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03/06/2020

Le confinement: une grossesse nerveuse ?

 

 

Nous venons de vivre - et elle n’est pas vraiment terminée - une expérience hors du commun, qui a bousculé nos habitudes, la relative quiétude que nous pouvions avoir, la représentation que nous nous faisions du monde, de l’avenir et peut-être de nous-mêmes. Nos ancêtres et nos parents avaient connu leurs séismes: les deux premières guerres mondiales et la guerre d’Algérie. Nous, nous aurons eu la pandémie du covid-19. On pourra dire que cela n’a rien à voir avec les horreurs des tranchées, le règne sur notre sol de l’ignominie nazie, rien à voir non plus avec les abominations, les déchirements et le risque de guerre civile que fut la fin de l’Algérie française. Certes, la violence sanglante ne fit pas partie du décor du covid. Cependant, nous eûmes chaque jour un décompte hallucinatoire des blessés et des morts et, s’il n’y eut pas la terreur que firent régner les croix gammées, il y eut cette mise sous angoisse, cette limitation à sortir de chez soi, à rendre visite aux êtres chers fussent-ils mourants, à cause de la menace obsédante d’un ennemi aussi invisible qu’omniprésent dont on risquait de devenir le complice. « Le virus est toujours là et il est dangereux » psalmodie encore la radio toutes les heures. Ajoutez à cela le chaos des incertitudes, s’agissant de la compréhension du phénomène, de la stratégie à adopter, des armes les plus adaptées et de l’issue de « la guerre ». Il y avait quelque chose de mythique dans cette confrontation de l’humanité à un mal d’origine douteuse et aux effets protéiformes.

 

Nous passâmes ainsi, confinés, de nombreuses semaines. « Chez nous ». Mais « chez nous », d’ordinaire, ce n’est pas que l’appartement trop petit pour cette réclusion, ou le jardin qui semble être le dernier refuge de notre liberté. « Chez nous », ce sont nos rues, nos places, nos commerces, nos marchés, nos lieux de travail, de rencontre, de partages, de socialisation quotidienne. Chez nous, c’est la table autour de laquelle réunir nos amis, notre famille. C’est la terrasse de café où nous donnons des rendez-vous. C’est le bois où nous aimons flâner, écouter le bruit du vent et les chants d’oiseau, humer les odeurs de terre et de pluie. C’est la grève où nous aimons nous poser pour contempler le vol des goélands, les vagues de l’océan et la lune qui monte dans le ciel. Chez nous, ce n’est pas l’espace clos que nos moyens matériels nous permettent d’avoir. Chez nous, c’est tout ce qu’il y a au delà de nos murs. - Mais, au delà des murs, il n’y avait plus que de furtives silhouettes fuyant les avenues d’une ville fantôme. Au delà de nos murs, il n’y avait plus que d’autres murs. 

 

Murs, aussi, que ces « gestes barrières » et ce masque. Je ne m'attarderai pas sur les changements de doctrine de nos dirigeants quant au filtre à postillons. Mais, ce fut un autre basculement du monde. A part quelques regards suffisamment éloquents, le masque, c’est la mise au cachot du sourire, c’est la généralisation de l'anonymat, de l’inexpressif. C’est, très symboliquement, le bâillon, la réduction au silence. Au surplus, c’est l’étendard brandi sur son nez par celui qui le porte à l’encontre du traitre qui ne le porte pas. C’est l’étoile jaune revendiquée. C’est: « moi, je suis un bon citoyen ». C’est l’injonction non seulement à appliquer rigoureusement les règles - dura lex sed lex - mais encore à ne pas les discuter. C’est la peur et la docilité érigées en vertu. La distance à mettre entre les êtres, avec l’interdiction de la main que l’on serre, de la tape sur l’épaule, de l’accolade ou du baiser échangé, achève une mise en scène digne d’une dystopie. Un peu de patience, et vous verrez que des extrémistes qui y ont pris goût considèreront toutes ces coutumes comme des stupidités avilissantes que, coronavirus ou pas, il faut éliminer. 

 

Au milieu de cet ensemble de contraintes, d’inquiétudes, de frustrations et d’exacerbations, la réclusion a créé pour certains d’entre nous les conditions d’une réflexion en profondeur. Une réflexion sur ce qui fait qu’une société est désirable ou non, que nous vivons notre vie au mieux, que nous respectons l’être qui est en nous. Une réflexion qui laisse entrevoir une nouvelle hiérarchisation des valeurs, des plaisirs, des bonheurs. 

 

En regardant le solde de votre compte en banque, peut-être avez-vous pris la mesure des économies que le confinement vous a fait faire. Peut-être vous êtes-vous demandé si, en définitive, toutes ces dépenses plus ou moins mimétiques qu'il vous a évitées valent ce qu’elles vous coûtent. Peut-être même vous êtes-vous demandé si elles méritent que vous restiez dans l’emploi que vous occupez avec plus ou moins de satisfaction, au motif qu’il vous procure ce 20% de votre revenu qui vous permet de les faire. Dans cet emploi qui, au surplus, avec tant d’autres de vos semblables, vous assigne à résidence dans un environnement que vous n’aspirez qu’à fuir, aux vacances ou à la retraite. Dans l’élan d’audace que vous autorisait la réclusion, peut-être êtes-vous allé jusqu’à envisager une autre vie. Moins de revenu et plus de bonheur, est-ce possible ? Quant à la sécurité, où réside-t-elle vraiment alors que la rentabilité du capital a pris le pas sur les politique sociales, alors que l’on annonce faillites et vagues de licenciement, alors que - entre autres fragilités du système - l’autonomie alimentaire n’est pas assurée et qu’une « flash mob » peut se transformer en raz-de-marée ? Question subsidiaire, si cette pandémie devait se reproduire dans un an ou deux, où préfèreriez-vous qu’elle vous trouve ?

 

J’ai lu que, du fait de cette crise, le monde ne serait plus jamais le même. Pour les uns, les prises de conscience issue du confinement donneront une chance à un monde meilleur, respectueux du vivant, moins destructeur et plus convivial. D’autres, en revanche, ne voient que le retour du monde d’avant et, pour certains d’entr’eux, en pire. Mais, finalement, ce qui prédomine, c’est le doute. Comme l’a dit l’un de mes amis, la crise des subprimes de 2007 a véhiculé aussi son lot d’espoirs, finalement déçus (1). 

 

Alors ? Le confinement n’aura-t-il été qu’une grossesse nerveuse ? Une parenthèse vide que l’on s’empresse de refermer ? Ou bien, sans attendre la prochaine pandémie, voulez-vous en faire l’opportunité de votre vie ? 

 

(1) https://blogs.mediapart.fr/ilacefar/blog/020620/appel-la-... 

01/06/2020

Ce que l’on peut (se) donner de meilleur

 

 

Ce que l‘on peut donner de meilleur à quelqu’un, de mon point de vue, c’est l’accès à un terrain d’aventures. Cela va des monarques espagnols qui financent trois caravelles à Christophe Colomb, au grand-père qui emmène son petit-fils de la ville dans son jardin de fleurs et de papillons, en passant par les missions qu’un manager intelligent peut confier à ses collaborateurs ou par les perspectives qu’ouvre un nouveau projet associatif. Le cadeau qui est fait là, c’est la joie de découvrir, de se découvrir, d’interagir avec le monde et nos semblables, de créer, d’apprendre, de se construire, de se révéler à soi-même.

 

Je suis en train de rédiger un livre sur mes années de créateur de séminaires et, en flânant dans les souvenirs de mes différents emplois, je ressens une vive reconnaissance pour ceux qui ont marqué ma vie de tels présents. L’un des premiers, Marcel Garrouste, alors député de Lot-et-Garonne, a jugé que je pourrais apporter quelque chose à la société de développement local qu’il était en train de créer, et, malgré les guerres politiciennes qui ont fait tanguer l’entreprise jusqu’au naufrage, l’aventure fut belle. Les luttes politiques consistent parfois à laisser les gens se noyer plutôt qu’accepter qu’ils soient sauvés par une équipe concurrente. Reste que j’ai vécu là, au milieu d’hommes et de femmes dévoués au bien commun, une magnifique expérience. Tout ou presque était à inventer, j’avais carte blanche et les bonnes volontés ne manquaient pas. C’est un de mes souvenirs les plus précieux.

 

C’est là que j’ai découvert la puissance des récits collectifs, bien des années avant que Michael White et ses émules me donnent les clés des Approches narratives. C’était une petite région à l’origine agricole, où la découverte de minerai avait permis au XIXe siècle le développement d’une activité métallurgique. L'usine avait prospéré, puis, à partir des années 70, l’appauvrissement de l’extraction, la concurrence internationale et les problèmes de transport, entraînèrent chaque année des réductions d’effectif. Face à cela, l’histoire que se racontait la population était celle d’une dépendance mortelle: la fin de l’activité métallurgique serait celle de la région. Une histoire d’impuissance que j’ai très vite entendue lorsque j’ai fait le tour des acteurs. Une partie de la communication du groupe industriel concerné était basée sur le couplet « C’est la dernière fois ». C’est la dernière fois que l’on taille dans les effectifs, promis, juré! Comme un gangréneux à l’affût du moindre espoir de rémission, on voulait chaque fois croire cette promesse récurrente qui épargnait de vivre avec l’angoisse. L’année suivante voyait revenir le chirurgien et sa scie.

 

Pour moi, il n’y avait aucun espoir que le groupe industriel concerné changeât de stratégie. Cette usine perdue au fin fond du Quercy n’était rien d’autre qu’un caillou dans la chaussure d’une entreprise mondialisée. Mais, pour mettre en oeuvre autre chose que des soins palliatifs, fallait-il encore que l’ensemble des acteurs locaux - et aussi périphériques - se racontent une autre histoire. Il arrive que l’on ne puisse faire que peu, mais ce peu est mieux que rien et il contient parfois bien plus que ce que la rationalité est capable d’envisager. Cependant, il faut au moins un récit qui lui permette d’exister. Comme les « fines traces » que recherchent les thérapeutes narratifs dans la vie de leurs patients, les éléments d’un autre récit existaient, nombreux: la région, avec de beaux paysages, quelques impressionnants vestiges du passé et des productions locales de qualité, attirait déjà des vacanciers et des touristes. Beaucoup de jeunes étaient bien vivants et aimaient leur territoire. Celui-ci aurait pu accroître son attrait si l’on avait ajouté à cela l’exploitation de son histoire industrielle. Malheureusement, il n'en fut rien. Un jour, l’usine décida - symbole sans doute involontaire mais terrible - de raser ses bâtiments historiques. Parmi les éléments du récit mortifère local, il y avait le report de tout espoir envisageable sur un sauveur extérieur. Le salut de la région ne pouvait provenir que d’un deus ex machina qui parachuterait une nouvelle usine. Il n’était pas question de croire dans la puissance d’initiatives locales modestes mais multipliées. Pas question de croire en nous.

 

Je trouve que le moment que nous vivons n’est pas sans analogie avec l'histoire de cette bourgade et de ses habitants. Par suite d’une pandémie, la grande usine qu’est notre société a été mise en veilleuse. Nous nous sommes retrouvés à ressasser cet évènement jusque là inimaginable à la faveur d’un confinement de plusieurs mois qui a pulvérisé nos habitudes, nous montrant à tout le moins que l’on peut vivre différemment. Si, maintenant, nous commençons à en sortir, c’est à petits pas peureux, avec un bâillon sur le visage et la perspective d’un redémarrage dont on nous annonce qu’il sera chaotique et ruineux. Un certain nombre d’entreprises commerciales, artisanales et culturelles sont d’ores et déjà en perdition. Les licenciements et le chômage repartent main dans la main. Par contre-coups différés, des pénuries peuvent survenir dans quelques mois.

 

Comme mes amis des années 80, nous avons le choix entre plusieurs récits. Le premier est de nous lier à nouveau, corps et âmes, à la grande usine que le covid-19 a fortement grippée. Je gage qu'il nous en coûtera très cher, et pas seulement en termes matériels. L’autre récit serait à assembler, en regardant en nous et autour de nous, en cueillant et partageant les fruits fragiles de nos réflexions de confinés (1). Il ouvrirait à nos vies de nouveaux terrains d’épanouissement. Il nous déferait de nos dépendances lointaines pour créer ce dont nous avons besoin au plus prés de chez nous. Il nous déferait des dépendances psychologiques, des conformismes, qui nous stérilisent, et nous offrirait de répondre à nos vrais besoins. L’anthropologue Ardrey en a énoncé trois, pour lui fondamentaux: de sécurité, de stimulation et d’identité. Si, pour beaucoup de nos contemporains, le terme « boulot » porte en lui quelque chose de pesant et de résigné que le confinement a accentué, c’est pour avoir remis à la grande usine, en même temps que nos destins, la satisfaction de ces trois besoins. En échange de quoi ?

 

Ce que nous pouvons recevoir et donner de meilleur, c’est l'invitation à entrer dans une histoire dont nous deviendrons co-auteurs. N’est-ce pas ce que les circonstances nous offrent ? A nous de nous inviter nous-mêmes, sans attendre.

 

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Cf. le billet de mon amie Chantal Lebrun : https://voilacestdit.blog4ever.com/de-la-sortie-du-cocon-...