ne vous étonnez pas si l’on condamne un jour les naturopathes au bûcher à grand renfort de ces anathèmes dont la coûteuse mission Pédiluve a le secret.
Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin. Je n’ai pas encore appelé à la barre «l’économie du partage» ou la «consommation collaborative», dernières coqueluches des geeks et autre Génération Y ! En façade, c’est tout beau: il s’agit d’éviter le gaspillage qui résulte de biens insuffisamment utilisés. La chambre que plus personne n’occupe depuis que les enfants se sont envolés. La voiture à cinq places qui, sur des centaines de kilomètres, ne transporte que son seul conducteur. La tondeuse à gazon qui travaille une heure par semaine. Etc. Tant en ressources consommées qu’en pollutions rejetées, la production de ces biens a coûté à la planète. Alors que nous avons déjà dépassé depuis quelques années ce que celle-ci peut nous accorder dans ces deux domaines, utiliser davantage les biens existants plutôt qu’en produire de nouveaux - qui seront tout autant sous-utilisés - allège notre empreinte écologique. Mais, avant de vous emballer pour l’idée, réfléchissez un peu. Vous avez une pièce libre dans votre maison, vous l’indiquez sur un site approprié - et vous enlèverez peut-être aux hôteliers professionnels autant de nuitées que vous en récupèrerez! Je ne parle même pas du personnel d’entretien qui ne saura plus à qui se vendre.
Pour ne pas vous désespérer davantage, je ne m’étendrai pas sur le débridage des objets frappés d’obsolescence programmée ou sur ces robots du quotidien que le système de service après-vente condamne à des frais de réparation tellement exorbitants que la solution la plus abordable est d’en racheter des neufs! En résumé, une économie plus saine, pour nous comme pour la planète, est une tueuse d’emplois. Certains prophètes nous annonceront que le boom de «l’économie verte» compensera cette hécatombe. Pour moi, cela relève davantage d’un prêche que d’une démonstration rigoureuse. Je ne dis pas que les technologies concernées ne créeront pas de l’emploi, mais ma conviction est qu’à raisonner ainsi nous évitons de remettre en question les soubassements de notre pensée. Or, ceux-ci méritent de l’être, sinon peu importe la couleur de l’économie, nous referons les mêmes erreurs. Comment expliquez-vous, par exemple, qu’avec un accroissement de productivité vertigineux depuis les débuts de l’ère industrielle - au point que, dans les années 60, on parlait de l’avènement de la «civilisation des loisirs» - la solution au développement du chômage, aujourd’hui, dans nos pays et telle qu’elle est appliquée par exemple en Allemagne, consiste à promouvoir des emplois de misère ?
Pour essayer de nous arracher à cette mer des Sargasses intellectuelle, je poserai un principe qui me paraît solide, puis je formulerai deux hypothèses sur les représentations qui nous enchaînent, et, pour finir, je ferai une proposition. Le principe que je pose d’abord est qu’un être humain et sa communauté ne fonctionnent en bonne intelligence et durablement que si chacun a la possibilité de contribuer à la satisfaction des besoins des autres tandis que la communauté assure la solidarité de tous. Cette articulation n’allant pas de soi, surtout lorsque la communauté devient si étendue qu’elle échappe au regard, les uns et les autres se donnent des repères afin de s’assurer que la règle du jeu est respectée. Là-dessus, ma première hypothèse est que, bien qu’ayant mis tout en oeuvre pour nous libérer de la contrainte de la production, nous restons prisonniers d’une certaine morale du travail. Je veux dire que la contribution de tous à un niveau de vie global acceptable et compatible avec les capacités de la planète, ne requiert pas nécessairement aujourd’hui de donner une telle place au travail, mais nous sommes mal à l’aise, dans le fond, avec l’oisiveté - surtout celle des autres. Ma deuxième hypothèse est que, dans la crainte légitime qu’il y ait des profiteurs, nous nous sommes donné des repères et, aujourd’hui, nous faisons une confusion inconsciente entre la contribution nécessaire de chacun à la société et le fait d’occuper un emploi salarié. Que cet emploi relève d’activités contre-productives ou nuisibles, comme j’ai essayé de le montrer, a peu d’importance: il confère le statut de contributeur, d’«inclus», et soustrait aux accusations de parasitisme, alors que cet autre parasitisme peut être bien plus profond que l’inactivité.
Aussi, il y a urgence, me semble-t-il, à accepter d’explorer des formes d’organisation sociale et économique où la contribution de chacun à la société soit libérée des représentations et de l’échelle de valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui. Indépendamment du revenu qu’elle procure ou non, une activité pourrait être appréciée en fonction de sa congruence. Par exemple, un emploi salarié dans une entreprise qui détruit par ailleurs du capital naturel ne jouira pas de la même estime qu’une activité, peut-être moins bien rémunérée voire pas du tout, qui protège et restaure ce même capital naturel. L’identité de la personne pourrait être aussi libérée du lien exclusif avec une activité ou un employeur uniques, qui constituent le repère dominant aujourd’hui - on est employé de banque, plombier, taxi, infirmière, etc. Chacun de ceux qui le souhaitent devrait pouvoir s’exprimer dans plusieurs registres. De même, les sources et moyens d’accès aux biens matériels pourraient se diversifier en fonction des activités pratiquées. Sommairement, on pourrait passer par l’argent, comme aujourd’hui, dans le cadre d’un travail salarié ou d’entrepreneur, mais aussi par le partage, le don en nature, le troc et l’auto-production.
Notre défi, au vrai, est celui du décloisonnement et de la démassification.
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