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05/03/2008

Erin Brockovitch

L'autre soir, comme je rentrais à la maison, ma fille venait de mettre ce film de Steven Soderbergh (1999) sur le lecteur de DVD. Quand l'action commence, l'héroïne qu'incarne à l'écran Julia Roberts est dans une grosse galère. Son énième petit ami vient de la plaquer, elle est seule avec ses trois jeunes enfants, sans emploi, sans un sou. En prime: un accident de voiture (où elle se retrouve en tort), une minerve, et plein de dettes. Bref, la "cata". En termes de recherche d'emploi, ce n'est pas prometteur: manifestement, la dame est issue d'un milieu populaire et elle a consacré plus de temps aux concours de Miss Plage qu'aux études. Le fait d'avoir des enfants en bas âge, avec les rougeoles et autres maladies infantiles que cela suppose, n'arrange rien. Et, si elle a un physique avantageux et si la verdeur de son vocabulaire s'accorde bien avec des décolletés sans mystère et des jupes proches du scandale, en revanche l'ensemble ne constitue guère un atout pour susciter la confiance d'un employeur.

C'est pourtant cette femme aux abois, socialement et culturellement désavantagée, nulle en termes de "personal branding", qui, quelques mois plus tard, en permettant la condamnation d'une puissante compagnie, enrichira - quasiment au corps défendant de celui-ci - son employeur. Rentrée pour ainsi dire de force au service de l'avocat qui n'avait pas su lui sauver la mise lors de son accident de voiture, Erin obtiendra qu'il lui confie des tâches de rangement. C'est ainsi qu'au milieu de papiers oubliés, un document - allez donc savoir pourquoi! - va l'intriguer. Quelque chose, en elle, va alors s'éveiller. La paumée, jour après jour, insensiblement, va révéler son intelligence, sa motivation, sa capacité à mobiliser les gens, sa résilience. Elle va se trouver une légitimité, s'inventer une utilité et un métier. La compagnie, au bout du compte, devra verser pas moins de 333 millions de dollars au titre de dommages-intérêts aux 634 riverains qu'ont gravement et parfois mortellement intoxiqués les rejets de chrome hexavalent d'une de ses usines.

Ce que j'aime d'abord chez Erin, c'est que, quelles que soient ses galères, elle ne sombre pas dans la pleurnicherie. Pourtant, elle pourrait endosser aisément la posture de la victime: les mecs la trahissent, le tribunal met l'accident de voiture à sa charge, ses collègues de travail échangent des regards dans son dos... En résumé, elle pourrait se faire un trip du genre: "Je suis une minable et les autres sont des salauds". Point du tout. De même, alors que, dans les relations avec son "patron malgré lui", une autre, se sentant juste tolérée, jouerait profil bas, elle, non. Le travail ne lui fait pas peur, mais la servilité, raser les murs, elle ne connaît pas. Tout au contraire, elle discute, propose, s'insurge, négocie. Elle pourrait faire ce qu'on lui demande et rien que ce qu'on lui demande: classer les archives. Non! Elle prend le volant de son tas de ferraille et se lance dans une véritable enquête auprès des riverains et des laboratoires.

Quand je me demande où est la source de cette énergie et de cette assertivité, je me dis - en reprenant l'expression de Teilhard de Chardin* - qu'Erin a la capacité d'aimer "quelque chose de plus grand que soi". Elle est émue par le sort de ces familles que les maladies rongent et que les mensonges enterrent. Elle est émue et, sachant ce qu'elle sait, elle ne s'autorise pas à s'en laver les mains. Elle a du coeur, dans le double sens de l'expression: de l'amour et du courage. Et c'est pour cela que ces familles l'écoutent, lui font confiance, s'engagent dans un procès risqué. C'est pour cela qu'elle réussit quand l'intelligence froide des juristes appelés en renfort par son patron est à deux doigts de tout gâcher.

"Une belle histoire" allez-vous me dire, avec un sourire en coin. Du cinéma, américain de surcroît! Eh! bien, le film suit de très près l'authentique personnalité et la véritable histoire d'Erin Brockovitch. Physiquement, elle a du chien. Ses décolletés sont assez vertigineux. Elle a même déclaré que c'était son style et que honni soit qui mal y pense! La compagnie qu'elle a fait bel et bien condamner est la Pacific Gas and Electric Company et le montant des dommages-intérêts est bien de 333 millions. Jusqu'aux 634 numéros de téléphone que, comme dans le film, elle connaît par coeur: elle explique qu'étant dyslexique il lui était plus facile de les retenir une bonne fois pour toute que de les lire!

Erin Brockovitch n'est pas, d'évidence, une femme de tout repos. Quand on voit les résultats, on peut cependant se dire que nos entreprises gagneraient beaucoup à avoir davantage d'Erin Brockovitch parmi leurs collaborateurs. Peut-être, d'ailleurs, suffirait-il de quelques changements dans les modes de management pour les voir apparaître. Mais nos organisations les supporteraient-elles ?

* Lettre à la comtesse Begouën, extrait cité in Etre plus (Le Seuil).

05/01/2008

Effets de levier

(1) Mattel

C’est une de ces innombrables pacotilles que la mondialisation répand à la surface du globe et dont des centaines de milliers d’exemplaires se vendent à Noël. Prix de vente unitaire d’un de ces articles en magasin : 39,99 $. Rémunération de l’ouvrière par objet fabriqué : 0,19 cent. Chiffre d’affaires de l’entreprise Mattel (2006): 5,6 milliards $. Bénéfice (2006): 592,9 millions $.

Quel effet de levier pour 0,19 centimes de main d’œuvre !

(2) Marie-Claude Hessler

« Que voulez-vous qu’on y fasse ! » Quand je ne connais pas la personne qui fait cette réponse, je me demande s’il s’agit d’un aveu d’impuissance ou d’une dérobade. Le jour où Marie-Claude Hessler* découvre les conditions de travail épouvantables des ouvrières qui, en Chine ou au Mexique, fabriquent les joujoux éphémères destinés à nos chers petits, il n’est pas question d’esquive ou de résignation ! Voilà une des choses qui distinguent les êtres humains : l’aptitude ou non à se sentir concerné par les injustices dont on n’est pas soi-même la victime. Pour Marie-Claude Hessler, la vraie question a été tout de suite : « Comment agir ? » Voilà encore qui fait la différence: entre ceux qui, ayant constaté que quelque chose ne va pas, finissent par trouver des accommodements avec leur conscience, et les autres qui, faisant le même constat, entrent dans l’action.

La capacité à décider et à se mettre en marche étant là, faut-il encore être efficace. Comment agir quand le rapport de force est disproportionné ? Quand, face à un géant, on est tout petit, inconnu - epsilonesque ? Et comment - les bons sentiments n’étant pas toujours stratèges - ne pas glisser dans l’anecdotique? Ici, il faut se méfier des cages dans lesquelles notre esprit peut s’enfermer. Il est très facile de retomber dans le sentiment d’impuissance qui excuse tous les renoncements. Marie-Claude Hessler, elle, achète 50 actions de la société concernée: elle a en effet repéré que la détention d’une poignée de titres procure un droit de parole règlementaire de trois minutes à l’assemblée générale annuelle. Oui, vous avez bien compris : la petite dame, avec son portefeuille de trois francs six sous, va se « pointer » à l’assemblée générale annuelle du géant, à Los Angeles, et y prendre la parole ! Prise de conscience, décision, capacité à imaginer une stratégie… Tout cela n’est rien, en effet, si on n’y ajoute cet ingrédient indispensable: le courage.

Il faut un autre ingrédient encore : la persévérance. Cela fait dix ans que Marie-Claude Hessler se fait entendre ainsi à la grand messe capitaliste. Selon les années, elle rassemble de 4 à 12% des voix. Son influence s’affirme. Les moyens pour elle de se faire entendre se multiplient. Elle se retrouve invitée à prendre la parole dans la presse écrite et parlée. Certains grands actionnaires commencent à s’émouvoir de ce qu’elle les oblige à entendre.

Quel effet de levier pour 50 actions !

* Article sous la signature de Mustapha Kessous dans Le Monde du 29 décembre 2007.

05/11/2007

"L'homme nouveau"

En commentaire à ma note du 22 octobre, Anette a envoyé une citation extraite des Carnets d’Antoine de Saint-Exupéry. Je vous la rappelle: "À la pédagogie normale, s'ajoute une pédagogie incessante et d'une efficacité extraordinaire, et qui est la publicité. Une industrie basée sur le profit tend à créer - par l'éducation - des hommes pour le chewing-gum et non du chewing-gum pour les hommes." (Carnets, p.28, Gallimard/nrf, 1953).

Cette citation s’est croisée – y a-t-il un hasard ? – avec un article du Monde diplomatique, livraison de novembre 2007, que m’a communiqué Dominique Viel: « Scanner les cerveaux pour mieux vendre ».

Cf http://www.monde-diplomatique.fr/2007/11/BENILDE/15319

Sous la signature de Marie Bénilde, cet article donne des exemples significatifs de la collusion croissante entre les neurosciences, les médias et certaines grandes entreprises - une centaine de par le monde si l’on en croit Olivier Oullier, chercheur en neurosciences à l’université Florida Atlantic, cité par l’auteur.

En 2004, on s’en souviendra, Patrick Le Lay, président de TF1, avait déclaré que ce que recherchait sa chaîne, c’était à vendre à Coca-Cola du « temps de cerveau humain disponible ». L’application des neurosciences au marketing – le «neuromarketing» - complète cet objectif en visant l’emprise maximale sur ce «temps de cerveau humain disponible».

Un exemple : « A l’été 2003, Read Montague, un neurologue de l’université de médecine Baylor, à Houston, a mis en évidence que, si un test gustatif à l’aveugle était plus favorable au concurrent Pepsi, il en allait autrement sitôt que la boisson se voyait clairement identifiée comme étant du Coca-Cola. Les participants à l’expérience déclaraient alors préférer le soda aux couleurs rouge et blanc ».

Je trouve que ce simple exemple soulève des questions cruciales.

Marie Bénilde rappelle qu’en 1919 Lénine aurait approché Pavlov – l’homme du réflexe conditionné - dans l’idée qu’il aurait pu l’aider à façonner cet « homme nouveau » dont rêvaient les bolcheviks. Ce qui agace les révolutionnaires de tout poil - et aussi bien les tyrans et les marketeurs – ce sont la capacité critique et la résistance, toujours excessives selon eux, que l’humain oppose aux influences.

Dans Réenchanter le monde, Bernard Stiegler* montre que l’idéologie du «consommer toujours plus» cultive une économie pulsionnelle. Associé aux médias, le neuromarketing peut constituer un dispositif redoutable. En reprenant le regard critique de Saint-Exupéry sur la publicité - le chewing-gum pour l'homme ou l'homme pour le chewing-gum - nous avons le devoir de nous interroger sur «l’homme nouveau» qu’une pareille "matrice" est capable d’engendrer. **

Et de nous demander si c’est cela que nous voulons.

* Directeur scientifique du Centre Pompidou.
** A fortiori si l’OMC parvient à ses fins en faisant admettre la suppression du «traçage» des produits sur leur étiquette: tout autre cadre de référence que celui véhiculé par le marketing sera alors supprimé.