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27/10/2019

La saga de Gérard et Béatrice

 

 


Connaissez-vous la saga de Béatrice et Gérard Barras ? Le dernier opus vient justement de paraître.

 

Chantier ouvert au public

Aujourd’hui la soixantaine, Gérard et Béatrice ont été des précoces. Leur saga commence alors qu’ils ont à peine vingt ans. Le récit de leur première aventure, intitulé "Chantier ouvert au public" - on notera le clin d'oeil libertaire - contait la restauration année après année d'un village qui domine superbement l’Ardèche, le Viel Odon, dont le mélange de beauté et de décrépitude a ému nos héros. La renaissance du Viel Odon se fera à travers une succession de chantiers de jeunesse où les participants apprendront à manier les outils - pelle, truelle, scie, seaux, marteau, brouette et bien sûr j'en passe -, découvriront les richesses du travail d’équipe et de l'intelligence pratique, qu’elle soit individuelle ou collective. Cela sous la houlette d'un Socrate exceptionnel, aussi bienveillant qu'exigeant: Gérard Barras, qui pourrait avoir pour devise: « L’intelligence, ce n’est pas ce que l’on sait, mais ce que l’on fait quand on ne sait pas » (1). A lire leurs témoignages, on voit que, pour ceux qui ont vécu cette expérience, au delà d’un chantier de restauration, la magie du Viel Odon fut d'être pour eux un chantier de vie, un chantier pour mieux vivre sa vie.

 

Moutons rebelles

La deuxième aventure, dont le titre enfonce le clou de la résistance aux idées dominantes - "Moutons rebelles » - nous fait entrer dans le mystère d'une renaissance. Au fin fond d'une vallée perdue, à une heure de virages de Valence, nos deux héros découvrent un jour un bâtiment qui attire leur curiosité. Il menace ruine mais contient des machines à filer la laine encore en bon état de marche. Devant ce gâchis, ils ont un sursaut de révolte. Mais, loin s’en faut, il ne suffirait pas d'étayer la toiture et de remettre le matériel en route. C'est toute la filière qui est dans le même état que la fabrique. Et d’abord en amont: n'ayant plus preneurs pour leur laine, les bergers ne peuvent que la jeter et, de ce fait, n'en assurent pas la qualité comme jadis. C’est une chaîne de gâchis qui s’engendrent les uns les autres et c’est tout un système qu'il faudrait reconstruire dont l'usine n'est qu'un élément. Qu'il faudrait ? Qu'il faut ! Et la concurrence internationale ? Toute la rationalité économique dit qu’il ne faut surtout pas se lancer dans cette billevesée ! Mais ils n’y connaissent rien: Gérard est architecte-urbaniste, Béatrice orthophoniste. Alors ? Le succès économique, social, technique, humain d’Ardelaine fera la nique aux théories. Bien sûr, la réussite irrévérencieuse des moutons rebelles - qui iront jusqu’à refuser de dépasser un certain stade de croissance - attirera l’attention et c’est grâce à une conférence de Béatrice, invitée par l’Ecole de Paris du Management, que je ferai leur connaissance.

 

Une cité aux mains fertiles

Le troisième opus qui est paru il y a quelques jours s’intitule « Une cité aux mains fertiles ». La cité en question est un de ces quartiers où vous n’aimeriez pas vivre. Ou plutôt: où vous n’auriez pas aimé vivre, car les choses ont bien changé. A l’origine un habitat HLM qui, de crise de l’emploi en crise de l’emploi, de migrations en migrations, est devenu un échouage où une soixantaine de nationalités différentes essayent de vivre, chacun se confinant dans la case de son trois ou quatre pièces en observant les autres en chiens de faïence. Les espaces verts sont battus par les courses sauvages de cyclomoteurs. Les parties communes, bien mal dénommées, ne sont revendiquées par personne, à part les bandes de jeunes qui y exercent des activités délictueuses, et les déchets s’accumulent en contre-bas des fenêtres. Là, ce ne sont pas des murs et des toitures qu’il s’agit de redresser, une filière industrielle ou un territoire qu’il s’agit de remembrer. Il s’agit d’ingénierie sociale. Ce sont des êtres humains qui doivent sortir de leurs niches, se parler, s’approprier un bien commun à travers lequel retrouver une vie collective et un cadre de vie digne. La suite de l’histoire, je vous la laisserai découvrir dans le troisième livre de Béatrice !

 

(1) Jean Piaget.

Béatrice Barras, Une cité aux mains fertiles, Editions REPAS: http://editionsrepas.free.fr/index.html

Les Editions REPAS publient des livres, témoignages d'expériences alternatives et solidaires qui montrent qu'il y a toujours place ici et maintenant, comme hier et ailleurs, pour des réalisations qui inscrivent leur sens dans le concret de pratiques libres et solidaires. Elles souhaitent encourager ainsi ceux qui sont insatisfaits du monde dans lequel ils vivent à faire le pas vers d'autres possibles.

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29/01/2014

L’émancipation de l’intelligence

 

 

Je voudrais bien me rappeler la personne qui, il y a quelques années, m’a fait passer un document sur Jean Joseph Jacotot (1), car j’aimerais à nouveau la remercier. J’ai trouvé alors le personnage fascinant et sa thèse a eu de l’écho en moi. Hélas! le quotidien a enseveli tout cela au profit de préoccupations plus pressantes. Ici et là, il m’arrivait d’y penser encore, mais, ces derniers temps, j’en étais au point de ne plus me souvenir du nom du bonhomme. Puis, il y a une quinzaine de jours, lors d’une soirée de Commencements, il y eut cette allusion de l’ami Gérard (2) au «maître ignorant». Et là-dessus - quand les circonstances s’en mêlent, c’est extraordinaire - il y eut l’appel d’offre d’une institution pour animer des groupes de co-développement professionnel. La posture de l’animateur au sein de ces groupes est-elle autre que celle du maître ignorant que prône Jacotot ? Alors, j’ai commandé le livre de Jacques Rancière: «Le maître ignorant, Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle». C’est un livre petit quant au volume mais grand par le style et le contenu. Il n’est pas une page - que dis-je: il n’est pas un paragraphe - qui ne m’ait fait exulter. Ce n’est pas tant que j’y découvrais un nouveau continent, jusque là dissimulé, de la pédagogie. C’est bien plutôt que j’y retrouvais, explicitées, en perspective, mes valeurs et mes intuitions, en même temps que mes expériences les plus diverses et les plus intimes dans le rapport au savoir.

 

220px-JosephJacotot.jpgJean Joseph Jacotot (1770-1840) se fait remarquer dès le lycée par son esprit critique et sa suspicion à l’égard de l’autorité intellectuelle qu’incarnent les enseignants.Titulaire de rien de moins que trois doctorats, acquis aux idées de la Révolution, il est élu capitaine d’une compagnie d’artillerie et va se battre en Belgique. Sur le champ de bataille, l’intellectuel se fait remarquer tant par sa prudence que par son courage. A son retour en France, il a une carrière brillante et fréquente même les allées du pouvoir. La Restauration l’incite à émigrer et il se retrouve à devoir enseigner le français à des Hollandais dont il ne connaît point la langue. Il imagine, faute de mieux, de leur donner une édition bilingue - français-hollandais - du Télémaque de Fénelon. S’il avait eu le choix, peut-être aurait-il élu une autre oeuvre. Mais on fait avec ce que l’on a sous la main ou on ne fait rien. Et le voilà saisi de surprise quand il constate les effets de son expédient: sans le secours d’un répétiteur, les élèves s’expriment bientôt en un français auquel il ne peut reprocher grand chose! Cette expérience est une illumination pour Jacotot et il va la réitérer dans tous les domaines du savoir avec des résultats similaires. Il en tirera une conviction: l’intelligence, pour peu qu’on lui assigne un objet et qu’on lui fasse ressentir la confiance qu’on a en elle, est la chose du monde la mieux répandue. Il va aussi en tirer une théorie et celle-ci ne lui fera pas que des amis: le maître savant abrutit l’élève, le maître ignorant l’émancipe. Entendez par «abrutir» que celui qui reçoit le savoir d’un maître et est jugé sur sa capacité à le resservir restera façonné par cette relation de supériorité / infériorité et que, quel que soit le volume de science que l’un des récipients versera dans l’autre, l’empreinte restera de cette relation maître / élève et subsistera le besoin conséquent que l’un a de l’autre et réciproquement. Aussi provocateur que La Boétie et son Discours de la servitude volontaire, Jacotot démonte un des artifices les plus subtils du pouvoir. Il montre par quel biais la société, parfois à son insu et avec les meilleures intentions, reproduit inéluctablement l’organisation des inégalités sociales qui la fonde. 

 

A mon insu, j’ai été un élève de Jacotot. Vous aurez remarqué que, dans mes chroniques, j’aborde sans la moindre vergogne un peu tous les sujets. Est-ce que je m’autorise d’une liste de diplômes aussi longue que celle des thèmes avec lesquels je me collette ? Certainement pas et, si vous avez besoin d’une parole académiquement certifiée, vous pouvez derechef vous désabonner de ce blog! Ma curiosité presque insatiable, comme les lecteurs hollandais de Télémaque s’est passée de maître. A l’âge de dix-sept ans, par suite de tuberculose pulmonaire, je me suis retrouvé aussi isolé qu’un stylite perché sur sa colonne. Le hasard - existe-t-il ? - a fait que j’ai lu les Confessions de Jean-Jacques Rousseau et singulièrement ce passage où l’auteur raconte que, dans des circonstances un peu analogues aux miennes, il s’était fait un programme de lecture. Je décidai de l’imiter et, pendant deux ans, j’ai dévoré deux ou trois centaines de volumes, depuis Les Thibaud de Roger Martin du Gard jusqu’au Milieu divin de Pierre Teilhard de Chardin, en passant par L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, les Mémoires de Guerre et les discours de Charles de Gaulle. Bien évidemment, personne n’était à mes côtés pour me dire comment je devais entendre tel passage ou telle idée. Je vagabondais au milieu de ces oeuvres sans même me rendre compte que me menaçait en permanence le précipice de l’incompréhension. Bien évidemment, quand je butais sur une difficulté - ce qui arriva des milliers de fois - je m’en rendais compte et je me mettais en demeure de fournir l’effort nécessaire pour la dépasser. J’en ai acquis une présomption: celle d’être capable d’aller au coeur d’une oeuvre sans y être accompagné par un guide labellisé. Du pur Jacotot! J’ai aussi découvert la modestie d’accepter de ne point comprendre, en dépit de multiples assauts, et le courage de ne pas m’en remettre alors servilement à l’opinion d’un tiers. J’y ai pris enfin une habitude: celle de m’immerger directement dans un ouvrage sans passer par ses «explicateurs» - ceux qui pourraient vous convaincre que vous avez définitivement besoin de leur intercession pour approcher la parole des grands hommes. Mes chroniques d’Indiscipline Intellectuelle, je viens de m’en rendre compte, sont filles de cette audace libertaire. - Incidemment, ce que je constate encore assez souvent, c’est l’étonnement de certains de mes amis que je puisse m’intéresser à des auteurs et à des sujets dont ils n’ont gardé que des souvenirs d’ennui. Des souvenirs scolaires, évidemment. 

 

Alors que je regarde de plus près la pensée de ce cher Jacotot, je me rends compte des différentes étapes qui ont jalonné mon chemin vers lui. Il y a à l’intérieur de nous comme une boussole, ce «pôle intérieur» qu’évoque Jean-Louis Etienne. Voici quelques années, par exemple, j’ai découvert la «pédagogie éclosive» d’André Coenraets et, d’emblée, je m’y suis senti à ce point chez moi que j’ai voulu en apprendre l’ingénierie du créateur lui-même. La pédagogie éclosive, au fond, c’est l’absence de maître savant. Comme les Hollandais de Jacotot, vous vous retrouvez avec un Télémaque dans les mains et c’est à vous de voir, au moyen de votre propre intelligence, ce que vous pouvez en tirer. 

 

Autre jalon de mon chemin intellectuel: la Narrative de Michael White. J’ai dans mon entourage un jeune homme qui est resté en souffrance pendant la plus grande partie de sa scolarité, parvenant à se faire passer pour simplet alors que des tests révélèrent tardivement qu’il était en vérité surdoué. Qu’en était-il de son intelligence ? Elle était apparemment davantage tournée vers un exercice solitaire que vers celui qui consiste à recevoir d’un maître ce qu’il faut reproduire et répéter. Depuis qu’il a quitté le système et se sent autorisé à examiner par lui-même tout ce qui l’intéresse, il développe une impressionnante puissance d’observation et d’analyse. C’est grâce à cet enfant que je me suis intéressé aux travaux de White et de ses disciples français. En quoi consiste, par exemple, auprès des adolescents en perdition scolaire, le travail de Dina Scherrer (3) ? A leur redonner la conscience de leurs capacités d’apprentissage alors que la croyance qu’ils ont tissée est qu’ils sont des «gogols» pour reprendre leur propre terme. Nous sommes là aussi dans une intervention qui est proche de la philosophie de Jacotot. 

 

Cela me rappelle - autre jalon - un article que j’avais écrit quelques années auparavant pour MCS, la revue d’Hubert Landier. Il s’agissait de la formation des dirigeants et j’y posais l’hypothèse qu’une des caractéristiques des dirigeants est leur capacité d’autodidaxie. Ils n’apprennent pas qu’en classe ou en séminaire. Ils apprennent de toute situation et ils apprennent sans maître. Ils apprennent au delà et à côté des programmes académiques, et c’est ce qui fait finalement la différence: ils construisent une compétence, créent un chemin, qui ne sont codifiés nulle part. Ce chemin est ce qui distingue un numéro 1 d’un numéro 2, quelque brillante que sera la carrière de ce dernier et élevée sa place dans l’organigramme. César ne disait-il pas qu’il préfèrerait être le premier dans son village que le deuxième dans Rome ? Hypertrophie de l’orgueil ? Je ne crois pas. Quand on a commencé à penser par soi-même, il est impossible de revenir en arrière. La différence radicale tient dans la présence ou l’absence de quelqu’un au dessus de soi. Vous voyez le lien avec l’apprentissage par le maître ignorant ? Penser par soi-même est la caractéristique du vrai chef. Et penser par soi-même est ce que Jacotot proposait aux enfants du peuple afin de les émanciper. On comprend que, politiquement, sa thèse ait fait des remous. 

 

L’activité de formateur que je développe depuis quelques années relève du même esprit que mes chroniques: libérer les gens de l’idée que, pour penser, il faut s’en remettre à ceux qui savent. L’émancipation de l’intelligence rend la vie managériale peut-être moins confortable à certains, mais elle accroît la force de frappe cérébrale de l’entreprise. Regardez ce qu’ont à dire à ce sujet mes amis de MOM 21 (4). Ce n’est pas penser que répéter ce que des perroquets plus savants que les autres répètent à l’envie. Cela, c’est être endoctriné et il n’y a pire ennemi de l’intelligence et de la démocratie que cet endoctrinement qui se fait passer pour de l’information, de l’instruction, voire de la compétence. Pour conclure, je m’en vais vous en donner un exemple: les économistes du vingt heures vous expliquent doctement que la compétitivité de la France suppose que nos salaires et nos systèmes sociaux soient allégés. Votre bon sens ne vous dit-il pas que c’est chose singulière, paradoxale même, que le progrès consiste aujourd’hui à revenir en arrière ? Quel est donc l’horizon vers lequel on nous conduit, que l’on donne à nos enfants, au terme de décennies de progrès technologiques ? Quel est donc ce monde dont on nous explique que nous devons le subir comme s’il n’était pas notre création ? A qui le crime profite-t-il ? Ah! pardonnez-moi! J’avais oublié: je n’ai aucun diplôme d’économie. Je n'ai pas été initié à cette religion-là. Je ne suis qu’un roseau pensant.  

 

(1) Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Jacotot 

(2) Gérard Barras, le chef de chantier du Viel Odon et, avec son épouse Béatrice, le fondateur d’Ardelaine entre autres choses.

(3) Cf. Echec scolaire, une autre histoire, Dina Scherrer, éditions L’Harmattan. 

(4) Mouvement pour le Management et les Organisations du XXIème siècle: http://www.mom21.org